Sagesse et Vouloir

leeman

Kupka, Autour d'un point

Cette quête sans fin, parfois illusoire, dénonce notre incapacité à saisir ce qui nous est cher. Nous l'avons, presque, entre nos mains, mais c'est hélas comme le sable qui s'évade entre nos doigts. On court alors, d'une manière effrénée, sans trop savoir vers quoi. On court parce qu'on a hâte ; hâte de connaître, de réaliser, de partager, avec soi-même ou avec le monde, ce qu'il y a de sincère. Et si bien que nous pensons parfois posséder quelque chose, nous nous rendons compte, impuissants, que nous n'en avions pas réellement pris connaissance précise. C'est que l'univers est dense, et la sagesse absolue ; que nous ne sommes que pauvres, et absolument finis. Nombreuses personnes énonceront qu'il est possible d'accumuler les savoirs, mais je leur poserai la question : jusqu'à quel point ? Car c'est que la pensée la plus valorisante prend le dessus, et que nous nous disons qu'il n'y a pas de fin à notre connaissance, comme s'il s'agissait d'une tentative ambitieuse d'échapper à nos propres limites. Mais c'est comme étendre ses propres capacités jusqu'aux horizons sans doute infinis de notre espace. Pour autant, les mouvements qui subsistent lors de la saisie des connaissances n'est point seulement un mouvement de notre intérieur vers l'extérieur sempiternel. C'est ce mouvement qui vient en premier lieu, et le second, celui du retour à soi, de l'extérieur vers l'intérieur, vient en second lieu. La conscience s'exalte d'elle-même pour venir saisir activement la chose qui l'intéresse, avant de revenir en elle, ou la connaissance acquise trouvera sa place et perdurera dans le temps. Car il faut bien contenir l'information obtenue et ce d'une manière continue. Pouvons-nous seulement procéder ainsi infiniment ? A mes yeux, l'idée d'avoir un potentiel intellectuel interminable ne va pas de soi. Cela impliquerait que nous pourrions réellement tout connaître, qu'au terme de notre vie, peut-être, nous aurions, en nous, tout ce qu'il y a à savoir. N'est-ce pas contre intuitif ? Notre cerveau limité physiquement, il nous semble évident que l'idée d'une connaissance infinie, qui impliquerait, peut-être, l'idée d'un contenant indéfini et illimité, ne puisse pas coexister avec la définition physique de notre cerveau. De ce fait, si toute cette activité intellectuelle n'est entreprise par quelqu'un que pour atteindre un sommet transcendant et métaphysique, la seule chose qui lui parviendra, c'est l'illusion d'un savoir absolu, authentique et surtout divin. Je dis bien illusion, puisqu'il est difficile de nous élever au-delà de nos propres potentiels mentaux, de nous affranchir de ces capacités qui sont les nôtres en vue d'accéder à l'éternel. Mais cette impossibilité nous influence, au fond, en mal. Nous voyons et désirons trop grand pour notre personne, tandis que notre limite est là, parfois plus puissante que nos aptitudes physiques et mentales, nous empêchant ainsi d'être ou d'avoir ce que nous voulons et chérissons ardemment. Les choses à connaître me paraissent ici n'avoir point de fin. Point de fin dans leur contenu, car il y a toujours une ou plusieurs subtilités qui nous échappent toujours ; point de fin dans leur unité, car, si en plus des maints détails de chaque élément connaissable, il subsiste un champ innombrable d'entités à connaître, alors nous semblons voués à la finitude intellectuelle, pendant que cette double infinitude nous remet en cause radicalement, et fondamentalement. J'irai ici jusqu'à dire, et ce prudemment, qu'il y a une différence de nature entre notre faculté à connaître, et les choses à connaître. Notre faculté est en effet restreinte et finie, tandis que toutes les choses qui subsistent dans le monde, voire au-delà du monde, nous surplombent au point même que nous ne pouvons pas tout avoir en nous. Ces merveilles-là rayonnent comme les étoiles, et se les accaparer toutes, pour les contenir dans notre vie mentale, ou elles perdront de leur lueur, et de leur préciosité, est une ignoble intention. Pourquoi pas les laisser vivre sans les forcer à coexister pour notre satisfaction ? Hypothèse impossible. Car le simple fait de voir, d'avoir des sens en général, nous apporte de la connaissance. Il faudrait être entièrement renfermé sur soi-même, sans aucun accès à la vie extérieure, pour parvenir à cette abstraction réelle des choses du monde. S'enfermer de cette manière, c'est presque comme vivre au sein d'une réflexivité absolument personnelle, dans laquelle seule notre conscience, abstraction faite de toutes les capacités à saisir le réel et ses phénomènes, demeure seule. C'est pourtant impossible à concevoir, puisqu'il faudrait accepter le fait que le corps, ce qui nous lie avec le dehors, soit coupé de toutes choses, pour se transformer en tombeau. Tombeau dans lequel notre âme, captive, souffre de cet isolement total. La connaissance nous renvoie à ce monde que nous ne pouvons pas entièrement concevoir. Soit on se persuade que la connaissance est utile si l'on veut poursuivre notre vie consciente, soit on se convainc que la connaissance n'est que l'apparence de l'inanité. Et ce désir ardent de vouloir savoir en quoi consiste le monde est une tentative optimiste de s'exalter toujours plus vers ce réel extérieur. Comme je le précisais au début, c'est une quête sans fin, puisqu'en pensant ainsi, on conçoit bien souvent que parvenir à la fin de cette quête peut nous faire accéder à la Vérité. Mais c'est une illusion dont on ne peut se défaire. A moins de ne pas vouloir tout savoir, mais plutôt d'apprendre pour une utilité pratique. Or, ce n'était point le point de vue visé. Connaître simplement pour connaître et pour prétendre avoir tout connu est absolument vain, et puéril. C'est de cette attitude sophistique que nous est venu l'objet de cette légère réflexion. Puisque bien parler d'une chose, ce n'est pas nécessairement dire la vérité de cette chose ; et comme dit Socrate, lorsqu'il corrige ses précédents orateurs dans Le Banquet, de Platon, dire du bien de l'amour ou d'une chose en général, ce n'est pas toujours dire quelle est sa nature ontologique. Le beau discours et la connaissance pour la connaissance n'apportent rien à tout homme, sinon qu'à flatter leur ego, et prononcer leurs mérites.

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