Roméo & Giulietta

patrick-eillum

PROLOGUE

Le Chœur

Deux familles, égales en noblesse, dans la belle ville, où nous plaçons notre scène,

Sont entrainées par d'anciennes rancunes à des rixes nouvelles où le sang des citoyens souille les mains des citoyens.

Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies a pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d'amoureux

Dont la ruine néfaste et lamentable doit ensevelir dans leur tombe l'animosité de leurs parents.

Les terribles péripéties de leur fatal amour et les effets de la rage obstinée de ces familles,

Que peut seule apaiser la mort de leurs enfants,vont être exposés sur notre scène.

Si vous daignez nous écouter patiemment, notre zèle s'efforcera de corriger notre insuffisance.

ACTE PREMIER

SCENE PREMIERE

La ville. Une place publique.

Samson & Grégoire sont stationnés, au volant d'une Golf tunée. Entrent Ibrahim & Balthazar à VTT.

SAMSON.- Grégoire, sur la vie de ma mère, j'lui nique leur race de fils de pute à ces enculés.

GREGOIRE.- En plus, j'ai mon gun.

SAMSON. - Wesh, vas-y.

GREGOIRE.- Regarde ces bouffons. Gifle dans les dents.

GREGOIRE.- Yo, laisse les venir les p'tits keums.

IBRAHIM, à Samson.-Tu me regardes mal, mec.
SAMSON.- Je mate qui je veux quand je veux.

IBRAHIM.- Pas quand on est là.

GREGOIRE, à Ibrahim.- Kesta, tu nous cherches ?

IBRAHIM.- Même pas en rêves.

Entre, au fond, Ptyball en quad, puis à distance, derrière lui, Ben à vélo.

BEN.- Arrêtez, bandes de nases. Vous ne savez pas ce que vous faites.

PTYBALL, sortant un cran d'arrêt.- Tu crois que tu nous fais peur.

Arrive une patrouille de policiers municipaux en scooters.

PREMIER POLICIER.- Alors, ils font quoi, les mickeys ?

SAMSON & GREGOIRE, comme un seul homme, en perdant l'accent de la cité.- Rien comme d'hab, m'sieu, l'agent de la force publique. Rien de rien. Et on n'a rien fait. Normal, vu qu'il n'y a rien à faire dans cette banlieue de misère.

PREMIER POLICIER.- A part trafiquer vos moteurs & frauder les assurances, comme tous les habitants du Cap Hulet. Et de finir avec 3 mois de prison comme Lebrac.

Un attroupement se forme.

SECOND POLICIER À Ibrahim & Balthazar.- Et les deux autres, ils vont où ?

BALTHAZAR, sortant un papier de sa poche.- Nous, on va à l'atelier de réparation de bicyclette organisé par le centre social. Lui, c'est mon voisin. Et on va rejoindre mon cousin, Roméo qui a été embauché comme animateur pour le centre aéré.

SECOND POLICIER. s'adressant au groupe.-Trois fois que la BAC intervient parce que ceux du Cap Hulet cherchent des poux dans la tête de ceux du quartier de Mont Aigu ou l'inverse. Un vélo volé, une voiture rayée. La prochaine fois, on vous emmène au commissariat de Villafranca. Et vos parents viendront vous récupérer. Ou pas.

Roméo paraît à distance. Ibrahim, Balthazar & Ben le rejoignent.

ROMEO. Son visage semble triste.-C'est pas mon jour. Je viens juste de me faire laisser par ma blonde. ( Les trois le fixent avec un regard inexpressif ). Rosaline m'a largué. Remarquez que je m'y attendais un peu car elle m'avait dit, il y a une semaine, qu'elle était mélangée et qu'elle ne se sentait plus bien.

BEN.- T'inquiète. Une de perdue.

Ils sortent.

SCENE II

Devant le centre social.

Des hommes et femmes de tous ages et toutes origines vont et viennent.

Portants des plats ou accompagnés d'enfants.

C'est la kermesse de fin d'année.

Arrive un 4x4 BMW vitres teintées du dernier cri avec basses qui bastonnent.

En sortent, un homme avec à son bras, une jeune black avec des dreads.

Lorsqu'ils franchissent la porte, passe une chanson d'Eddie Cochran.

ROMEO, à un enfant, en montrant la demoiselle.- Hé, regarde un peu, celle qui vient. Cette fille-là, mon vieux. Elle est terrible.

L'ENFANT.- C'est Giulietta. Et le vieux beau à son bras, c'est son père, Édouard Barni.

ROMEO, s'emparant de 2 coupes et s'approchant à l'oreille de Giulietta pour couvrir la sono.- Mademoiselle, puis-je vous offrir ces quelques bulles ?

