RUE FARGUE
suemai
On me nomme le solitaire de la rue, mais appelez-moi Joubac. J'aime bien cette expression car elle me dépeint en partie. Mais… je ne pourrais vivre en solitaire sur une rue dépeuplée, qu'aucunes âmes ne fréquentent, rue abandonnée du moindre souffle de vie, rue de l'absence du silence d'autrui…
Non, ma rue vit et respire. Elle se noie dans des odeurs aux couleurs exhalées et multiples. Je préfère la compagnie des gens, de constater leur grandeur, leur âge, leur démarche, la cadence de leurs mots, les angoisses, les amours déçus, ce chant du cygne. Parfois des paroles à peine esquissés, tellement parlent leurs yeux vitreux. Ah la tristesse, difficile de se l'imaginer, elle reste unique à chacun. Elle se tresse, indépendante de tout. Des tristesses aux milliers de teintes grisâtres et blafardes. Voilà ce qu'il me semble percevoir chaque fois. Lorsque deux tristesses se rencontrent, il s'opère un véritable ensorcellement, comme l'explosion vertigineuse de deux corps astraux… Me voilà à philosopher et à tenir un langage ésotérique. J'ai abandonné cette pratique il y fort longtemps. Je préfère observer, tout en oubliant ce qu'est le jugement, ce farouche adversaire.
Tenez, voici Mr. Berryman, poissonnier, qui engueule son fournisseur, ce qu'il est coloré. Je l'aime bien. Sous ses dehors bourrus, je le sais très sensible. L'autre jour, par exemple, il s'est fait un plaisir d'aider son voisin, Mr. Tourvisse, aux prises avec un énorme meuble à transporter dans son commerce. Antiquaire de métier, Mr. Tourvisse vend un peu de tout Cette fois, il s'agissait d'un secrétaire, datant, probablement, fin XIXème, qu'à en juger pas ce parfum de cire d'abeille le recouvrant. J'aurais parié ma chemise, que cette pièce de collection, fut fabriquée à même les planches bien séchés du cœur d'un chêne ancestral. Le poids en faisant foi; on pouvait entendre la sueur jacasser. Par contre, je ne peux que déplorer la triste destinée de ce pauvre arbre.
Ah là un peu plus haut, les jumelles coquettes. Je les surnomme ainsi, car elles rigolent de tout. Ce sont de jolies jeunettes, possiblement aux prises avec leur première règle. On ne retrouve pas le sang juste à la guerre, vous savez, il s'insinue partout. Cette fois, l'une d'entre elle, celle portant la robe un peu froufrou, se plaint de son institutrice. Un surplus de devoirs, confie-t-elle, à son amie Blanche; quel joli prénom.
Les frères Grigli qui entrent au «Crémier», un petit café assez sympa dégageant ce bouquet de lavande émanant de la jolie Isabeau, une petite coquine, mais charmante serveuse y travaillant. Les voilà avec sûrement dix minutes de retart. Midi ayant formellement sonné ses cloches, celles de la petite chapelle Saint-Clément. On peut entendre les manifestations de joie d'Isabeau, amoureuse d'Acostan, l'un des frères. Dû sûrement à sa grandeur impressionnante, immanquablement, il se fracasse le crâne sur le cadrage de la porte d'entrée. Aussitôt accourt Isabeau, afin de l'aider à prendre siège. Je soupçonne ce gredin d'Acostan, d'utiliser un subterfuge. Mais j'entrevois bien qu'il s'agit d'une petite stratégie pour conquérir le cœur de sa belle. Voilà un romantisme qui se perd de nos jours.
— Bonjour Mme Bourdon.
— Monsieur Joubac… vous voilà dans une forme splendide.
— En effet, en effet, Mme Bourdon. Alors que devient Aldario ce vieux blagueur. Il redoute une nouvelle partie d'échec ?
— Mais non, Mr. Joubac, figurez-vous que nous recevons des amis de longue date. Voilà qui occupe bien nos journées, vous savez. Je dois me sauver maintenant. Ce fut un plaisir, Mr. Joubac.
— Au revoir Mme Bourdon, je partage le même sentiment et mes amitiés à ce vieux grincheux.
— Je n'y manquerai pas. Au fait, Mr. Tourvisse aurait-t-il reçu ce fameux secrétaire que mon mari attend depuis un bon moment déjà, comme vous le savez ?
— Oui et il semblait plutôt lourd. Vous pouvez lui annoncer la bonne nouvelle.
La voilà repartie, toujours au pas de course, à garnir son filet d'une multitude de denrées. Elle me plait bien Arnielle Bourdon. Avoir quelques années en moins, bien je … autant me taire, que de dire des sornettes.
Comme je vous le signifiais au départ, je porte bien mon sobriquet de solitaire de la rue. Ah! Qui voilà, Odile. Son eau de toilette, à l'odeur de muguet, la trahit à tout coup et tous pourraient confirmer mes dires. Elle contourne la petite chapelle. J'aime bien la souplesse de son pas légèrement feutré et son joli chapeau aux larges rebords. Oups, le voilà qu'il s'envole. Mon chapeau, s'écrit-elle! Marcil, beau jeune homme et fils de notre cordonnier, entreprend des études de littérature fort bientôt. Voilà un beau partie pour cette si gentille Odile. Il lui rend son chapeau et elle le remercie. Après quelques échanges de politesse, Marcil retourne à l'atelier. Elle rougit, ce que lui fait remarquer le petit Sigfried, roulant à bicyclette. Tiens, elle vient vers moi.
— Allez grand-père, notre déjeuner nous attend. Donne-moi le bras et il faut faire attention, je crois que les pigeons manifestent pour une quelconque cause. Ils laissent des traces nauséabondes un peu partout sur leur passage.
J'imagine que vous aurez deviné que je souffre de cécité et qu'Odile n'est autre que ma petite fille. Avec, comme toujours beaucoup d'attention, nous atteignons la maison. Que ça sent bon les beignets bien chauds. Je vais me régaler.