ROQUEFER
Patricia Fort
Elle marchait dans le silence de la nuit sur le chemin qui longeait le bois de Roquefer. Elle aimait s’imposer ce retour solitaire.
Se sentir vulnérable, sursauter au bruit furtif d’un chevreuil qui détale, écouter les cris de la nuit, tendre l’oreille et retenir son souffle, se laisser envahir par des ombres mouvantes, confondre le bruit de sa respiration et celui d’un animal terré dans son imagination, allonger le pas, accrocher ses vêtements dans les branches, croire qu’elles s’animent et courir enfin, à en perdre haleine, jusqu’au portillon bleu de sa maison.
La soirée avait été comme d’habitude très chaleureuse. Quelques verres de Bergerac, un bon repas et les barrières se brisent, les amis se révèlent, libèrent leurs craintes, palabrent sans fin pour imaginer demain. Yeux brillants d’excitation et belles chansons.
Ce soir, l’air sentait déjà le début de l’automne. Un subtil mélange d’humus, de mûres et de foin humide, oublié. La brume, au ras du sol, rendait ses pas incertains et sa trajectoire hasardeuse.
Elle sentait des gouttelettes de condensation perler au creux de ses narines et ses sens en éveil, comme une biche aux abois, prête à fuir.
La chouette l’accompagnait de son doux cri envoûtant.
La lune s’éteignit soudain, masquée par un long voile de nuages bleutés.
Un craquement. Une brindille sous ses pas, sans doute. Un autre, plus marqué. Elle s’arrêta net et bloqua sa respiration pour mieux écouter. Le silence…
La dame-blanche chantait.
Des frissons lui remontaient le long des jambes et tout son corps était tendu dans cette attente.
Elle secoua énergiquement sa tignasse rousse, comme pour chasser les ombres qui se profilaient devant ses yeux, et se remit en route.
Elle regrettait de n’avoir pas pris ses lunettes, comme d’habitude.
Tout lui semblait flou, les contours lui échappaient, les couleurs se mêlaient, donnant au sous-bois un aspect irréel.
C’est après le vieux chêne du père Darmagnac, qu’elle les aperçut.
Deux yeux brillants comme de l’or, démesurés. Deux amandes de feu, à hauteur d’homme.
Immobiles.
Elle sentait son cœur bondir dans sa poitrine, sa respiration était douloureuse. Elle n’osait bouger.
Elle qui aimait les sensations fortes, elle était comblée, ce soir !
Les hypothèses se succédaient rapidement dans sa tête : Un cerf ? Il aurait détalé depuis longtemps. Un renard ? Trop petit. Un loup ? On en avait signalé un en Dordogne, mais peu probable. Michael Jackson ? Pas morte de rire …
Ce qui la tétanisait, c’était l’immobilité de ces yeux qui la fixaient. Depuis combien de temps ? Il lui semblait que le temps s’était arrêté.
La lune se cachait toujours et elle avait beau se concentrer sur l’endroit d’où jaillissaient ces deux flammes, elle ne parvenait à distinguer aucune silhouette, aucune forme, qui aurait pu la mettre sur la voie de l’animal qui se dissimulait dans la pénombre.
Faire demi-tour ? Elle était à peine à 5minutes de chez elle. Il finirait bien par se lasser de son immobilité.
Elle avait froid maintenant et ses yeux la brûlaient.
Soudain, il lui sembla que les yeux avaient bougé, imperceptiblement. Elle les fixa plus intensément encore. Le sang qui battait dans ses tempes la rendait sourde aux bruits de la nuit. Elle n’entendait plus que cette percussion coronaire et elle eut l’impression que ses jambes se dérobaient. Un vertige l’emportait, comme un appel intérieur.
L’espace d’une seconde, elle se sentit déchirée entre cette sensation d’abandon - pas si désagréable- et la peur de s’évanouir sur ce chemin mouillé de Roquefer, livrée à cette créature sans nom.
Elle se ressaisit d’un mouvement brusque de tout son corps et ouvrit les yeux.
Elle était assise, au bord du chemin, jambes écartées, couverte de rosée.
Les yeux avaient disparu.
À aucun moment, elle n’avait eu la sensation de tomber. S’était-elle finalement évanouie ? Etrange.
Son cœur avait retrouvé un rythme raisonnable et elle tombait de fatigue.
Elle se releva lentement. Ses jambes lui faisaient mal. Elle scruta alentour, priant tous les dieux que la nuit reste vide.
Rien. Ou personne …
Machinalement, elle regarda sa montre : minuit vingt.
Pour revenir à pied de chez les Dumas, il lui fallait habituellement un quart d’heure ; vingt minutes, si elle flânait certains soirs, à deviner les animaux, à humer les parfums. Mais là, elle n’y comprenait plus rien. Elle avait quitté ses amis à minuit quinze.
D’ailleurs Josy avait fait remarquer que pour une fois, ils avaient été raisonnables et qu’elle serait sous sa couette à minuit et demie.
Ce face à face avec les yeux n’aurait duré que quelques instants ? Il lui avait paru interminable…
Reprenant peu à peu ses esprits, elle se remit en marche d’un bon pas, se retournant de temps en temps, avec le sentiment d’avoir rêvé ce qui demain lui semblerait une anecdote, un effet collatéral du Bergerac…
Elle aperçut le portillon bleu de son jardin et soupira néanmoins de soulagement.
Elle ne rêvait que d’une chose : se glisser dans des draps frais et oublier cette étrange aventure.
Ses cheveux sur l’oreiller restituaient encore les parfums suaves d’humus et de paille mouillée et son esprit vagabondait malgré elle dans ce sous-bois.
Dehors, la chouette ponctuait le silence d’appels clairs et lancinants.
Le sommeil tardait à venir. L’obscurité de la chambre se peuplait peu à peu d’ombres et de voiles diffus.
Elles les scrutaient, les yeux grand ouverts, comme pour en définir les contours et y deviner des visages.
Une douce chaleur se coulait maintenant dans les ruelles de son corps et elle s’abandonna à ce plaisir presque animal : odeur musquée, chaleur corporelle, soie de la peau, violence de la fusion, magie de la voix…
Elle sentait, ou le rêvait-elle, elle n’était plus seule…
Un rêve à psychanalyser... ;-))))... à moins que ce ne soit l'abus du Bergerac? Bon, j'arrête de plaisanter et te félicite chaudement pour cette virée nocturne moite et sensuelle! Bravo Pat!!
· Il y a presque 13 ans ·J'ajoute un coup de ♥ bien mérité...
Elsa Saint Hilaire