GIULIETTA, sous le charme.- Beau gosse, je ne bois que du thé.

ROMEO, prenant la main de Giulietta.- Ma belle, c'est quoi ton phone ?

Giulietta, prends le portable de Roméo et tape sur le clavier. En même temps, Roméo amène ses lèvres à la hauteur de celles de son interlocutrice.

ROMEO.- T'as d'beaux yeux, tu sais ?

GIULIETTA.- Embrasse-moi. (Il l'embrasse sur la bouche).

Arrive Florence, la meilleure amie de Giulietta

FLORENCE, s'adressant à sa camarade.- Ton daron te cherche. (Giulietta se dirige vers la sortie).

ROMEO, à Florence.- C'est qui ses géniteurs ?

FLORENCE.- Sa madré, Edwige est la présidente du conseil de quartier du Cap Hulet, son padré est le concessionnaire BMW. Je vais te dire, jeune padawan: Celui qui parviendra à mettre la main sur elle a intérêt à rouler en Porsche Cayenne. Et son frère, Ptyball veille sur elle.

ROMEO, à part.- Une Cap Hulet ! Il y a des jours où l'on ferait mieux de rester au lit. À Ben, On s'casse, man. School's out.

BEN.- Forever. (Ils sortent).

GIULIETTA, montrant un garçon qui passe.-Tu le connais ?

FLORENCE.- C'est Nestor, le lover du quartier.
GIULIETTA.- Et lui ?

FLORENCE.- Son cousin.

GIULIETTA, pointant Roméo .- Celui-là ?

FLORENCE.- Non so. Je vais demander son nom. (Florence s'éloigne un moment).

GIULIETTA.- S'il a une copine, je suis morte.

FLORENCE, revenant.- Son nom est Roméo. Il est du Mont Aigu. Et se déplace en vélo. Tout est dit. Game over. (Voix masculine au dehors appelant Giulietta).

GIULIETTA.- Un cycliste ! Du Mont Aigu ! La Haine. (Elles quittent les lieux).

ACTE II

Entre le Chœur

Maintenant Roméo est aimé de celle qu'il aime :

Et tous deux sont ensorcelés par le charme de leurs regards.

Mais il a besoin de conter ses peines à son ennemie supposée.

Traité en ennemi, Roméo ne peut avoir un libre accès.

Et Giulietta, tout aussi éprise, est plus impuissante encore

A se ménager une rencontre avec son amoureux.
Mais la passion leur donne la force, et le temps, l'occasion

De goûter ensemble d'ineffables joies dans d'ineffables transes.

(Il sort)

SCENE PREMIERE

Une route avec en fond des tours HLM de la cité du Cap Hulet.

Roméo arrive sur un vélo hollandais avec une remorque. Suivent Ibrahim & Balthazar sur un tandem.

ROMEO, parlant à ses amis.- C'est ici que nos chemins se séparent. (Les deux continuent leur route).

Arrive Giulietta, au volant d'un coupé BMW Z3 décapotable. Un klaxon italien strident retentit.

GIULIETTA, sortant de voiture.- Roméo !

ROMEO, l'ayant vu.- Giulietta ! (Ils tombent dans les bras l'un de l'autre et se couvrent de baisers). Je t'ai amené un présent. (Il sort un vélo Brompton de sa remorque).

GIULIETTA, allant au coffre de sa voiture.- Moi aussi, je t'ai apporté un cadeau. (Elle en tire un paquet).

ROMEO, déchirant le papier, puis comme ébahi.- Une selle en cuir avec nos initiales gravées.

GIULIETTA, sombre.- Il faut que l'on arrête de se voir. S'ils te voient, ils te tueront.

ROMEO, incrédule.- Qui ? Pourquoi ?

GIULIETTA.- Mes frères, mes cousins, celles et ceux de mon quartier. Parce que tu es du Mont Aigu. Et que je suis du Cap Hulet. Et parce que je dois épouser Patrick.

ROMEO, furieux.- Parce que tu l'aimes.

GIULIETTA, se jetant dans les bras de son bien-aimé.- C'est toi que j'aime à tout jamais. Mais c'est lui que l'on m'a choisit. Il est pilote de formule 3000 et ses parents possèdent une grande partie des garages de réparation automobiles du département.

ROMEO.- Alors, si tu m'aimes autant que tu me le dis, suis-moi. (Giulietta se dirige vers son véhicule mais Roméo la retient).

ROMEO.- Laisse ça aussi et monte plutôt sur mon porte-bagage.

