Sale gosse

annyah

Kerry Clark est une petite fille de six ans.
Dehors, le vent hurle. Dans le salon, c’est son père qui hurle. Contre sa mère. Kerry est prête à parier que son père empeste l’alcool. Comme d’habitude. Elle est aussi persuadée qu’en ce moment, sa mère est couchée par terre et qu’elle gémit sous les coups de son alcoolique de mari. Demain, elle se réveillera avec un œil noir. Et elle dira à Kerry qu’elle est tombée. Comme tout le temps. Elle dira aussi à Kerry d’être gentille avec son père. Alors, la petite fille ira faire le café de son père. Café que son père rejetera en criant « Tire-toi, sale gosse ! ».
Kerry ferme les yeux et essaie de ne plus rien entendre. Elle sait que sa mère se retient de crier car elle ne veut pas l’effrayer. Mais Kerry a peur quand même. Pourquoi ses parents ne sont pas comme ceux de Joy ? Les parents de Joy s’aiment beaucoup. Pourquoi son père frappe-t-il sa mère ? Pourquoi sa mère ne fait rien pour les sortir de cette situation ?
Kerry a beaucoup de questions mais une seule réponse : « Ton papa est très gentil, mais, en ce moment, il ne va pas bien. Ne t’inquiète pas, tout va s’arranger. Bientôt, tout ira bien. »
Kerry en a assez d’être patiente. Elle ne veut plus avoir peur de son père. Elle veut que tout s’arrange maintenant.
Malgré ses efforts pour s’éloigner de ce monde, Kerry entend tout de même le bruit d’une lampe qui s’écrase contre un mur.
Silencieusement, Kerry se lève et sort de sa chambre. Sans faire de bruit, elle descend les escaliers. Ses parents sont dans le salon. Elle entend son père qui crie. Des insultes, toujours des insultes. Pourquoi son père traite-t-il sa mère de « salope » ? Pourquoi la traite-t-il de « bonne à rien » alors que c’est grâce à son salaire de coiffeuse qu’ils mangent ?
La petite fille pousse la porte. Elle veut voir. Elle veut s’assurer que sa mère va bien. Elle est étendue par terre et protège son visage de ses bras. Mais Kerry voit qu’elle saigne. Son père est debout et l’insulte.
« - Lève-toi ! hurle-t-il. Je t’ai dit de te lever ! »
Mais la mère de Kerry ne se lève pas. Elle gémit et pleure.
Kerry ne fait pas attention et pousse la porte un peu trop. Son père la voit.
« - Sale gosse ! rugit-il en s’avançant vers elle. Viens ici ! Alors, tu nous écoutais, hein ? Hein ? »
Il tient sa fille par les épaules et la secoue violemment. Tétanisée, celle-ci n’esquisse aucun geste pour se protéger. De plus, à six ans, que peut-elle faire ?
« - Steve… Laisse Kerry… » fait alors sa mère.
Elle s’est levé. Son œil est noir, sa lèvre saigne. Ses jambes tremblent, son bras à l’air de lui faire mal. Elle s’approche néanmoins de son mari et dégage sa fille qu’elle embrasse sur le front et qu’elle envoie se recoucher. Kerry pleure. Elle ne veut pas que sa mère se fasse frapper. Pourtant, elle obéït. Et elle s’endort, entendant toujours les gémissements de sa mère.

Kerry Clark a douze ans.
Des hommes et des femmes en blanc s’agitent autour d’elle.
Elle, elle est sagement assise et elle attend. Elle attend qu’un de ces hommes vienne la rassurer, lui dire que sa mère va bien. Elle veut qu’on lui dise qu’avoir trois côtes cassées et le pied fracturé, ce n’est rien. C’est la première fois qu’elle vient à l’hôpital. C’est la première fois que son père oublie sa force, sous l’emprise de son meilleur ami l’alcool, et qu’il se retrouve incapable de s’arrêter de frapper sa femme. C’est la première fois que Kerry a dit à son père de laisser sa mère tranquille. C’est la première fois que son père l’a écoutée et qu’il est parti en titubant et en insultant un Dieu de toute évidence inexistant. La mère de Kerry a élevé sa fille en lui enseignant qu’un Dieu les protégeait et les guidait. Là, Kerry aurait bien aimé lui rétorquer qu’il ferait mieux de changer de métier car il n’était jamais là pour lui servir de remparts contre son mari.
Kerry regarde sa montre. Il y a trois heures qu’elle est là. Sa mère pourra-t-elle rentrer à la maison, ce soir ? Que dira-t-elle à son père pour cacher l’absence de sa mère ?
Enfin, un homme en blanc s’approche et s’agenouille devant elle.
« - Qu’est-ce qui est arrivé à ta maman ? » lui demande-t-il.
Kerry replace une mèche blonde derrière son oreille et plonge son regard azur dans celui du médecin. Elle hausse les épaules et détourne le regard.
A quoi bon lui dire ? S’il ne pouvait rien faire, tout ce qu’elle aurait gagné, c’est quelques coups supplémentaires pour sa mère.
« - Où est ton Papa ? »
La jeune fille le regarde à nouveau avant de murmurer :
« - Avec son meilleur ami. »
Les yeux agrandis par la surprise, le médecin s’en va.

