Salila

lwsiffer

Parmi les dieux de la Mésopotamie, une divinité a été oubliée de tous les mortels. Mais comment rappeler aux Hommes qu'elle existe, si aucun d'eux ne connaît son nom ?

Il y a fort longtemps, lorsque les dieux étaient multiples, existait une divinité oubliée des hommes. Salila était la divinité du sel. Minéral précieux, elle leur avait fait ce don dès les prémices de la vie sur Terre. Mais contrairement aux autres dieux qu'elle côtoyait, plus aucune prière, plus aucun culte ne lui était dédié. Peu présente dans les grandes lignes de l'histoire de l'humanité, les Hommes avaient complétement omis son existence et en étaient même venu à oublier son nom. Mécontente, Salila passait son temps à se plaindre à qui voulait l'entendre.

« Le sel est aussi important que l'eau! Je leur ai donné le sel pour conserver, pour tanner, pour purifier. Le sel donne du goût à la vie. Elle lui est même indispensable ! Et ces ingrats ne me remercient même plus!»

De plus en plus mécontente, et voyant que les autres dieux étaient au mieux agacés voire totalement indifférents, Salila décida de se rendre sur terre. Invisible aux yeux des mortels, elle volait au-dessus d'eux, cherchant un moyen de se venger. Mais Salila n'était pas une déité foncièrement mauvaise. De nature douce, elle n'aurait pas fait de mal à une mouche. Elle voulait juste rappeler aux mortels qu'elle était là elle aussi.

Alors elle décida de leur jouer des mauvais tours. Elle s'approchait des marmites et rajoutait du sel dans les plats, dans les réserves d'eau également, elle faussait les préparations des saumures et des tanneries. Elle rendait difficile les extractions de sel ou faisait disparaître une partie des réserves.

Les gens recrachaient leur nourriture et jetaient leur eau, se plaignaient de leur labeur ou s'accusaient entre eux. Et lorsque Salila les entendait maugréer ou pester, elle riait de bon cœur. Mais malgré tout, elle sentait la tristesse l'envahir car personne n'était en colère après elle. Finalement rien ne changeait et personne ne prononçait son nom.

Un jour qu'elle volait non loin de la ville de Jericho, elle aperçut une silhouette étrange. Intriguée, elle descendit plus bas et se rendit compte qu'il s'agissait seulement d'un fils d'homme portant deux seaux sur ses épaules. Elle le suivit jusqu'au puits où il allait chercher de l'eau. Le pauvre semblait épuisé. Il remplit ses deux seaux et retourna à la ville. Sans savoir pourquoi, Salila continua à le suivre.

Le jeune homme fit un, puis deux, puis trois aller-retour. Fils aîné d'une famille nombreuse, il était chargé de ramener l'eau pour toute la famille. Salila le prit en pitié et resta à ses côtés pour l'encourager bien qu'il ne put ressentir sa présence. Lorsqu'il eut terminé, il s'allongea à l'ombre d'un arbre et ferma les yeux. Salila se pencha sur lui pour l'observer. Il avait de beaux cheveux noirs, une peau dorée et un visage dont elle ne pouvait plus détacher son regard. Elle en tomba éperdument amoureuse.

Dès lors, elle passa le plus clair de son temps sur terre avec lui. Quand il était heureux, elle riait aussi. Quand il souffrait, elle souffrait avec lui. Mais les jours passaient et son existence demeurait invisible à ses yeux. Désespérée, Salila retourna parmi les dieux pour se lamenter auprès de la grande déesse Ishtar.

-Ishtar, déesse paradoxale, toi qui rapproche les opposés, ne peux-tu rien pour moi ? J'aimerais tellement qu'il puise me voir, me sentir, savoir que j'existe.

-Tu aimes ce fils d'homme ? Es-tu seulement sûre qu'il s'agisse d'amour ? demanda Ishtar sceptique.

-Je ne peux plus vivre sans lui. Mais être invisible à ses yeux est le pire des tourments. Je t'en prie Ishtar, permet-moi de me tenir à ses côtés en tant qu'égal. Toi qui as le pouvoir d'inverser toutes choses, je sais que tu pourras accéder à ma requête.