GIULIETTA, comme en fredonnant.- Je te suivrai, où tu iras j'irai. (Elle monte en amazone sur l'arrière du vélo, Roméo enfourche la bicyclette et partent en zigzaguant).

SCENE II

Quartier du Mont aigu. Roméo & Giulietta entrent en vélo dans la cour d'une école. Giulietta est assise sur le guidon. C'est l'heure de la sortie des enfants.

Arrive un individu qui pourrait être le grand-père de nos amoureux.

ROMEO, s'adressant à l'homme.- Youssef, je te présente Giulietta.
YOUSSEF.- Habituellement tu viens me voir quand tu n'arrives pas à réparer ton vélo.( Regardant Giulietta). Mais là, je ne vois rien à retaper.

GIULIETTA.- Bonjour, monsieur Youssef.

YOUSSEF, en riant aux éclats.- Môssieu Youssef. Et pourquoi pas, Mon général ou Votre altesse sérénissime. Appelles-moi Iouss, tout simplement. Et chaque fois que tu m'appelleras monsieur, tu auras un gage. Il n'y a personne dans l'antre. Filez. Et fermez la porte derrière vous.

GIULIETTA, à Roméo.- Tu viens souvent ici ?

ROMEO.- Oui. Mais pas pour faire ce que l'on va faire. (Ils entrent dans le bâtiment main dans la main).

YOUSSEF, au public.- Si la jeunesse n'a pas toujours raison, la société qui la méconnaît et qui la frappe a toujours tort.

ACTE III

SCENE PREMIERE

La Ville.- La promenade du cours Saint Aignan près de la porte des Borsari.

Entre Roméo suivi par Ben, Ibrahim & Balthazar ainsi qu'un groupe à vélo.

BEN.- Les deux pneus crevés. Et avec un cutter. Celui qui a fait ça me le paiera.

ROMEO.- Arrête ton char, Ben. De toute façon, ton vieux clou était une pièce de musée. (Les autres rient). Je t'en prêterai un pour la masse critique.

A ce moment là, arrivent Ptyball, Samson & Grégoire sur le quad du premier.

PTYBALL, à Ben.- Nous n'avons pas finit notre discussion de l'autre jour. (Il sort son opinel).

ROMEO, à Ptyball.- Tout doux l'ami. Ce n'est pas cela qui arrangera tes affaires.

PTYBALL. - D'où tu me parles, toi ? (Il se jette sur Ben qui esquive mais blesse Ibrahim puis s'enfuit en courant ).

ROMEO, ramassant le couteau.-Ce schlass est d'une saleté repoussante. (s'adressant à son ami égratigné). Il faut qu'on aille chez le toubib vérifier tes rappels de vaccin antitétanique.

Ptyball revient.

BEN.- Revoici l'apprenti-boucher.

Ptyball essaye de récupérer l'arme mais Roméo l'en empêche. Ils se battent. Ptyball tombe.

BALTHAZAR, s'approchant du corps.- Fuis, Roméo, va-t-en ! Les 2 autres ont surement déjà prévenu tout le Cap Hulet. Qu'il soit vivant ou mort, d'ici peu, va arriver une invincible armada. (On entend les sirènes de la police).

SCENE II

Le parking de la concession BMW.

Giulietta apparaît sur le vélo pliant.

FLORENCE, qui visiblement l'attendait.-Où étais-tu ? Et tu ne répondais pas à mes texto.

GIULIETTA.- Que se passe-t-il ? Et pourquoi tu tires cette tronche ?

FLORENCE.- Bad news. Il est mort !

GIULIETTA.- Comment est-ce arrivé ? Comment mon Roméo a-t-il pu succomber ?

FLORENCE.- Roméo n'est pas décédé. Il a décampé, trouillard qu'il est.

GIULIETTA.- Fuir ! Pourquoi ? Pour qui ? Mais alors qui est le tué ?

FLORENCE, éclatant en sanglots.- Ptyball. Ô, Ptyball, mon régulier !

GIULIETTA, se cachant les mains dans son visage.- Ptyball ? En est-tu sure ? Comment le ciel a-t-il pu être aussi cruel ? Et mon Roméo, qu'a-t-il ?

FLORENCE, hoquetant.- Tu es bouchée ? C'est Roméo le criminel, pas la victime.

GIULIETTA.- C'est donc mon amour qui a exécuté mon frérot ?

FLORENCE.- Ton amour ! Comment peux-tu aimer celui que je hais ? C'est la honte.

GIULIETTA.- La honte ? C'est toi qui devrais être honteuse. Roméo n'est pas né pour la honte. La honte, elle-même serait honteuse de siéger sur son front. Et c'est moi qui est honteuse de me savoir heureuse qu'il soit en vie alors que mon père et ma mère lavent de leurs larmes les blessures de mon frère. Je dois les rejoindre.

