Sally Ford
Haillons
Miles Murphy est assis sur un banc de pierre et regarde le soleil rouge plonger dans la mer. La ville s'étendait jusqu'ici auparavant. Il se souvient avoir joué dans des ruelles qui se trouvaient là du temps de sa jeunesse. Il y avait aussi, une dizaine de mètres plus loin, une petite église devant laquelle il passait chaque soir pour rentrer chez lui. Etait-ce là également, un soir d'hiver, qu'il avait embrassé Sally sous un porche ? Il n'en était plus sûr.
Ses souvenirs étaient maintenant ensevelis sous les flots. Les allées fleuries, les bâtisses de pierre, les autos et tout le reste ; l'écume des vagues les avaient avalé, comme un jour elle avalerait ce qui restait encore debout.
Miles déteste avoir du sable dans ses chaussures : il les retire lentement, les tape sur le rebord du banc, passe une main rapide sur ses chaussettes noires. Il est venu là pour réfléchir, alors il compte prendre son temps. Il allume une nouvelle cigarette, regrette de n'avoir pas emmené une bouteille de whisky. Il se dit que boire un verre ici aurait un certain panache. Tant pis, peut-être reviendra-t-il.
Il repense à Sally qu'il n'a pas revue depuis trente ans. Qu'est-elle devenue ? Habite-t-elle encore en ville ? Il se rappelle d'elle courant à perdre haleine dans les escaliers qui longeaient l'église, qu'elle ne se retournait jamais quand il lui demandait de l'attendre parce qu'il n'en pouvait plus. Il faudra qu'il se renseigne, quand il ira faire un tour en ville.
Ses pensées lui ont donné la bougeotte. Finalement il n'arrive plus à se concentrer, son esprit oscillant entre le fantôme enfantin de Sally et un verre de whisky. Et de toute façon la nuit se lève ; le soleil lui aussi a été avalé par la mer.
Le bar est comme dans ses souvenirs, en plus miteux. Les mêmes portraits dédicacés de stars depuis longtemps oubliées accrochés sur les murs ; un vieux fusil de la première guerre, au-dessus de la porte d'entrée ; des tables et un bar en bois d'un autre âge, craquelé et fissuré. Le juke-box a disparu, remplacé par une table de billard usée et un flipper décoré de vaisseaux spatiaux. Le propriétaire a changé lui aussi. Murphy pensait tomber sur Wallace mais c'est un grand type chauve, l'air absent, qui essuie les verres derrière le bar. Il est le seul client.
– Un whisky tourbé s'il vous plait – il s'installe au comptoir, perché sur un tabouret bringuebalant. Il est à vous ce bar ?
L'autre le regarde pendant qu'il attrape une bouteille par le goulot.
– Ouaip, le mien pourquoi ? Vous en voulez ? Je vous le vends si vous voulez, on peut pas dire qu'on soit un genre de station balnéaire par ici vous voyez ? Je m'appelle Ed, au fait. Y'a pas plus con comme prénom.
Il pose un verre devant Murphy, s'essuie les mains avec un torchon. On dirait qu'il ne fait que ça, s'essuyer les mains avec son torchon.
– Merci, mais c'est pas pour moi. Vous connaissiez Wallace ? C'était l'ancien propriétaire, et un ami à moi. Et je m'appelle Miles.
– Wallace ? Ouais c'est lui qui m'a revendu ce rade y'a bien dix piges. Et quelques mois plus tard il s'est noyé, juste en bas d'ici, là où y'a un chêne tout desséché. Vous le connaissiez ? Vous êtes du coin ? Il sort un verre et se sert aussi, heureux d'avoir un peu de compagnie.
– Ouais je suis né ici. Dans la Grand' Rue, une petite maison blanche qui faisait le coin en face d'une boucherie. Vous voyez où c'est ?
– Je vois très bien ouais – il se penche et attrape un bol de cacahuètes sous le bar. Mais vous avez pas de chance, tout le coin a été englouti. J'espère que vous venez pas ici pour ça.
Miles sort une photo - une adolescente rousse, souriante, en bikini sur le sable.
– Vous reconnaîtriez cette personne ? Elle a trente ans de plus maintenant, mais c'est la seule photo que j'ai. Elle s'appelle Sally.
Le chauve saisit la photo, fronce les sourcils. Miles comprend qu'il est myope car il colle pratiquement la photo sur son nez.
– Vous pourriez pas vous débrouiller pour avoir un truc plus récent ? Elle est mignonne la gamine, mais sa tête me dit rien. Elle est d'ici ?
– Oui.
