Sainte Cécile

renard-sotong-de-la-feria

    Des ornières inégales me mènent aux adrets des collines. Je traverse des roches en mouvement, des ronciers dégagés. Ce versant est encore à l’ombre. Les roues des engins, les pas des chevaux ont tracé ce chemin. Le passage des hommes, celui des bêtes, ont creusé ces sillons. Entre les murs d’yeuses, le temps me retient et mon exode est lent. J’avance en faisant craquer la caillasse, une grive me répond. La terre jaune est humide là où le soleil n’est pas parvenu, mais bientôt les lézards paresseront dans leur berceau de chaleur. Les cultures s’éloignent, reculent vers le large de la plaine. Les vignes s’enfouissent derrière la chênaie. En bas s’étire un mas d’où me parviennent encore les heurts rythmés d’une hache et puis l’écho des multiples tintements s’estompe dans le bruissement des frondaisons. Je délaisse enfin les derniers domaines ensemencés. Le village est déjà très loin. L’ébauche du jour a résolu l’énigme de la nuit. Une croisée de sentiers m’offre de redescendre vers la cluse ou de grimper vers les ruines du monastère de Sainte Cécile. Une course de lièvre – j’ai dérangé son sommeil – trace une ligne d’écume vers la crête et me suggère de la suivre, de poursuivre mon ascension par les broussailles. Là, la pente se durcit, des buses tirent des traits contre les rares nuages. Au loin la teinte des lavandes s’est mue en janthine, en zinzolin. Des fumées fines lancent des serpents blancs dans l’azur. Les traits d’un pinceau d’air couche les verts en ingénieuses superpositions. Les cirrus diluent le dôme bleuté du ciel. Mes pas se font plus lents, mon souffle s’accorde au souffle de la montagne. L’inclinaison va crescendo, mon cheminement traverse quelques écueils : des troncs d’arbres abattus, des affaissements, des ronces.

   Passée l’assise de l’altière paroi, après les éboulis, c’est par une coulée que je m’acharne à poursuivre le périple entrepris. Les buis se sont inclinés vers le fond des fossés, ne reste que le thym imprégnant un léger mistral et quelques rares arbustes disséminés. J’aperçois aussi les anciennes traces d’un troupeau, en transit, cherchant herbage plus abondant. Là je gravis difficilement les marches de marne, je contourne les rondes-bosses de calcaire et les sentinelles froides, sculptées là par une érosion esthète. Étranglée entre ces géants aérolithes la trouée se rétrécit encore. Il me faut passer le haut du corps, m’aider des bras, m’appuyer sur une corniche pour franchir les dernières mesures du roc, pour arriver au but de ma randonnée.

  Alors m’apparaît un grand champ sauvage, parsemé de fleurs dorées. Une grande mer mouvante d’herbe, d’odeur et de vent. Une marée douce capturée par la scène de ce belvédère. Comme un grand lac encerclé sur trois côtés par une arrogante barrière de roches.  Jadis une chapelle s’érigeait là, des moines y vivaient, demeurant dans des grottes taillées grossièrement. Ils étaient les gardiens de ce plateau culminant, inaccessible alors au commun des gens. Quelques blocs taillés racontent encore le passage de ces ascètes des siècles passés. Il ne reste que la mémoire des aigles pour évoquer ces faits et l’ombre de Jean Giono, marchant et lisant, survolant par son éblouissant périple le souvenir du lieu. Son glorieux chant pastoral inspire mes églogues. Au sud le pré se jette dans un vide considérable avec un vacarme de vent, une agitation transparente, tourbillonnante. En se penchant on embrasse le tréfonds de vallées où s’assoupissent de toutes petites fermes ambrées. Très au dessous, de minuscules pistes mènent à des combes sombres, à des étapes lointaines, vers le Rhône. L’Ouvèze ébauche un cordon argentin serpentant entre les méandres des gorges d’Ubrieu. Les cyprès ponctuent le tableau de virgules de charbon. Des gîtes de pierre bornent les terrains ocre où je devine la présence d’hommes à la tâche.

  Plus loin des collines s’accoudent sur le bombement du Ventoux et les Dentelles de Montmirail, à l’horizon, chantournent une vapeur lointaine. Aux trois autres points cardinaux de cette verdure, ce ne sont que fracas de roches dont les pointes fixent la voûte céleste. Seul le gypaète connaît les flèches de cette cathédrale. Quelques rachitiques plantes ont été ensemencées par le vent. Par une trouée j’aperçois, au delà des remparts escarpés, un pays qui vibre, celui de Barjavel, et d’autres vallées resserrées, menant vers le nord. Elles ondulent comme une vaste peau frissonnante qui retient dans ses plis les hommes, les bêtes. Je reconnais les cimes qui cernent ce pays, et les cols qui mènent vers la Haute Provence par des lacets de route accusant profondément le flanc des monts. C’est un pays qui garde des secrets très âgés, des mythes et des légendes dont la résonance me parvient. Le bucolique laisse la place ici à la réalité. La dureté des travaux éteint les regards, les gestes sont mesurés, les sourires retenus. On économise ses mots. Là aussi les hommes peinent, ils ont les mêmes rides que leur terre et des mares s’expriment dans leurs yeux. C’est cette campagne que j’aime découvrir en suivant le relief du val de l’Ennuyé. J’y vois les marnes coiffées de pâtures, les cachotteries des pierres, les plaques granitiques superposées et puis les blessures profondes que les rieux ont marquées. J’y vois surtout le reflet d’un bonheur qui s’est imprégné en moi quand j’ai parcouru du cœur, ce nid d’aigle, quand j’ai vaincu ce doigt dressé de la Drôme d’où il me semble que j’administre le monde.

 Renard Sotong de la Feria

Signaler ce texte