-Je suis la déesse de la guerre… mais je suis aussi la déesse de l'amour. Si c'est cela que tu souhaites alors j'exaucerai ton vœu. Lorsque tu fouleras le sol des hommes, tu revêtiras une apparence humaine ; lorsque tu le quitteras, tu reprendras le voile invisible des dieux. Mais fais bien attention, tu ne devras jamais être en contact avec l'eau. Qu'il en soit ainsi.

Immédiatement, Salila se rendit sur terre et posa le pied au sol. Grâce aux pouvoirs d'Ishtar, elle se métamorphosa en fils d'homme. Contrairement à certains dieux puissants qui pouvaient se rendre sur terre sans efforts et prendre forme humaine, elle n'avait jamais eu de corps physique. Intriguée par ce nouvel aspect de son être, elle courut jusqu'au grand lac proche de la ville et regarda son reflet dans l'eau.

Elle étudia son visage sous tous les angles, toucha sa peau, ses cheveux, éprouva le contact du sable sous ses pieds. Elle baissa les yeux et vit son sexe entre les jambes. Oui, elle était bien devenue un fils d'homme, semblable à celui qu'elle aimait, mais différent tout de même.

N'osant pas approcher de la ville, Salila attendit au puits où le garçon venait puiser de l'eau chaque jour. Quand enfin elle le vit arriver au loin, son cœur s'emballa et elle eut soudain peur qu'il ne puisse pas la voir. Lorsque le garçon arriva, il fut surpris de voir un garçon nu attendre auprès du puits.

-D'où viens-tu ? demanda-t-il. Je ne t'ai jamais vu en ville. Il t'est arrivé quelque chose ? Où sont tes vêtements ?

Salila ne s'attendait pas à autant de question d'un coup et commença à paniquer. Le garçon, sentant sa gêne, posa ses seaux par terre et courut à la ville. Il revint quelques minutes plus tard avec une tunique.

-Tiens, enfile ça.

Salila prit le vêtement et s'exécuta. Le garçon le regarda fixement et Salila s'attendait à ce qu'il lui pose encore des questions, mais le garçon se contenta de puiser son eau et de charger les seaux sur ses épaules. Cependant qu'il allait repartir, Salila voulut le retenir.

-Est-ce que… est-ce que je peux t'aider à porter tes seaux ? s'exclama-t-elle.

Surpris, le garçon se retourna.

- Tu parles finalement, dit-il gentiment.

Il regarda de nouveau Salila, hésitant.

-Oui si tu veux, répondit-il.

Ils marchèrent sans échanger un mot, mais être auprès de lui suffisait au bonheur de Salila. Néanmoins le trajet lui parut trop court car, arrivés à l'entrée de la ville, elle s'arrêta. Elle avait trop peur d'être parmi la foule des mortels et s'excusa de ne pouvoir aller plus loin.

-Comment t'appelles-tu? demanda le garçon en récupérant son seau.

-Salila.

-Moi c'est Qumrân. Merci pour ton aide Salila.

Salila le regarda s'éloigner et retourna dans le désert.

Une fois éloignée de la ville, elle s'éleva dans les airs pour reprendre son aspect éthéré et laissa exploser sa joie, sans savoir si c'était parce qu'un homme avait enfin prononcé son nom ou parce que c'était lui qui l'avait fait et elle se jura de ne jamais oublier le sien.

Les jours suivants, Salila attendait Qumrân près du puits et l'aidait à transporter ses seaux jusqu'aux portes de la ville. Les deux garçons sympathisaient peu à peu et, bien que Salila ne puisse lui dire la vérité sur qui elle était vraiment, Qumrân lui, parlait de sa famille, de ses amis, de Jericho, et Salila aimait l'écouter et découvrir son quotidien. Parfois ils jouaient ensemble dans le désert puis se baignaient nus dans une oasis. Les semaines passaient et les deux garçons étaient de plus en plus proches.