Kerry Clark a quinze ans.
Le soleil brille, les oiseaux chantent.
Peu de gens sont présents. Dix, tout au plus. D’abord, il y a son père, qui a du mal à tenir debout et qui hoquette sans arrêt, sous l’effet de la bouteille de Vodka qu’il a bue avant de venir, et elle. Ensuite, il y a quelques gens de la ville que Kerry ne connaît pas.
Le prêtre finit son éloge sur la personnalité de la défunte.
« - Amen. » dit-il en refermant son petit livre.
« - Et cinquante dollars dans le cul ! » rugit Steve Clark en brandissant un poing tremblant vers l’homme d’Eglise.
Kerry se mord l’intérieur de la joue pour ne pas hurler à son père de se la fermer. S’il n’avait jamais frappé sa mère, ils ne seraient pas là ! S’il n’avait jamais bu, il n’aurait jamais frappé sa mère ! S’il avait été fort et pas arrogant, il aurait été capable de conserver un emploi plus de quinze jours ! Si son père ne l’avait pas battu, lorsqu’il était enfant, en le traitant de « bon à rien », il aurait été différent ! Avec tous ses « si », la mère de Kerry ne serait pas morte. Du moins, pas sous les coups injustes – car aucun motif ne justifie qu’une personne soit battue – de son mari qui avait juré devant le maire et l’église de la protéger et de la chérir jusqu’à ce que la mort les sépare. Avec tous ces « si », Kerry n’aurait pas peur de se retrouver seule, ce soir, avec son père.
Kerry sent que son père lui aggrippe férocement le bras, comme pour l’empêcher de s’enfuir, et la traîne jusqu’à la voiture en lui jetant des « Avance, sale gosse ! ».
Et la jeune fille suit son père, suit le bourreau et l’assassin de sa mère. Que peut-elle faire d’autre ? Elle a la malchance de vivre dans un monde où l’indifférence, où l’égoïsme et où l’aveuglement priment. Elle a la malchance de vivre dans un monde qui est le complice de l’assassin de sa mère.
Alors qu’elle se fait aprêment insulter par son père, Kerry laisse une petite larme couler sur sa joue. Pour sa mère qui n’est plus là pour la défendre contre les coups de son père.
« - T’avances à reculon ou quoi, sale gosse ? »

Kerry Clark a seize ans.
Elle est couchée sur le sol, ses mains cachant son visage. Elle est dans la même position que sa mère. Cette position qu’elle avait haïe. Les reproches intérieurs qu’elle faisait à sa mère en ce temps-là lui revenaient encore plus férocement que les coups de pieds de son père. Sa mère est morte depuis un an et, pour son père, elle l’avait remplacé. Elle a pris coups et insultes.
« - Relève-toi, sale gosse ! »
Tremblante, Kerry s’éxécute. Elle est décoiffée. Elle a les yeux rouges, le teint blafard et la lèvre inférieure en sang. Elle regarde l’homme qui est son père. Celui qui devrait l’aimer, qui devrait la soutenir, qui devrait la faire rire. Celui qui la connaît sous le nom de « sale gosse ». Son regard passe au verre brisé à ses pieds. Toute cette scène car elle n’avait pas mis de glaçons dans le Martini.
Epuisé par les coups qu’il a donné, le père de Kerry s’affale sur le divan. Et la jeune fille, masquant sa douleur comme ses larmes, ramasse le prétexte de sa « correction ».
Lorsqu’elle était petite fille, elle voulait que sa mère fasse quelque chose pour les sauver de cette vie. Maintenant, elle comprend que sa mère ne pouvait rien faire. Elle comprend ce que sa mère pensait : son père est gentil mais malheureux. Elle ne peut rien dire, elle ne peut rien faire. Son père a besoin d’elle. Si elle s’en va, il fera encore plus de bêtises. Et puis, sa mère était certaine que son père deviendrait calme avec le temps. Kerry aussi en était sûre. Comment son père pourrait-il continuer à la battre ? Il l’aime : tous les pères aiment leurs enfants.

Aujourd’hui, Kerry Clark est morte.
Aujourd’hui, elle fêterait ses vingt-deux ans mais, malheureusement, elle est morte avant de pouvoir fêter ses dix-huit.
Kerry Clark est morte comme sa mère : sous les coups, sous l’indifférence d’un monde égoïste et sous un dernier « sale gosse » haineux et empestant l’alcool.
Kerry Clark, pour certains , n’est qu’un nom de plus à ajouter sur la liste des personnes mortes parce qu’elles étaient battues. Pour d’autres, ce n’est pas un nom mais une petite fille qui a eu une vie que personne ne mérite, que personne ne devrait avoir. Pour ces personnes, Kerry Clark est une petite fille dont la vie ne doit pas se reproduire.
Toi qui lit ses quelques pages, pose-toi la question « - Qui est Kerry Clark ? » et réponds-y. Personne ne devrait mourir sous des coups. Il ne doit pas y avoir d’autres Kerry Clark

Signaler ce texte