Roland

Catfish Tomei

Certains personnages sont vecteurs de curiosités. Ce texte a déjà été publié sur le site de mon ami et repère Claude Meunier, fine plume qui écrit de "botex"

Le mardi 23 octobre 2012 à 7h35 et des brouettes, à l'arrêt du bus 96 (le même : Henri Chevreau, rue de Ménilmontant dans le XXe arrondissement de Paris) en présence de Garance Laleau, qui est déjà là quand je débarque. En même temps que moi, arrive Roland, un vieil homme qui vit dans le quartier.


Je le connais parce qu'il venait me voir au Café Des Sports (honorable établissement, également rue de Ménilmontant : c'est notre village à Paris). La première fois, il était venu me réciter du Brassens (Les Moyenâgeux) : c'était assez touchant, surtout quand on a parlé après. Il y a d'ailleurs dans son style un peu de Brassens, un peu de Ferrat et pas mal de Ferré. Dans mon carnet, il est écrit au jour de notre rencontre (septembre 2011) : "Roland, poches sous les yeux, yeux sombres, goutte d'eau, va mal, brassens, Moyen-Âge, mains = bonne santé, misère, radio, goutte d'eau, voir quelqu'un, barbe blanche, moustache noire [elle est devenue blanche depuis], regard intense, voix qui traîne dans les feuilles mortes, CINOQUE"


Roland arrive deux secondes après moi à Henri Chevreau et s'adresse directement à un adolescent, à moitié endormi sur le banc. Le jeune a environ 16 ans, il est assez grand et costaud. Roland, avec sa voix de Jean Rochefort éraillée et triste (Reggiani en bout de course), lui dit :
"Est-ce que le bus va arriver ?!
-Euh....
-Est-ce que le bus va arriver ?
-Euh, oui.
-Vous en êtes sûrs ?!
-Euh.. Oui.
-Hé bien c'est que vous êtes un faux croyant." (Il secoue la tête, déçu comme un prédicateur dans le monde moderne)


Le jeune a l'air décontenancé, à la fois gêné, enquiquiné par le bonhomme, mais respectueux. Il nous regarde, nous, les spectateurs, d'un air un peu désabusé. Mais tout le monde est trop dans le gaz pour réagir.


"Non, rajoute Roland, ça n'est pas ça.. Vous n'êtes pas.. Moi aussi je dois y croire.."


Roland s'assied à côté du jeune homme. Les minutes passent, le bus n'arrive toujours pas et Roland envoie des regards fulminants à l’adolescent, lui indiquant tout son mépris. Il lui dit notamment : "vous n'avez aucun coeur, jeune homme, aucun...".


Finalement, le 96 arrive au loin. Roland se lève et se tourne vers nous tous : 
"Il arrive ahahah ! Le bus arrive ! Vous m'entendez ?! Ahahah ! Allez les enfants, on monte dedans. Allez les enfants ! Vous voyez (en s'adressant au jeune) que tout arrive aux martyrs"


L'adolescent monte dans le bus, très énervé.


Ce matin là, Roland s'est installé au fond du bus et a parlé à son voisin de banquette. Et la personne, comme souvent, l'a écouté avec le sourire. Car souvent, je prends le bus 96 et je vois Roland parler de son monde même s'il ne semble pas vraiment s'adresser à ceux qui veulent bien l'écouter.

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