Royaume d'Occident
masque
Avec les copains, on s'était lancé un défi. Le talent nous montait à la tête à tous, on se voyait déjà portés aux nues, acclamés par les foules et toutes les trainées du monde là, à portée de main, presque sur nos genoux. Combien de soirée avions-nous passées, tous les quatre, à ruminer nos rêves autour d'un énième verre, d'un énième bédot ? C'était l'ailleurs qu'on allait trouver. De nous tous, c'était B. qui avait le plus de superbe. Lui et sa gueule d'ange, la verve folle qui l'animait. Un esthète.
Peut-être qu'au fond, on avait rien d'exceptionnel. Peut-être bien même qu'on était des gus comme des milliers d'autres - ne croyez pas qu'on en avait pas conscience - mais peu nous importait. Ce qu'il fallait, c'était vivre, c'était cela notre urgence. Le beau projet ! L'illusion sublime !
Et pourtant, le temps passant, il semblât que nous ne vivions toujours pas. Les jours s'écoulaient, mornes certes non, mais semblables. Les mêmes jours qui s'écoulaient à Londres et à Varsovie, à Vienne et à New-York, à Stockholm et à Sydney. Elle refusait de venir à nous la garce, et croyez-bien qu'on mourrait d'envie de lui écarter les cuisses, de force si besoin était. Nous, c'était nous, l'écume de l'époque, la fin de l'histoire, le dernier homme même peut-être. C'est ce qui se chuchotait dans le silence des caves.
Ce que j'aimais le plus, c'est lorsqu'on s'affalait devant la télé, chez F., qu'on regardait Koh-Lanta en mangeant du Mac Do. Parfois je me disais : mais que peut-on vouloir de plus au final ? Mais j'attendais toujours, malgré tout, il semblait que quelque chose viendrait, à force. Mais ça ne venait jamais évidemment, alors on continuait. A attendre.
Nous n'étions pas des pessimistes, non ça non. On était pétris de sourires et d'espérance. Les hommes, on les aimait de tout cœur, tant qu'ils se tenaient loin de nous. L'empathie, la compassion oui, à condition que vous restiez à distance. Ce n'était pas de l'hypocrisie, non, et permettez-moi d'insister sur ce point. En un sens, nous comprenions l'humanité mieux que personne.
J'ai toujours eu l'impression que nous marchions au bord d'un gouffre, constamment en équilibre. Que notre vie n'était rien moins qu'un poème de Rimbaud ou un film de Tarkovski. T. déclamait du Hölderlin certains soirs, et nous on était bien contents de l'écouter. On était pas vraiment cultivés. Personnellement, je ne lisais jamais, c'était trop dur, trop de souffrances pour quelques gouttes d'encre sur du papier. Les autres, je ne sais pas. Oh ils le prétendaient bien sûr, tout comme moi, mais je crois qu'ils n'en faisaient pas plus. B. achetait bien des bouquins, mais il se contentait de les lire en diagonale. Ou même de les poser là, dans sa bibliothèque, où ils prenaient la poussière pour l'éternité.
Avions-nous du respect les uns pour les autres ? Je ne sais pas. Sans doute. Ce n'est pas difficile à éprouver, le respect. Ça n'a, à la fin, aucune espèce d'incidence sur la façon dont vous agissez. C'est de la paresse. Du respect, on peut en éprouver pour l'humanité entière et être un misérable. Au fond, je crois qu'on était tous convaincu d'être le meilleur, une espèce de condescendance mêlée un peu d'admiration réciproque, parce qu'il y avait toujours quelque chose qui nous échappait, qu'on ne comprenait pas chez l'autre.
Le défi donc. L'aventure, enfin. On partait pour Pékin, chacun par des voies différentes. En chemin, le but était de vivre le plus d'expériences possibles (rencontres, beuveries, coucheries, bagarres, extases mystiques et esthétiques, j'en passe). Ainsi fût convenu, et on se retrouverait là-bas, pour partager nos aventures.
Il fallut bien se mettre en route.
***
Saluant l’hôtesse au passage, je pénétrai dans l'appareil. Bon. Derrière moi, un petit homme vêtu d'un attaché-case me presse d'avancer. Vite, à ma place, bien au chaud, bien confortable, les jambes toutes serrés contre le siège avant. Les longs voyages en avion provoquent toujours des ivresses délicieuses. Mon voisin est un indien, il a des airs de hippie tragique avec ses longs cheveux tout emmêlés. Il y a de la marmaille là derrière, qui joue et donne des coups de pied. De jolies filles aussi sûrement, peut-être que si j'avais un brin de conversation, je pourrais leur compter fleurette, ah et alors...
Nous décollâmes. Je fermais les paupières et laissais surgir devant moi les visages de mes éphémères compagnons de route, le son de leurs voix m'envahir. Tous ces gens avaient leur propre histoire, leurs propres sentiments et je m'en gorgeais comme d'une eau de jouvence. C'est que, voyez-vous, je suis né avec le don de faire tomber les masques, s'effriter les vernis, je lis dans les esprits et les corps comme dans des livres ouverts. Il me semble. Et toute cette vie qui palpitait là, dans un espace si exigu, cette formidable concentration d'énergie, c'était vertigineux.
Les quatre hussards, mon petit groupe s'était tout à coup élargi. L'espèce humaine entière, je le voyais maintenant, était une aristocratie en perdition, elle voguait à la dérive sur un océan d'obscénités. Une bonne blague au final, que nos réunions du soir. Voilà que j'étais entouré d'inconnus, et je n'étais guère différent d'eux. Je replongeais, pensais-je, vers l'indéterminé, mais l'avais-je un jour quitté ? Je réalisais, tout à coup.
Nous nous envolions et le voyage que nous entamions, c'était le voyage de notre vie, c'était la vie. Tous nous étions embarqués dans le même bateau, cohorte d'inconnus anonymes en partance pour une terre lointaine. Tous nous étions des hommes, nous avions erré au bord des mêmes gouffres, visité les mêmes fortins obscurs, chevauché dans des landes battues par les vents et tendu notre visage à l'aurore. Et maintenant nous partions voir... ailleurs, mais moi je savais que tout ça était faux, que c'était la même danse qui continuait, le même éclat de rire.
Alors que, contre le hublot, ma tête se laissait aller à un doux tangage, l'évidence me frappa de plein fouet : nous vivions l'époque la plus merveilleuse, la plus dense, la plus riche que le monde ait jamais connu. Je souris, les yeux mi-clos. C'était comme si soudain le ciel nocturne s'était embelli de milliers de lucioles, comme une pluie de cristaux de glace sur Paris qui s'éloignait.
Beau texte toujours écrit avec ce "style particulier". Tu sembles t'affirmer et mieux maîtriser cette façon d'écrire, ça donne une vraie atmosphère à ton récit. J'aime beaucoup !
· Il y a presque 12 ans ·Al Saadallah