Un soir, ils se retrouvèrent dans le désert pour regarder les étoiles et Salila décida de lui avouer son amour. D'abord surpris, Qumrân accepta ses sentiments et l'embrassa. Allongés sur le sable, loin des regards humains, les deux garçons firent l'amour pour la première fois.

Mais ils n'étaient pas à l'abri des regards des dieux. Et même si Salila revêtait l'apparence d'un fils d'homme, eux savaient qu'il s'agissait d'une divinité, un être immortel. Et l'union d'un être divin et d'un être humain n'est pas quelque chose que certains voient d'un bon œil. Beaucoup commencèrent à s'en plaindre et l'affaire finit par arriver aux oreilles d'Enlil, le chef des dieux, qui en fut fort contrarié. Il appela son frère, Enki, pour lui demander conseil.

-As-tu vraiment besoin de mon aide ? Tu règnes sur nous tous, tu contrôles les destinées, ne peux-tu pas faire mourir ce simple fils d'homme ?

-Ce n'est pas si simple, répondit Enlil, le visage fermé, c'est Ishtar qui a œuvré à leur union.

En entendant son nom, Enki grimaça.

-Tu comprends quel est mon problème, poursuivit Enlil. Il n'est pas question de la mettre en colère. A moins que tu sois partant pour la contrer.

-Tu veux rire, s'exclama Enki, j'ai déjà donné une fois, je n'ai pas envie d'avoir à l'affronter de nouveau !

Ils restèrent pensifs, essayant de trouver une solution.

-Et si on lui demandait juste de retirer sa forme humaine à Salila ? proposa Enki.

-Tu crois vraiment qu'elle va nous écouter et gentiment nous obéir ? C'est une vraie tête de mule. Sa fierté l'empêchera de défaire ce qu'elle a fait, quand bien même cela déplaît aux autres dieux.

Enki soupira.

-Ne peut-on pas simplement les laisser ensemble ? Ils ne font rien de mal après tout.

-Rien de mal ?! s'emporta Enlil. L'existence même de leur union est problématique ! Il nous est interdit de nous mêler aux Hommes. La plupart d'entre nous en sont uniquement courroucés, mais moi qui possède les tablettes des destinées, je peux voir que cette union va à l'encontre de l'Ordre des choses. Le destin de ce mortel est en train de changer contre ma volonté. Je ne peux pas laisser les choses évoluer sans rien faire.

Enki réfléchit quelques instants.

-Il faudrait pouvoir agir à l'insu d'Ishtar. L'idéal serait que Salila elle-même mette fin à tout ça.

-A quoi penses-tu ? Tu crois pouvoir la convaincre ? Elle est folle amoureuse de cet homme.

-Non, je ne pensais pas de façon si littérale. Si elle pouvait… être contrainte d'une façon ou d'une autre…

-Tu as quelque chose en tête, je le vois.

Enki tourna vers son frère un regard sombre.

-Une malédiction, dit-il finalement.

-Une malédiction ?

-Fais appel à Gula, elle saura t'aider, répondit Enki en s'éloignant.

-Attends ! Où vas-tu comme ça ?

-Je ne veux pas savoir ce qu'elle fera. Parle-lui, mais sois discret, personne d'autre ne doit savoir. Fais ce qu'il faut, Enlil.

Sur terre, Salila n'avait pas la moindre idée de ce qui se tramait dans son dos et coulait des jours heureux en compagnie de Qumrân. Ils faisaient la sieste lovés dans les bras l'un de l'autre, jouaient dans l'eau ou dans les dunes, faisaient l'amour dans le désert, dans l'ombre des palmiers ou dans la fraîcheur d'une grotte. Salila aimait chevaucher Qûmran pour pouvoir admirer son corps, le caresser et voir son visage quand il était au bord de l'extase. Au moment de se quitter à la nuit tombée, ils éprouvaient tous les deux un pincement au cœur.

Qumrân aurait aimé que Salila l'accompagne chez lui, mais il avait bien compris que son compagnon était spécial. Il refusait de pénétrer l'enceinte de la ville et disparaissait toujours dans le désert sans qu'il sache où il pouvait bien se rendre. Il avait accepté cette part de lui tant qu'il restait à ses côtés.

