Rose mécanique

Giorgio Buitoni

Ne le dites pas avec des fleurs...

J'ignore pourquoi les femmes n'offrent pas de fleurs aux hommes.

Depuis le cancer de papa, j'offre une rose blanche à Rachel toutes les semaines.

Rouges, elles signifient l'amour passionnel.

Roses : pudeur et fidélité.

Les blanches expriment un amour naissant et platonique.

Ce soir, Rachel est passée.

Mes roses sont souvent un peu fanées, rapport à ses visites aléatoires. Mais les épines lui plaisent. Même si, selon elle, le romantisme a tout d'une pathologie mentale :

— C'est adorable, cette fleur, mais j'ai l'impression qu'il y a une paire de menottes cachée à l'intérieur.

Ce qui me chagrine ?

Quand nous allons dans son studio, je ne trouve aucune trace de mes roses. Rachel ne possède aucun vase et mes fleurs sont fanées à son retour chez elle, dit-elle. Je lui ai proposé de lui offrir le vase de maman, elle a répondu : 

— Tu te prends pour Œdipe ?

Si ma mère a déménagé et m'a remis ce vase, c'est parce selon ses propres mots : « La maison familiale lui faisait l'effet d'un vieux chat qui n'en finissait  plus de mourir. » En décembre dernier, elle a vendu la maison, tout emballé dans des cartons et migré dans un trois pièces, 500 m plus loin. J'ai hérité de vieilles housses de couettes, de serviettes éponges datées de l'époque de son mariage avec papa – et du vase –, ça faisait des tours de voiture en moins à la déchetterie.

Des raisons de pleurer aussi.

Ce vase, mon père l'avait offert à ma mère un 14 février.  Vingt années durant, tous les samedis, il avait rapporté du marché une rose rouge à maman. Elle remplissait le vase avec de l'eau fraîche, y enfichait la rose, puis retournait dans la cuisine piquer le poulet pour en faire couler la graisse sur les pommes de terre.

J'ai dit à Rachel que ces souvenirs me semblaient bons.

A présent, quand je vais à la clinique, papa est maigre et fatigué. Il parle constamment de maman et change leur rencontre en romans feuilletons qui s'achèvent sur un baiser au clair de lune, piazza San Marco.

— Comme j'ai perdu du ventre, tu crois que ta mère me laisserait une seconde chance, Georges ?

J'ai omis une exception, concernant les fleurs que les femmes n'offrent pas aux hommes : les abords du lit de papa sont fleuris. Les roses rouges, c'est ma mère qui les apporte, prétend-il. J'ignore s'il dit la vérité ou si la morphine le ramène au pays des samedis de mon enfance. Quand j'interroge maman à ce sujet, elle répond :

— Ton père a toujours été mal à l'aise avec les sentiments. Et avec ta petite copine, cette Rachel, tu t'en sors, mon chéri ?

— C'est compliqué, maman.

Le cancer de Rachel, c'est le divorce de ses parents : ils sont toujours en vie. Sa mère boit et son père ne téléphone plus guère qu'aux fêtes de noël. Un avortement imprévu a emmené Rachel dans un monde où aucun prince charmant ne viendra la sauver.

Une fois, le coiffeur a évoqué un balayage capillaire pour adoucir l'expression de son visage, et Rachel a dit : « J'ai une meilleure idée : Lavez-les et coupez-les. »

Quand Rachel passe me voir, elle ne téléphone pas. Elle sonne à  mon visiophone à l'improviste et sur l'écran je vois apparaître un carton de pizza poivron-chorizo. Parfois une bouteille de chianti. D'autres fois, un string masque son visage et  je l'entends dire au micro :

— C'est moi, lady Belphégor.

Mais jamais Rachel ne m'offre de rose rouge.

Maman soupire :

— Moi, avec l'âge ce ne sont pas les roses qui me manquent, mon fils, ni les hommes. Seulement leurs bras. Personne ne me serre plus dans ses bras.

Elle se met à pleurer ; je la serre contre moi. Je lui avoue que depuis mes roses blanches, lors de nos séances de shopping du weekend, Rachel prononce des phrases mystérieuses comme : « Je ne veux pas souffrir, tu sais. »

— C'est drôle, l'effet qu'ont les fleurs sur les gens, non ? Tu crois qu'elle dirait la même chose si je lui offrais des roses rouges comme papa ?

— Les femmes sont attirées par les hommes qui plaisent aux femmes, mon fils. Pas les fleurs. Les hommes, eux,  sont attirés par des femmes qu'ils laissent indifférentes. 

Elle s'essuie les yeux :

— Rouges et blanches, ce ne sont pas les roses qui fanent, c'est l'intention ou la manière de les recevoir.

 

Ce soir, sur l'écran du visiophone, il n'y eu ni pizza, ni bouteille de chianti. Juste les boucles brunes de Rachel, et ce visage que le coiffeur souhaitait adoucir. Elle est montée par l'ascenseur. Je l'attendais sur le pallier, une main dans le dos. À son arrivée, elle a dit :

— Salut Kojak.

Quand je lui ai tendu la rose rouge, elle a fait un brusque pas en arrière :

— Non. Désolée, tu ne peux pas m'offrir ça...

Elle a pressé le bouton, les portes de l'ascenseur se sont ouvertes, puis refermées sur elle comme dans un film de S.F. où l'héroïne descend à la cale réparer le vaisseau, sans espoir de retour.

Ça m'a fait drôle de pleurer pour une fleur.

Dans un placard de la chambre, j'avais conservé le carton dans lequel maman avait emballé le vase à son déménagement. J'ai imité au mieux l'écriture de papa sur du papier à lettre – sur deux mots, c'était simple : «  Pour toi... » Et j'ai signé de son prénom. Le vase et la rose n'entraient pas en entier dans le carton, j'ai coupé un peu la tige et scellé la boite avec du scotch marron.

Le lendemain, j'ai posté le colis en recommandé en notant dessus l'adresse du nouvel appartement de maman.

Le surlendemain, je suis retourné à la clinique. Papa n'allait pas bien, mais il souriait.

— Aujourd'hui, ta mère m'a apporté MON vase et une rose rouge fanée, tu crois que ça signifie qu'elle m'aime encore ?

Je me suis assis sur le bord du lit, je l'ai embrassé sur le front et j'ai dit :

— Oui.

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