Rose Bonbon

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Après midi interminable. J'erre. De long en large, de bas en haut. Parfois en diagonale, parfois dans la marge, parfois même ailleurs : hors de la page.

Une pile de lettres attend d'être postée, je décide de mettre un terme à son attente et cale le tas sous mon bras pour m'en aller au bureau de poste : au moins, j'aurai l'impression d'avoir fait quelque chose de constructif aujourd'hui.

Le soleil est manifeste, c'est l'été, le mois de juillet. Lunettes de soleil, petite jupe, tongs assorties au vernis à ongle, je déambule en rêvant de croiser un prince charmant aux longs cheveux d'ébène et au regard torturé. Sous mon bras, deux factures réglées et mon dernier manuscrit, dans une grosse enveloppe marron.

Oui, je l'avoue : j'aspire à ce sombre métier d'écrivain, c'est au moins la dixième histoire d'amour que j'envoie et qui sera, comme d'habitude, totalement ignorée par quelque maison d'édition. Ce qui - je tiens à le préciser - ne m'empêchera pas de reprendre la plume, persuadée de créer un monde meilleur, à l'encre noire sur un papier couleur lilas.

Peut-être que les histoires plaisantes, justement, ne plaisent plus.

Peut-être les gens divorcent-ils trop pour acheter quelque romance.

Peut-être mes manuscrits ne sont en conséquence guère attrayants si l'on désire en tirer bénéfice.

Peut-être devrais-je écrire sur un thème plus vendeur.

Mais dans ce cas-là, à quoi bon écrire ?


Le trottoir est bouillant, j'avance avec nonchalance, klaxonnée par les motards, par ailleurs toujours les mêmes. J'en profite pour m'arrêter au café du coin afin de déguster un milk-shake. Après avoir salué Jacques - l'unique serveur - d'un clin d'œil amical, j'attrape une paille dans le bocal sur le comptoir puis me rends à ma table habituelle.

Ma paille est rose. Rose comme mon débardeur. Rose comme mon rouge à lèvre. Rose bonbon.

Jacques, quant à lui, ne vient pas même prendre ma commande : il sait que c'est un milk-shake dont j'ai besoin, et me l'apporte en me complimentant.

« Si tous nos clients étaient aussi prévisibles et agréables que toi, j'aurais moins de peine à me lever le matin ! »

J'éclate de rire.

« Même si je t'adore, si tous les serveurs étaient aussi prévoyants et rapides que toi, cela ne me ferait pas pour autant augmenter ma consommation de boissons glacées ! »

Jacques esquisse une grimace enfantine et s'en retourne à la vaisselle : son patron n'est jamais très loin, et du travail, il y en a toujours.

A peine ai-je planté ma paille dans le gobelet que je distingue, derrière la baie vitrée du café, Hugo, Marjorie et Pierre. Je n'ai pas la moindre envie de croiser ce trio à la langue bien pendue, mais il est trop tard : Pierre vient de m'apercevoir.

Ces trois anciens camarades de classe vont probablement venir s'incruster à ma table puis m'inviter à participer à une conversation que j'imagine terriblement passionnante : les dernières nouvelles de leur entreprise, créée il y a quelques années, et dont l'évolution leur permet désormais de rouler dans des véhicules dont je ne soupçonnais pas même l'existence, peut-être à cause de leur prix. Ma vision s'exécute telle une immuable destinée : je n'ai pas encore goûté mon milk-shake que Pierre, Hugo et Marjorie ont prit possession des trois chaises vides autour de ma table.


« Alors Chloé, quoi de neuf depuis que la librairie du coin de la rue se passe de tes services ? »

J'adresse un sourire mielleux à Marjorie dont l'intérêt à mon égard me fascinera toujours.

« Je vais te confier un secret. Depuis que la libraire a fermé, je continue de vivre. Étonnant n'est-ce pas ? »

Marjorie me rend un sourire tout aussi espiègle.

N'allez-pas croire que nos relations me soient délétères : elles ne sont rien d'autre qu'une éternelle partie de ping-pong à laquelle je participe histoire de ne pas être hors-jeu.

« Encore un de tes brillants manuscrits dont nous attendons tous l'utopique sortie officielle ? » s'exclame soudain Hugo, en désignant l'épaisse enveloppe marron.

Je baisse mes lunettes de soleil tout en m'agrippant à mon enveloppe, mes doigts crispés sur le papier kraft. La balle de ping-pong, prise de vitesse, fracture mes réflexes et me percute.

« C'est mon dixième roman d'amour, je persiste et signe » me vis-je répondre, la tête haute.


Petit silence.


Des sourires se forment, on s'esclaffe, cette fois la partie est terminée, bien qu'à peine commencée : je lâche la raquette. A vrai dire, et je ne sais pas pourquoi, je me sens soudainement bien seule. Je remonte mes lunettes, mes yeux se mouillent. C'est toujours comme ça, ça finit toujours comme ça. Telle une gamine, alors que mes trente-ans s'éloignent d'heures en heures, un rien suffit à faire couler mon mascara sur mes joues fardées.

Après avoir cessé d'imiter un troupeau d'otaries, Hugo, Pierre et Marjorie prennent congé.

« Ton milk-shake va fondre, chérie », m'adressera Hugo avant de ne claquer la porte du café derrière lui.


Misérable, c'est le mot.

Je me sens misérable.

Non pas d'écrire, oser penser faire partager mes rêves à mes confrères. Non. Je me sens misérable sans raison.


Jacques, qui a n'a vraisemblablement pas perdu une miette de l'affrontement moral, pousse un soupir et s'approche de moi. Je le fixe, derrière mes verres teintés. Il hésite, puis me prend fermement dans ses bras. Je pleure. Je ne sais pas pourquoi, mais je pleure, je pleure, je pleure. Des cascades de larmes viennent inonder son tablier beige.

Si Jacques n'était pas marié, j'aurais déjà joué de ma condition de dite cliente idéale pour faire de lui le prince que seules mes héroïnes rencontrent puis épousent. Mais voilà, il a une femme dans sa vie.

Penaude, je décide de jeter ma précieuse enveloppe marron dans la première poubelle. Ma décision est prise, elles ne se termineront plus jamais en sourires, mes histoires d'amour. J'aurai peut-être plus de chance en contant des tragédies, ça fera plus réaliste, et peut-être même que l'on estimera ces plaies vendables.

Un détail cependant : il faudra que je pense à changer la couleur du papier.


Lilas, c'est pas ce qu'on trouve de plus triste en papeterie.


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