Au-dessus d'eux, Enlil continuait à les surveiller, inquiet de l'altération qu'il percevait dans les destinées qu'il était censé contrôler. Il attendait impatiemment l'arrivée de Gula. Soudain, il entendit derrière lui les bruits de pas feutrés d'un animal et en se retournant, il vit s'avancer vers lui un grand chien à la fourrure sombre. L'animal s'arrêta devant lui et dans son ombre, une silhouette émergea peu à peu et Enlil vit apparaître Gula l'enchanteresse.

Elle avait les traits d'une vieille femme usée et fragile, mais ce n'était qu'une apparence. Enlil savait qu'elle était puissante. Elle prit place aux côtés de son chien et s'inclina légèrement devant Enlil.

-Tu m'as fait appeler ? demanda-t-elle d'une voix rauque. En quoi puis-je t'être utile ?

-J'ai besoin de toi pour une affaire importante.

Enlil hésita quelques secondes avant de poursuivre.

-Il me faudrait une malédiction.

Gula frémit imperceptiblement, mais ne laissa rien paraître de son étonnement.

-Je suis une déesse guérisseuse, je confectionne des remèdes, qu'est-ce qui te porte à croire que je peux réaliser une telle chose ?

-Enki m'a conseillé de faire appel à toi.

-Ah, Enki, soupira-t-elle. S'il t'a donné ce conseil, il doit avoir une bonne raison. Très bien, je t'écoute. Dis-moi quel type de malédiction tu souhaites.

-Comment ça ? Je n'y connais rien en malédiction. Il m'en faut une, c'est tout !

-Dis-moi au moins à qui elle est destinée.

-Tu as entendu parler de la relation entre une divinité et un fils d'homme…

-Bien sûr… Salila…

-Je veux que ta malédiction les amène à se séparer, peu importe de quelle façon, tant qu'Ishtar ne peut pas remonter jusqu'à nous.

-Ishtar ?! s'exclama Gula, sans cacher sa surprise cette fois. Pourquoi elle ?

-C'est elle qui a favorisé leur rencontre.

-C'est compliqué, dit lentement Gula en reprenant son calme. J'aurais pu lancer une malédiction qui aurait empêché Salila de prendre forme humaine, mais si Ishtar est à l'origine de sa transformation, elle sentira l'altération. Le plus simple serait de pouvoir se débarrasser de l'être humain…

-Je ne peux pas le tuer personnellement, elle…

Gula leva la main pour l'interrompre.

-…Et que ce soit Salila qui cause sa perte.

-Qu'entends-tu par-là ? demanda Enlil.

Elle se tut quelques secondes, perdue dans ses réflexions.

-Sois tranquille, Enlil, j'ai trouvé la malédiction qui résoudra ton problème. Je m'occupe de tout, dit-elle en disparaissant peu à peu dans l'ombre de son chien.

Une fois complètement disparue, celui-ci fit demi-tour et quitta les lieux.

De retour dans son officine, Gula fit brûler du bois.

-Tu sais ce que tu as à faire, dit-elle à l'adresse de son chien qui disparut aussitôt.

Elle posa un grand récipient au-dessus du feu et y fit fondre du plomb, qu'elle fit ensuite couler dans un moule grossier pour lui donner la forme d'une tablette. Une fois refroidie, elle récupéra la tablette et la plongea dans un mélange spécial dont elle seule avait le secret, un liquide qui permettrait à sa tablette de défixion de réaliser sa malédiction, ce qui la différenciait des pâles copies exécutées par les humains.

Elle se saisit d'une pointe affutée et d'un maillet, ferma les yeux et entra dans une sorte de transe. Elle psalmodiait dans un langage incompréhensible en gravant dans le plomb les mots qui blessent, les mots qui condamnent. Le rituel dura près d'une demie heure et alors qu'elle terminait et rouvrait les yeux, son chien réapparut.

-Tu arrives juste au bon moment dit-elle en souriant.

