Rupture

Oskar Kermann Cyrus

C’était un mot qui commençait comme ça : un de ceux qui raclent la langue tout près du palais, un de ceux qui trompent le son et l’oreille dure d’une critique, un de ceux qui marquerait un corps de rouge à tout jamais. Rouge, rouge, rouge. Rouge comme la trombe des notes qui descendent vite, rouge comme la vie qui prend son cour après avoir tout pris de l’existence précédente et… Pause. Avez-vous déjà remarqué qu’une vie, aussitôt morte, en est réduite à se muer en une simple existence ? C’est un passé, un strict passé qui n’est même pas conjugable en dehors de ses frontière, un passé tout juste historique, un passé raide et droit dans ses bottes de chasse, sans pensée ni jugement, et qui tire il ne sait où. C’est comme le parcours d’une goutte d’eau, de creux en flaques, de fleuves en océans, si émouvant mais tant inutile. Une existence, c’est une vie qui n’a servi à rien.

C’était un mot comme celui-là : saison. Un autre temps de plus à se souvenir sans écouter autour la pendule qui passe, un autre siècle en plus à oublier l’averse oculaire qui a coûté la vie à plusieurs mouchoirs, coupé quelques veines dans l’eau salée d’une baignoire ; qui s’est réveillé ensuite brûlant et poisseux dans le sang coagulé de son poignet. Dehors, il s’était passé le miracle des vents qui avait dit à Vénus : nue, tu seras la gloire. Dehors, l’Or avait dit non à l’argent et la soie oui au coton, dehors, c’était la désunion et l’illusion. Dehors, c’était un grand spectacle.

Dedans, ça sentais la suie d’une cheminée morte, et puis l’ennui dans l’hiver, et le morne présent qui filait lentement dans la poudreuse cendre grise de sa cigarette. Il s’était dit comme ça que l’automne était long. 21 Décembre : « C’est bien que ça passe comme ça, c’est bien. » Les feuilles étaient mortes – ça sentait toujours la cigarette froide – et le goudron gelait, on se plaisait à sourire à l’hiver meurtrier. L’été des pluies avait duré, le printemps gris s’était enfui, il y avait comme une grande fêlure dans ce grand vaste gros monde heureux. Si heureux… Une grande grosse et vaste fêlure dans la grande grosse et vaste machine du temps.

Il s’était dit qu’un bain le ferait taire, par l’asphyxie de la vapeur et la chaleur étouffante, il s’était dit qu’un bain était assez dangereux pour ne pas en prendre qu’un. Quand Arthur voulait mourir, il s’y prenait toujours comme ça. Un bain et l’asphyxie, comme un bouquet fané qui vous prend à la gorge. Quand Arthur voulait en finir, il voulait ne plus respirer tant ça lui était difficile.

Arthur était un garçon fantasque, mourir était une de ces obsessions les plus récurrentes. Bien qu’il soit déjà mort une fois. Une seule fois. Le saviez-vous, docteur ? Opération de cœur. Mort, c’est le terme clinique qui définit les quelques secondes où le cœur ne bat plus. Deux vies plus tard, seulement deux petites vies plus tard, Arthur est toujours seul, il vit sans son rein droit qu’il a donné à son frère, il est sous antidépresseurs – dix ans de bonne psychanalyse – et il veut mourir. Mourir.

Il est dans le noir et derrière, et bien ce sera le retour des grands. Debout les morts ! On se lève tôt aujourd’hui. La tempête hurle, mais ça n’est pas bien grave. 21 Décembre, et la nuit est toujours froide. Debout les grands ! On dira que la cendre n’est plus passé très loin du présent – dernière cigarette – demain est déjà trop tard. Arthur collectionne les boites en ferraille. Debout le vent. Ta joue et l’ombre continueront de te faire souffrir encore longtemps. L’ombre de son départ éternellement peinte en sombre sur la porte blanche. C’était comme ça, avait-il dit. Demain le vide.

Les étoiles sont distantes, ce soir, et Arthur l’entend. On a beau être la lune, et l’aube, personne ne les comprend. Tu es un artiste. Un artiste mort, ou un créateur prisonnier. Tu es un artiste. La fleur d’un vase léger, un bouquet de polystyrène, des épines de bois de rose, un cocktail assassin. Buvez, et appréciez : l’ivresse, sans le vin.

La porte s’est claquée à vingt heure trois précisément. Puisqu’à ce moment là, sa montre s’est arrachée pour tomber parterre, et s’est éclatée. Du verre dans la main pour crever ses petits yeux mouillés, Arthur n’était sûr du rien comme de tout avoir renoncé : la vie à la mort et la torture à l’existence… Simplement un verre, sûr, il s’en souviendrait.

Sa main est tombée, l’élite s’est écrasée, et les aiguilles de sa montre plantées dans son crâne, en regardant le blanc souillé de la porte d’entrée, il a vu se figer la colère de son ombre qui, partant dans le soir qui devient à la nuit, et devise à voix basse, fait un bruit de mort avec ses talons de cuir. Au fond de son verre était comme un nuage qui passe. Il est comme une cassure entre les étincelles d’or de ces milliers de bulles.

