1. La "Mother" d'Arthur R

blanche-dubois

Fuir, loin de sa mère (Vitalie Cuif), en plein été...Une mère austère qui ne comprend guère son fils hors du commun. C'est par cette lettre que je commence mes chroniques sur les Mères.

S'affranchir de sa mère,  c'est le désir du jeune Arthur. Une mère étouffante et dévote, une petite ville provinciale sclérosée, un père ayant fui à l'opposé, voici le terreau (ou le fumier dirais-je) propice à l'éclosion d'une fabuleuse graine de révolte et de radicalité dans la poésie. Un enfant surdoué, agité, sans doute extra-lucide qui deviendra un poète trop en avance sur son époque. Après lui que restera-t-il à écrire en poésie ? Il a quasiment tout dit. Ici lettre d'Arthur Rimbaud à Paul Demeny, éditeur à Douai (aout 1871).

Charleville (Ardennes), août 1871
 
Monsieur,
 
Vous me faites recommencer ma prière : soit. Voici la complainte complète. Je cherche des paroles calmes : mais ma science de l'art n'est pas bien profonde. Enfin, voici :
Situation du prévenu : j'ai quitté depuis plus d'un an la vie ordinaire, pour ce que vous savez. Enfermé sans cesse dans cette inqualifiable contrée ardennaise, ne fréquentant pas un homme, recueilli dans un travail infâme, inepte, obstiné, mystérieux, ne répondant que par le silence aux questions, aux apostrophes grossières et méchantes, me montrant digne dans ma position extra-légale, j'ai fini par provoquer d'atroces résolutions d'une mère aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de plomb.
Elle a voulu m'imposer le travail, - perpétuel, à Charleville (Ardennes) ! Une place pour tel jour, disait-elle, ou la porte.
Je refusais cette vie ; sans donner mes raisons : c'eût été pitoyable.
Jusqu'aujourd'hui, j'ai pu tourner ces échéances. Elle, en est venue à ceci :
souhaiter sans cesse mon départ inconsidéré, ma fuite ! Indigent, inexpérimenté, je finirais par entrer aux établissements de correction. Et, dès ce moment, silence sur moi !
Voilà le mouchoir de dégoût qu'on m'a enfoncé dans la bouche. C'est bien simple.
Je ne demande rien, je demande un renseignement. Je veux travailler libre : mais à Paris, que j'aime. Tenez : je suis un piéton, rien de plus ; j'arrive dans la ville immense sans aucune ressource matérielle : mais vous m'avez dit : Celui qui désire être ouvrier à quinze sous par jour s'adresse là, fait cela, vit comme cela. Je m'adresse là, je fais cela, je vis comme cela. Je vous ai prié d'indiquer des occupations peu absorbantes, parce que la pensée réclame de larges tranches de temps. Absolvant le poète, ces balançoires matérielles se font aimer. Je suis à Paris : il me faut une économie positive ! Vous ne trouvez pas cela sincère ? Moi ça me semble si étrange, qu'il me faille vous protester de mon sérieux !
J'avais eu l'idée ci-dessus : la seule qui me parût raisonnable : je vous la rends sous d'autres termes. J'ai bonne volonté, je fais ce que je puis, je parle aussi compréhensiblement qu'un malheureux ! Pourquoi tancer l'enfant qui, non doué de principes zoologiques, désirerait un oiseau à cinq ailes ? On le ferait croire aux oiseaux à six queues, ou à trois becs ! On lui prêterait un Buffon des familles : ça le déleurre.
Donc, ignorant de quoi vous pourriez m'écrire, je coupe les explications et continue à me fier à vos expériences, à votre obligeance que j'ai bien bénie, en recevant votre lettre, et je vous engage un peu à partir de mes idées, - s'il vous plaît... Recevriez-vous sans trop d'ennui des échantillons de mon travail ?
 
A. Rimbaud.
 
Monsieur Paul Demeny,
15 Place St-Jacques, A Douai (Nord).

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