Le soleil était déjà haut dans le ciel et Salila se hâta de descendre sur terre. Elle avait dormi plus que de raison, ce qui était inhabituel, et se sentait différente, presque mal à l'aise. Il lui restait une impression désagréable de cauchemar, mais elle ne souvenait de presque rien, sinon d'un animal, d'une morsure peut-être. Bien décidée à chasser ce sentiment d'inconfort, elle posa pied au sol et prit son apparence de jeune homme.

Elle marcha d'un bon pas vers Jericho. Les abords de la ville étaient parsemés de palmiers et elle trouva Qumrân endormi au pied de l'un d'eux. Elle l'observa un court instant et posa une main sur sa joue, pour le réveiller en douceur. Sa peau était douce et chaude et elle pouvait percevoir son souffle paisible. Mais tout à coup, elle sentit quelque chose de différent sous ses doigts et constata avec stupeur que la peau du jeune homme commençait à durcir.

-Qumrân? Qumrân !!

Elle avait retiré sa main mais il était trop tard. Depuis la joue du garçon, la transformation s'opérait en s'étendant à tout son corps. Affolé, Salila appelait Qumrân pour qu'il se réveille. Hélas, le souffle du garçon s'était interrompu pour toujours. Il s'était entièrement changé en statue de sel. Désemparée, Salila continuait à l'appeler en sanglotant, espérant qu'il finirait par ouvrir les yeux, mais ils restaient irrémédiablement fermés comme s'il continuait simplement de dormir.

Salila se précipita en panique auprès d'Ishtar.

-C'est Qumrân ! Il… il… il s'est changé en statue de sel ! s'écria-t-elle. Est-ce que c'est moi qui ai fait ça ? Qu'est-ce que j'ai fait ?!

-Peut-être est-ce une propriété de tes pouvoirs, dit calmement Ishtar.

-Mais… ça n'était jamais arrivé avant ! Alors pourquoi maintenant ?! C'est impossible !

Ishtar ferma les yeux et fronça les sourcils.

-Je perçois quelque chose de différent en toi… quelque chose de néfaste…

Salila resta interdite.

-De néfaste ?… Alors… se serait vraiment moi qui…

Ishtar soupira.

-C'est bien toi qui l'a transformé en statue de sel, mais je pense… qu'un autre dieu est derrière tout ça. Tes pouvoirs n'auraient pas pu changer d'eux-mêmes de façon si radicale. Il faut qu'un dieu puissant y ait concouru.

-Quoi ? Qui voudrait lui faire du mal ? sanglota Salila.

-Tu es naïve, dit durement Ishtar. Ce n'est pas après lui qu'ils en avaient. Tu croyais vraiment que les dieux accepteraient votre union? Ils ont sans doute cherché un moyen de vous séparer, sans avoir à se salir les mains. Et ils ont réussi.

Salila leva des yeux plein de larmes sur Ishtar.

-Aide-moi je t'en prie ! Dis-moi ce que je dois faire pour lui redonner vie !

-Je ne peux rien pour toi, répondit fermement la déesse. C'est au-delà de mes compétences.

Ishtar réfléchit.

-Vas voir mon frère Shamash. Lui pourra peut-être t'aider.

Salila se rendit donc auprès de Shamash, le dieu soleil. Elle s'inclina devant lui, mais alors qu'elle s'apprêtait à parler il leva la main pour l'arrêter.

-Je crois savoir pourquoi tu viens me voir Salila. Je sens que tu as été altérée par une malédiction.

-Une malédiction? Alors Ishtar avait raison, murmura Salila.

- C'est ma sœur qui t'envoie ?

- Elle m'a dit que tu pourrais m'aider. Je t'en prie Grand Shamash, ne peux-tu pas conjurer cette malédiction ?

Shamash observa Salila longuement, au point qu'elle se sentit gênée par ce silence et détourna le regard.

-Non, je ne peux pas t'aider.

-Comment ?! Mais pourquoi ?! s'exclama Salila.

-Je peux lever les malédictions qui ont été injustement prononcées par un homme envers un homme. Mais toi Salila tu es une divinité. Ta malédiction a été créée par un dieu, pour un dieu. Et je ne peux pas aller à l'encontre de ça. Qui plus est…

Salila attendit la suite.