Il y avait du sang sur son front, et du mystère dans sa main. Vingt heure trois, dans son crâne, vingt heure trois chaque seconde, vingt heure trois à la vie, à la mort, à la flamme de l’incendie. Vingt heure trois : vas-y, frappe plus fort. Bois, Arthur, bois ton poison de voyage. Seule est la fissure qui aura, déchirure qui sera, gouffre qui fera ta vie, ta mémoire, ton passé. Son ombre peinte en sombre sur le blanc éclatant de sa porte d’entrée.

Pourrir, c’est déjà exercer un pouvoir sur l’existence. La moisissure est un état. Il n’y a que nous qui ne devenons pas vert. Blanc, bleu, violet autour du cou étranglé, rouge du ruban cousu dans ses cheveux, on l’a repêché comme ça. Nu dans le canal, transparent comme la vie d’une goutte d’eau inutile, et si beau dans la mort, où la colère lui va si bien, qu’Arthur pour Noël à commandé le même costume que le sien. Pâle et froid comme le marbre, et le marbre le recouvrant, sous la terre et la verdure, il hante à vingt heure trois la brisure du cristal des yeux d’Arthur. Il est comme une flèche dans chacune de ses pupilles. C’est à répéter comme chaque cachet d’aspirine. Comme chaque somnifère. Une pilule pour son sang dans la montre cassée. Dans le canal il était ainsi qu’une algue endormie, flottant tout près de la rive. Et si froid ! Près de la neige recouvrant le trottoir. 21 décembre, et comme chaque année il y a un mort, cet hiver. Quelle année ! Il y a un canal, et un mort, dans l’hiver. Quel hiver !

Monsieur était servi.

Le plat fut grandiose, à ce repas de fête. On avait remarqué qu’alors, deux êtres s’observaient, d’un coin du regard, à la dérobée. On se taisait. Smokings, champagne à bulle d’or, jazz, robes de soie mauve, nappes blanches, bulles d’argent dans lustre de joie, quel hiver ! Cigare, cigarette, menton sur paume, hochement de tête, regard profond ou pénétrant, sourire en coins, et cheveux bruns. Et l’ivresse. Sans rythme, toute note aurait tué Mozart. Sans lui tout mot aurait tué Arthur. Monsieur était servi.

Petites portions dans de grands plats, tremblement dans les mains, un peu d’effroi. Frissons et frôlement, un pied qui s’égare, deux hommes qui se perdent chacun dans un regard – et le même – toujours lui, l’autre brun aux yeux si noirs, le sourire blanc de ceux qui n’ont rien, rien de grave dans la vie, pas de tonnerre, il était tard.

La musique s’est arrêtée, le départ est arrivé. Les présents se sont absentés et la vie, dans deux cœurs s’est emballée. Elle ne savait pas qui choisir, ruban rouge au poignet, cheveux bruns et regard sombre ; cheveux d’or et yeux bleus, un doigt sur la raison, un autre sur la mort.

Monsieur était parti.

Un pied dans la raison, un autre dans la mort. C’est toi, Arthur, et ton poignet nu, ton regard de cristal bleu et poli comme le calme d’un lac, c’était toi, Arthur, ton bonheur cousu sur ta bouche, exhibé pour un sourire trop blanc. Il est comme une crevasse dans ton cœur en glacier.

Et la tête dans l’oubli. Quel hiver ! Il est tard. Demain, c’était hier, et il ne s’est rien passé. Triste constat, cependant, à tirer de la lune, elle si grise et si triste sur son grand lit de cendre, sur l’argent de ses filles les étoiles, un cratère au soleil, un autre dans ta toile ! Araignée et cœur d’automne, noire tarentule aux yeux opaques, laisse-le voir au-dedans, et de son cœur contempler l’espace !

C’est en partant qu’il s’est comblé, il était vide, il a trouvé. Et dans le noir, et dans ton lit, Arthur, assez de souffrance pour être trop lourd. « Quel hiver ! » s’était-il écrié. En claquant la porte, le vent froid est entré. Tu étais à moitié nu, à genoux sur le carrelage. Blessé. Tu as entendu la neige sous ses pas. Sa voix en écho. Il était vingt heure trois.

Monsieur était là, entre deux lectures.

Devant toi, souriant, sur le pas de la porte. Il te dit qu’il avait, depuis le restaurant, beaucoup pensé à toi. Souviens-toi. Arthur. Souviens-toi. Tu es stoïque, il sourit et force le passage. C’est toujours l’hiver, et dehors, il fait froid. Il s’assoit sur une chaise de la cuisine, toi sur une autre, tu t’excuses, il t’excuse, un silence et le café qui passe. Tu as brûlé beaucoup de tes mots ce soir-là. Tu t’en rappelles. Peut-être  pas. Arthur, un pas hors de la mort, deux dans la raison, c’était bien toi.

Il était là.

C’était un mot comme ça. Il s’est levé et a de ses doigts brûlé ta joue le temps d’une simple caresse. Tu t’es levé pour être dans ses bras. Arthur, c’était un mot comme ça. Avant de la solitude, avant la richesse. C’était là, un mot dur comme celui-là. C’était le vrai début.

Arthur a pris son sang dans ses mains pour en faire des stylos-plume. Sur le carrelage de papier, dans la salle de bain embrumée par la mort qui rode encore, au dessus du canal ou d’une simple baignoire – peu-importe – sur la faïence éclatante, avec cette encre rouge, il a écrit ce mot.

Rupture.

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