Rumeur
padam
- Magali, Nicolas, on y va !
Une mère referme un livre et quitte le banc duquel elle jetait de temps à autre un bref regard vers ses enfants, dans le bac à sable, sur le pont de singe, à la balançoire.
Les enfants arrivent en courant. Le petit groupe s’éloigne. Laure les suit du regard jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’une masse, un conglomérat.
Le temps est doux ce matin. Il a fait chaud, très chaud. On aurait cru qu’aucun vent n’arriverait à briser la chaleur. Puis un soir, l’air a fraîchi et, imperceptiblement, on s’est mis à respirer de nouveau.
Devant elle, la plaine de jeux se vide. Il est presque midi. Les parents remballent, il faut rentrer manger, on reviendra cet après-midi, allez Charlotte, dépêche-toi !
Le soleil tente une percée, il laisse des traces sur le sol, se faufilant par le vide entre les branches, entre les feuilles.
Laure pense au jeu du soleil dans les jalousies de la maison en Corrèze. Elle se souvient des après-midi à regarder les mouvements d’ombre et de lumière qui se projetaient sur sa peau, à attendre que les rayons soient moins meurtriers.
Le minigolf, à côté, ne vit que par son bar et son congélateur rempli de Calipos orange. Marie-Rose râle, les tonnelles sont déjà en train de pourrir. C’était pas une bonne idée de mettre des trucs en bois, c’est beau mais c’est pas pratique. Le plastique, on dira ce qu’on voudra, mais c’est quand même ce qu’il y a de mieux.
D’ici on entend le bruit de l’autoroute. Mais les oiseaux sont plus forts, comme si c’était le boulot de leur vie de pépier à tous crins dès l’aurore.
Laure sort de son sac un emballage d’aluminium.
Elle voit la lettre, la prend, hésite, puis la calle bien au fond ; il ne faut pas l’abîmer.
En grignotant ses tartines, elle observe le spectacle qui vient d’éclater sur la gauche, au bord de l’étang. Quelques élèves courent depuis un moment. Une des filles se détache du peloton et va se coucher derrière un talus. Le prof arrive, il secoue la demoiselle. Un petit groupe de curieux s’est constitué qui l’empêche de voir.
Laure se lève, froisse la feuille d’alu, la réduit en une boulette. Elle fait le tour du kiosque et écoute le bruit de ses talons sur le plancher de bois. Elle fait un second tour simplement pour le bruit. Fascinée par le timbre de sa féminité, elle recommence, encore. Pour peu elle sombrerait dans un vertige de femme à s’entendre ainsi marcher. Elle serre la boulette à faire saigner sa paume puis la lâche. Elle roule sur le plancher, sans bruit.
« Ses volutes vous envoûtent, son parfum sucré vous a entêté. N’essayez pas de vous le cacher, Pergame saura vous retrouver… »
Un air s’élève de quelque part dans la ville. C’est une camionnette publicitaire qui sillonne les rues depuis quinze jours déjà en hurlant cette chanson. Le son arrive dans le parc, vantant les mérites d’un nouveau parfum dans une ronde infernale. Le circuit, toujours le même, s’organise en cercles concentriques qui enserrent progressivement la ville, l’enfermant dans les remparts de l’annonce distillée par cette voiturette démoniaque. Le kiosque est atteint. Le charme opère, elle se met à fredonner « Ses volutes… envoûtent, sucré… entêté…». Machinalement, elle retourne s’asseoir et trifouille dans son cabas. Elle sort un mouchoir. En le replaçant, sa main effleure la lettre. Elle frissonne.
Elle pouvait rester des heures entières derrière l’ombre vibrante des jalousies. Elle se calait dans un coin et attendait, écoutant les bruits de la maison silencieuse. Rien ne filtrait si ce n’est le bruissement de la sieste amoureuse de son oncle et de sa tante. Puis, celui qui caresserait son visage, effleurerait de ses lèvres sa peau, la serrerait fermement dans une étreinte lancinante, envahissait ses rêveries bercées par le clapotis constant de la piscine.
Instinctivement, elle frôle la peau de son cou, descend dans son décolleté et joue avec son collier. Un couple vient de monter dans le kiosque. Tout contre la balustrade, ils s’enlacent et se balancent doucement. Elle continue de fredonner l’air du parfum. « son parfum sucré…, de vous le cacher ».
Le temps s’étire, il est comme un élastique trop tendu qui risquerait de claquer à n’importe quel moment. La lettre ! Elle devient l’éclair qui déchire le temps. Quelque chose se bloque dans sa gorge, un étranglement de l’intérieur qui descend jusque dans son ventre.
Les enfants reviennent par grappe. Ils sautent, crient, se chamaillent, hurlent, cavalent, s’embrassent, éclatent de rire.