-Cette malédiction n'est pas une injustice, c'est une punition pour avoir offenser les dieux.

Salila ouvrit la bouche, offusquée, mais ne savait pas quoi répondre. Elle se ravisa et sentit les larmes lui monter aux yeux.

-Les dieux ont voulu me punir mais c'est Qumrân qui en fait les frais. En quoi c'est censé être juste ?! C'est un être humain! Il ne sait pas que je suis une divinité ! Il n'a rien fait de mal! Pourquoi cette malédiction doit avoir des conséquences sur lui si c'est moi qui ai fauté?! s'emporta-t-elle.

-J'en suis désolé. Je suis le premier à prendre la défense des mortels. Je ressens une profonde affection à l'égard des êtres humains. Mais je ne peux m'opposer au Dieu des dieux.

Salila le regarda stupéfaite et comprit ce qu'il voulait dire.

-Enlil.

-Oh, ce n'est pas lui qui t'a maudite, il n'a pas cette compétence, mais c'est sans aucun doute sa volonté. Rien ne lui échappe, il préside à tout et arrive toujours à ses fins.

-Alors tout est perdu, souffla Salila en tombant à genoux. Je ne veux pas l'abandonner, se lamenta-t-elle. J'aimerais mourir pour être avec lui, mais c'est impossible..

Les larmes roulaient sur ses joues. Elle se sentait infiniment impuissante et incapable de bouger.

-C'est une requête à laquelle je peux accéder, dit finalement Shamash.

Salila releva la tête et posa sur lui des yeux interrogateurs.

-Mes eaux sont purificatrices. Si tu es vraiment prête à te sacrifier alors, suis mon conseil : Jette-toi à l'eau Salila… Jette-toi à l'eau avec Qumrân. C'est la seule chose que je peux faire pour toi.

Salila hésita quelques secondes, elle n'était pas sûre de comprendre, mais elle se releva finalement et essuya ses larmes.

-Merci, Grand Shamash.

Elle redescendit sur terre et posa le pied au sol, prit son apparence de fils d'homme et se rendit auprès de Qumrân, qui semblait toujours endormi, figé dans sa posture. Salila caressa de nouveau son visage dans ce même geste qui l'avait condamné. Elle aurait donné n'importe quoi pour pouvoir sentir une dernière fois la chaleur de son corps.

Elle le prit dans ses bras et se dirigea d'un pas lent vers l'immense lac qui approvisionnait la région en eau, là où elle avait vu son apparence de fils d'homme pour la première fois et s'était émerveillée de son nouveau corps. Mais maintenant en voyant son reflet, elle n'éprouvait qu'un immense chagrin et de profonds regrets. Elle releva la tête et jeta vers le ciel des yeux rageurs.

-Vous avez voulu nous séparer mais vous avez échoué ! s'écria-t-elle. Vous m'avez maudit pour me punir, mais maintenant c'est moi qui vais maudire cet endroit !

Elle baissa la tête et ferma les yeux, respira profondément pour se calmer et parla d'une voix ferme et déterminée.

-J'en fait le serment : plus personne ne pourra boire l'eau de ce lac. Plus aucun poisson, plus aucune algue, plus aucun organisme ne pourra y vivre. Cet endroit deviendra notre tombeau et avec nous, tout ce qui s'y trouve mourra aussi. Mais nous ne serons plus jamais séparés.

Salila espérait ne pas s'être trompée sur l'interprétation des paroles de Shamash. Elle se pencha sur le visage de Qumrân et y déposa un baiser.

-Que le sel nous lave le cœur.

Elle l'enlaça dans une dernière étreinte et se jeta avec lui dans le lac. Aussitôt leur deux corps fondirent presque instantanément et ils se retrouvèrent unis par les eaux pour l'éternité.

Dès lors, l'eau devint impropre à la consommation et quasiment plus aucune forme de vie ne put y survivre, comme l'avait prédit Salila. Aussi, les Hommes lui donnèrent le nom de Mer Morte.


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