Rose

ilovelivia

Peau à peau

Elle n'a pas vu mon appareil-photo. J'ai immortalisé une larme qui coulait le long de sa joue. Un œil flou qu'on devine, un gros plan sur cette goutte qui emporte avec elle un peu de mascara et qui traverse son visage parsemé de ses jolies tâches de rousseur.

 

Le soulagement se lit sur son visage lorsqu'elle glisse son corps dans l'eau chaude. Ses traits tirés et sa ride de mécontentement qui sépare ses sourcils, s'évanouissent à vue d'œil. Quand je m'assois à genoux et balaye son ventre avec le jet du pommeau de douche, ses fossettes au creux des joues révèlent un sourire. Je lui passe l'autre main dans les cheveux, puis je caresse son front. Avec sa frange, je n'ai pas souvent l'occasion de voir sa belle implantation, qui dessine un cœur blond sur le haut du visage. Elle se calme, ferme les yeux et j'entends un râle.

 

Elle se laisse porter par le faible va-et-vient de l'eau, penche sa tête en arrière en prenant soin de ne pas entièrement la mouiller. Ses longs cheveux blond foncé dansent dans l'eau. Ses doigts jouent avec la surface. Je lui attrape une main et la serre fort. A moitié immergées, nos deux mains se caressent, s'accrochent, s'étreignent et se rappellent qu'il y a 10 ans, un 21 mai, elles s'étaient rencontrées lors d'une danse à la soirée d'un mariage aveyronnais.

 

L'ombre des feuilles du platane dansait sur son visage bronzé. J'avais vu sans regarder les mariés sortir de la mairie. C'était elle et son merveilleux sourire que j'observais. Ses beaux yeux bleus, ses épaules dénudées, sa robe rouge vif et ses mains de pianiste, où aucune bague n'avait encore été invitée. Très vite après cette danse, nous ne nous étions plus quittés. Respirer l'odeur de ses tempes, de son cou, caresser son corps et ses cheveux, tout ceci m'était devenu indispensable.

 

Elle se crispe à nouveau. Je regarde son corps se tordre maintenant toutes les minutes, sa peau n'a jamais été si tendue, ses seins et son ventre peuvent exploser à la moindre seconde.

 

J'ai vu sans voir, ce corps se transformer pendant 9 mois. Où était passé le temps entre cet après-midi sur une plage du Sud où j'avais fait glisser ma main sur sa peau dorée, salée et constellée de grains de sable, et celui où ses seins étaient devenus fermes et trop sensibles ? Comment ce petit plat avait autant grossi pour devenir si tendu ?

 

D'interminables minutes finissent par amener la sage-femme que j'aide pour tirer ma femme hors de la baignoire. Allongée sur la table-lit, c'est elle maintenant, qui m'attrape la main et la serre avec une force que je ne lui connaissais pas. Ses cris lui déforment le visage et je ne compte plus les gouttes qui perlent sur son front. Je vois les petites veines de ses tempes qui bougent au rythme de son pouls. Ses joues sont rose foncé et sa bouche tremble. Je crois que la peur est aussi grande que la douleur.

La sage-femme dégage un sang-froid et une confiance de maître. La chair de poule au corps, ma femme l'implore du regard car c'est elle qui a le pouvoir de dire que le travail est assez avancé pour avoir une péridurale.

 

A partir de cet instant, tout s'est enchaîné rapidement. Pas de temps de changer de salle, de penser à une anesthésie quelconque, le travail est presque fini nous annonce la sage-femme.

Je regarde cette sage-femme qui s'active et qui s'applique à aider ma femme à délivrer notre enfant. Son visage est la seule partie de sa peau qui est visible.  Elle est brune à la peau lisse, légèrement maquillée, ses lèvres roses forment un sourire bienveillant. Elle indique à ma femme de pousser à chaque contraction. Vu sa mine réjouie, c'est un succès. Elle l'accompagne dans de nouvelles postures pour faciliter l'arrivée du bébé. J'admire cette incroyable professionnelle qui fait corps avec ma femme et que rien n'ébranle, ni les plaintes, ni les protestations, ni même les jurements.

 

Et puis naturellement, avec une simple moue d'encouragement, cette merveilleuse sage-femme accompagne ma femme pour qu'elles mettent toutes les deux au monde, notre enfant. Dans un effort ultime où le visage de ma femme devient animal, sourcils froncés, nez plissé et dents qui sortent, elle se redresse, pousse et délivre son bébé. Elle le tire, le ramène sur son ventre, le niche entre ses seins, et l'enveloppe de ses bras. Elle effleure des lèvres sa joue encore violette. On me tend une paire de ciseaux pour que mon rôle de père commence enfin. Je sépare ma fille de ma femme sans qu'aucune des deux ne perçoive la rupture. Elles s'enlacent peau à peau avec tant d'amour que plus rien n'existe autour d'elles.

 

Ce minuscule bébé en boule sur la poitrine de ma femme, s'est étendu de tout son long lorsqu'il a trouvé un sein à téter. Leurs corps pressés l'un contre l'autre, elles ont découvert un nouveau monde.

 

Rose est née et elle a déjà des doigts de fée, un petit nez parfait, des yeux en amande et des lèvres bien dessinées. Rose, comme la couleur de sa peau, paraît si douce que je n'ose à peine toucher. J'embrasse ma femme et je pose sur le front de ma fille un premier baiser qui m'emporte et qui ravive des souvenirs qui n'existent pas encore. C'est l'odeur nouvelle de sa peau qui m'est pourtant si familière. Elle me transporte là où je ne suis jamais allé mais où je me sens comme chez moi.

 

Elle passe une mèche derrière son oreille, s'essuie sous les yeux et me demande si son mascara a coulé. 

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