SCENE III

La cour de l'école. Le jour baisse.

Entrent Youssef, Ben & Roméo.

ROMEO.- Quoi de neuf, doc ?

YOUSSEF.- Les flics quadrillent le coin à ta recherche. Tu devrais te rendre avant que cela ne dégénère.

ROMEO.- Pour aller moisir en prison, jamais.

BEN.- Il a raison. Les autochtones du Cap Hulet te coursent aussi. Ils veulent venger la mort de Ptyball.

ROMEO.- J'ai tué son frère, elle ne me le pardonnera pas.

YOUSSEF.- Alors, vas la voir. Peut-être te fera-t-elle entendre raison ?

ROMEO, au public.- Plutôt me laisser mourir que d'aller la voir. Comment pourrait-elle parler au meurtrier de son frangin ? (Ils partent chacuns de leurs cotés).

SCENE IV

La maison des parents de Giulietta.

Édouard est assis à son bureau. Arrivent Patrick, précédé par Edwige.

PATRICK, comme s'il éternuait.- Condoléances, Monsieur. Les choses ont tourné si malheureusement que je n'ai pas eu le temps de disposer de votre fille. Mais quand la mort parle, ce n'est pas pour le mariage le moment de discourir.

EDOUARD.- Patrick, ma fille vous épousera car elle m'obéit en toutes choses. Nous irons la voir dès qu'elle rentre et lui expliquerons nos décisions.

PATRICK.- J'ai hâte de vous appeler beaux-parents. (Il sort).

Giulietta arrive en vélo.

EDWIGE, la voyant apparaître.- Depuis qu'elle fréquente les cyclistes du Mont Aigu, je crains qu'elle ne soit devenue folle comme eux. à Giulietta. Nous avons des projets pour toi.

GIULIETTA.- S'ils sont après les vacances, car d'ici-là, j'en ai également. Je pars au Brésil cet été. Avec Roméo, nous allons lutter auprès des paysans qui se battent pour garder leurs terres face aux exploitants de canne à sucre. Ces cultivateurs doivent pouvoir cultiver de quoi vivre plutôt que de quoi remplir les réservoirs de nos voitures.

EDWIGE.- Alors, nous allons contrarier tes plans, sans nul doute..

EDOUARD.- Patrick m'a demandé ta main. Et nous avons accepté. Le mariage est prévu jeudi prochain. D'ici-là, tu iras te reposer chez ta tante.

GIULIETTA, interloquée.- Si jamais je me marie, ce sera plutôt à ce Roméo qu'à Patrick. C'est lui que j'aime.

EDOUARD.- Ce Roméo ! Ce cycliste du Mont Aigu ! Et pourquoi pas un éleveur de chèvres dans le Larzac tant que nous y sommes ? Se mettant à crier; Depuis qu'elle est née, mon unique souci était de la marier; Je lui trouve un parti, beau, jeune, drôle, riche, sortant d'une école de commerce, bref «Ze Prince Charmant» et il faut que cette petite sotte pleurnicheuse me réponde, en geignant: Ce n'est pas lui que j'aime. Si tu refuses, tu n'es plus notre fille.

GIULIETTA, s'agenouillant.- Laissez-moi voir Roméo une dernière fois et j'accepte.

EDOUARD.- Ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas. Vas dans ta chambre.

SCENE V

La chambre de Giulietta.

S'y trouvent Florence & Giulietta qui sanglote.

FLORENCE.- Es-tu devenue gouttière ?

GIULIETTA.- J'ai encore rêvé de lui. Dans mon songe, il attend que j'arrive.

FLORENCE.- Tu ne le reverras pas. Il doit être à l'autre bout de la terre.

GIULIETTA.- Où qu'il se cache, c'est qu'il a de bonnes raisons.

FLORENCE.- Juste une bonne planque.

GIULIETTA, au public.- Une bonne planque ?!... Je vais rejoindre mon bienaimé car je sais où il se cache.

Elle disparait par la fenêtre.

ÉPILOGUE

Deux ans environ après les événements qui terminent cette histoire, la ville entreprit, dans le cadre de la rénovation urbaine, de transformer une partie du quartier du Mont Aigu en zone de rencontre avec double sens cyclables. On trouva dans les vide-sanitaires de l'école désaffectée et promise à la destruction, deux squelettes dont l'un tenait l'autre singulièrement embrassé. Quand on voulut les détacher, ils tombèrent en poussière. A coté des ossements, il y avait un vélo pliable et une selle en cuir.

Patrick Eillum

Lille-Flagnac

Août 2010

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