Deux d’entre eux surgissent, un Calipo à la main. Ils courent dans le kiosque, et c’est à celui qui attrapera l’autre pour lui faire subir la torture des chatouilles. Ils se tordent au sol, leurs visages se convulsent en grimaces et en rires, puis l’un s’échappe et la poursuite reprend, ailleurs cette fois. Elle n’a rien perdu et sourit.
L’ombre avait bougé. Quelqu’un se baignait dans la piscine ! C’était toujours ce reflet dansant qui se dessinait au plafond quand un corps remuait l’eau. Elle s’approcha de la jalousie, et plaqua son regard entre les lattes. La surface était calme, lisse. Un homme surgit soudain, déchirant l’eau, inspirant goulûment l’air chaud. Stéphane !
Le couple se met à danser sur l’air entêtant qui s’envole dans le lointain. « son parfum sucré…, de vous le cacher ». Leurs pas s’écoulent. Légers, ils s’envolent. Danse de haute voltige où les saccades des pieds disparaissent.
Le couple n’est plus qu’une succession de figures, un enchaînement de couleurs et de matières qui se confondent dans une folle spirale. Quel est ce tourbillon flou qui a envahi le kiosque ?
Autour de l’étang, le footing des jeunes filles a repris. Celle qui s’était allongée est maintenant assise, seule. Elle a enfui son visage dans ses mains et se tient en boule sur un banc.
Ondulant sous le soleil, il dérangeait l’ordre tranquille des siestes. Elle, de sa cachette, captait les moindres mouvements. Son corps tressaillit. Longtemps après, elle perçu les réminiscences chlorées que les remous de l’eau dégageaient.
Un courant de fièvre soulève sa poitrine. « Vous envoûtent son parfum…, Pergame ».
La course est terminée. Les filles passent à côté du kiosque pour quitter le parc. Loin derrière traîne la jeune fille. Emmitouflée dans un t-shirt trop large pour elle, elle cambre le dos et marche péniblement, lourdement ; elle passe sa main sur un ventre gonflé. En passant à hauteur de Laure, elle lève la tête. Elles se voient.
Une copine lui parle, flot ininterrompu de paroles. Hé, dans la rue S., dans la tour, y’a un gars depuis ce matin qui chante tout Johnny a capella. Il chante super faux et il s’est fait une espèce de banane complètement ratée. Hein, tu vas voir.
« Ses volutes… envoûtent, sucré… entêté…»
La rencontre silencieuse, dans l’ombre indolente d’une après-midi saturée de chaleur, avait vu naître les gestes amoureux, comme s’ils avaient toujours été connus d’eux.
Progressivement, dans l’été déclinant, les amoureux étaient devenus cet air obsédant que l’on ne déloge plus de la tête.
Puis, les ombres se retirèrent ; la ville se réaffirma ; les gestes continuèrent de s’inventer, les amants de se trouver. Vinrent alors les mots et les idées.
L’euphorie de cette « virée spéciale », comme Stéphane l’évoquait évasivement, prit toute la place. Un coup avec leurs amis, des bourges, comme lui, comme elle. Ils avaient besoin de se griser, de se sentir vivre. Il y a donc eu l’idée de ce casse : l’enlèvement d’un ministre et son exécution, un pur acte, libre de toutes contraintes avait-il dit, un truc comme ça, violent, gratuit, facile, pour entrer dans le temps, être en phase avec son époque, juste une minute, une seule et exister enfin. Ça faisait tellement longtemps qu’il attendait de vivre plus qu’il ne vivait disait-il, alors elle n’hésita pas.
« Ses volutes… envoûtent, sucré… entêté…»
Les cris maintenant s’éloignaient, Marie-Rose nettoyait les tables. Tu vois, ils laissent l’emballage sur la table, ça colle, c’est dégoûtant. Sa voix se muait en une douce mélopée de sons qu’elle continua de déverser. Laure n’entendait plus que la rumeur urbaine qui grandissait. La ville se réveillait, il était 16h.
Elle avait lâché les cendres qui s’étaient envolées dans la légèreté de l’aube naissante. Elle tenta encore de maîtriser en un étranglement la boule qui montait dans sa gorge, essayant de la faire redescendre.
Elle tâta la lettre, encore.
« Service de Gynécologie-obstétrique, Mademoiselle L. G., par la présente je vous informe que le résultat des tests est négatif. Pour toutes questions supplémentaires n’hésitez pas à prendre rendez-vous au secrétariat ou me contacter par téléphone au 02 375 87 89.
Je reste à votre entière disposition.
Bien à vous,
M. L. »
Elle desserra alors l’étranglement qu’elle maintenait depuis trop longtemps dans sa gorge. Les larmes tombèrent de son menton, s’écrasant sur sa robe fleurie.
La rumeur continua de tourner autour d’elle qui restait immobile.