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coob

Extraction-Désenfumage #31. Le sujet donné était : 3 apparitions: personne/ animal/ objet 3 disparitions: espoir/ regret/ souvenir. Les 6 là dont la réunion construit ou détruit un fantasme

- Bon, qui c'est qui veut le rôle de la tapette à mouches ?

On s'est tous regardés.

Charlie est resté le doigt en suspension à moitié enfoncé dans son nez. On s'attendait pas à c'coup-là, quand même.

Elle nous avait bien laissé entendre qu'il y aurait six personnages vu que c'était le titre, une référence à la pièce de je sais plus quel auteur connu qu'on connaissait pas. Il y en avait six qui apparaissaient pendant que les autres disparaissaient, une histoire de cycle de vie, de fantasme, un truc un peu fumeux, mais bon.

La sœur à Charlie elle avait sauté sur le rôle de la paonne. Elle s'était levée d'un bond et elle avait tourné en rond avec les jambes raides, les mains sur les hanches, en faisant sa fière.
 L'autre, le gars de La Landelle, il avait levé la main pour dire qu'il voulait être la personne.

Moi j'avais pas trop d'idée, alors ils m'ont dit t'es l'espoir. Bon, j'ai dit OK. C'est mieux qu'un regret, après tout.

Le regret, c'est Milo qui a insisté pour l'avoir. C'qu'il a derrière la tête, j'en sais rien.

En fin de compte, c'est Charlie le souvenir. Il se penche vers moi et il murmure : le souvenir de qui, tu crois ? Je hausse les épaules, on verra.

Comme elle a dit, le théâtre, même amateur, ça vous fait découvrir plein de choses que vous avez en vous que vous savez même pas qu'elles sont là.

En quittant la salle municipale, je regarde la sœur à Charlie monter derrière lui sur sa mobylette. Elle lance un cri d'oiseau bizarre et Charlie me fait un doigt d'honneur, comme tous les soirs. Je pouffe, ils démarrent et la lumière de la salle municipale s'éteint.

Le souvenir et la paonne.


Ça me rappelle il y a quelques hivers. Il était tombé beaucoup de neige, plus que d'habitude. Des quantités qu'on voit pas par chez nous. Au château, où je travaille, le poids de la neige avait fait s'écrouler la volière, qui était tombée sur le paon. La paonne a réussi à s'échapper et à monter sur la structure et puis elle s'est envolée. Ils l'ont jamais revue.

J'aime cette histoire. J'imagine le corps du paon enseveli sous la neige pendant plusieurs jours le temps que les hommes retrouvent leurs moyens, et la paonne libérée solitaire qui s'envole dans un paysage de neige. Je me demande souvent où elle a bien pu aller. Si elle est bien, là-bas, ou si elle regrette sa vie au château.


Et puis je pense à Paulo, mon frère, qui a mis les bouts lui aussi. Un soir de novembre, au lieu de rentrer dîner chez la mère après sa journée de boulot, il a fait du stop jusqu'à la gare du village d'à côté et puis il a pris le train pour Brest. On n'a pas eu de nouvelles pendant quatre mois. La mère elle disait plus rien. Elle cuisinait les lèvres serrées. Elle soupirait souvent. On montait se coucher en silence. Moi non plus j'avais pas grand chose à dire après ça. Le père mort, le frère parti, on était comme deux perdus, on n'avait plus aucun sens. J'aurais voulu essayer l'internat, n'importe quoi pour échapper au tic-tac de l'horloge, au lit vide, aux outils abandonnés. Quand je lui en ai parlé elle m'a dit les études on n'a pas les moyens, faut que tu travailles, la baronne elle a une place pour toi. Tu feras le jardinier.


De temps en temps on reçoit des cartes de Paulo. Une de Paris, de Venise. Il dit qu'il écrit, qu'il vit avec une actrice. La mère tord la bouche, tourne le dos. Moi je les garde dans mon blouson, ses cartes. Je les relis. Dans la dernière il demandait tu étudies ?

Moi quand je lis ça je regarde mes mains toutes craquelées et je me dis tout bas ben non, j'étudie pas, quand t'es parti t'as emmené mon avenir avec toi et maintenant j'ose pas abandonner la mère.

Mais c'est vrai que quand j'ai vu les petits papiers à la boulangerie, qui demandaient des volontaires pour jouer dans une pièce de théâtre, j'ai pensé à Paulo et je me suis dit ben tiens, s'y m'demande encore, j'pourrai dire que je fais du théâtre.

La mère elle veut rien savoir, elle a dit bah bah bah quand je lui en ai parlé, alors depuis je lui dis que je vais au café retrouver les autres. Elle hausse les épaules. Un homme, de toutes façons, c'est toujours une déception.


Charlie, par contre, il m'a dit oui tout de suite pour le théâtre. Il est cuisinier au château. On se retrouve après le déjeuner derrière la vieille serre pour fumer. Il m'a dit j'amènerai ma sœur, elle rêve d'être comédienne.

Ils vivent tout seuls dans la maison des bois depuis que leurs parents sont morts. Charlie je le connaissais de vue, il était deux ou trois classes derrière moi. Et puis un jour en allant au bourg à vélo j'ai trouvé le village tout bizarre. Y avait un gros silence lourd. Personne dans les rues. Une ou deux silhouettes aux fenêtres et puis le rideau qui retombe. J'ai su après coup que les deux corps avaient été retrouvés poignardés dans leur grenier à foin. Les gendarmes ont bouclé toute la forêt pendant près d'une semaine.

Ils sont venus poser des questions à l'école. Et puis le gamin Charlie a disparu pendant un temps. on murmurait qu'ils avaient été envoyés chez une tante dans un village voisin.

Je l'ai retrouvé au château quand j'ai commencé à travailler là-bas. J'ai pas posé de questions. J'aime pas qu'on m'en pose sur mon père. Je savais qu'il dirait oui pour le théâtre. Quand on fume après le boulot, il me dit toujours qu'il est pas là à vie, qu'il gagne juste de quoi partir ailleurs. On est pareils tous les deux. On cherche à s'enfuir sans bouger.

Pour l'instant.

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