– Alors elle a dû partir. Il rend la photo à Miles. Je vous sers un autre verre ?
– Ouaip.
Il fait nuit noire lorsque Miles arrive à sa voiture. Dans l'allée derrière lui, Ed essuie ses derniers verres avant d'éteindre la lumière. Miles rate deux fois la serrure de la portière, finit par l'ouvrir et s'affale sur le siège conducteur. En face de lui un vieil entrepôt rouillé agonise, gueule béante. "Truck Repair'" parvient-il à déchiffrer en allumant les phares de sa Blue Note. Des piles de pneus, une carcasse de camion à l'abandon dans les herbes folles. Un hibou qui le dévisage depuis une des fenêtres cassées. Il éteint ses phares.
Miles est réveillé par un tambourinement contre la portière. Il ouvre les yeux, le soleil l'agresse, il a mal partout parce qu'il a dormi assis. Les yeux plissés, il tourne la tête contre la vitre : c'est Ed.
– Hé Miles, pourquoi t'as dormi là ? Y'a un hôtel au bout de la rue. J'ouvre le bar là, viens j'offre le café.
Murphy grommelle, sort de la voiture et s'appuie quelques secondes sur le toit pour reprendre ses esprits. Il fait particulièrement chaud ce matin, cela fait longtemps que ça n'était pas arrivé. Et il a encore l'impression d'avoir du sable dans les chaussettes.
Ed pose deux tasses de café fumant sur la table en lui expliquant qu'il vient d'Ethiopie, qu'il est devenu rare à cause des difficultés d'approvisionnement avec l'Afrique, mais que lui a fait suffisamment de provisions pour tenir quelques temps. Ils sont assis au fond, près d'une fenêtre ouverte sur une rue poussiéreuse.
– Alors qu'est-ce qu'y t'amènes ici ? Quand tu m'as montré la photo de la p'tite hier soir, je me suis dit que tu devais être un détective ou un flic, mais comme t'as pas de plaque je penche pour détective.
Miles le regarde par-dessus sa tasse. Le café lui fait du bien, ses pensées commencent doucement à se remettre en ordre. Mais Ed parle trop vite et ses gestes sont précipités : il ne doit pas voir grand-monde en temps normal.
– Bien vu. Et je cherche cette nana, que je t'ai montrée hier.
Ed pose les deux bras sur la table, s'approche de Miles. Son haleine sent le café moulu.
– Ouais bein, justement, je pourrais revoir cette photo ? Je me dis que j'ai ptêt' mal vu hier soir.
Miles sort la photo de la poche intérieure de sa veste.
– Sally hein ? En fait sa bouille me dit quelque chose, je crois bien que je l'ai croisée quelques fois au bar. Ouais, maintenant que j'y repense j'en suis sûr en fait.
Pendant qu'il dit ça il fait tourner la photo entre ses doigts. Il la serre, joue avec les coins, on dirait qu'il veut la rouler en boule dans son poing.
– Mais y'a longtemps hein, quelques années. Je lui ai pas trop causé, je sais pas si elle est encore ici.
Il repose la photo sur la table mais garde la main dessus.
– Et qu'est-ce que tu sais sur elle ? Elle était comment quand tu la voyais ?
– Comment elle était ? Ah elle était jolie, vu le nombre de types qui lui tournaient autour. Quand elle s'asseyait au bout du bar là-bas c'est comme si les rayons du soleil ils s'emmêlaient dans ses cheveux. Mais elle avait pas une très bonne réputation.
Il avait terminé sa phrase le regard perdu par la fenêtre, à contempler la poussière. Miles sent ses mâchoires se crisper.
– Y'a des gens qui la connaissent ici ? Tu sais où elle créchait ?
– Nan, nan, j'sais pas grand-chose. Il se relève pour passer derrière le comptoir et commence à tripoter des bouteilles sur les étagères. Enfin ptêt' que tu devrais passer à la quincaillerie, c'est là-bas qu'elle travaillait. C'est juste à côté du château d'eau, tu peux pas la rater.
Quand Miles part, Ed est sur le porche du bar et se demande pourquoi le passé est venu frapper à sa porte hier soir.
Le bâtiment n'a pas de nom. Juste un bloc de béton gris, en bordure de la ville, avec un pick-up garé sur les places réservées aux employés. Malgré le climat d'apocalypse, les habitants tiennent à maintenir un semblant de normalité.
Murphy se gare sur deux places et descend de voiture ; l'air sent la poussière et le sel marin. Il se demande combien de temps il faudra à la mer pour arriver jusqu'ici. Il traverse le parking, retire sa veste et la garde à la main ; le soleil commence à brûler.
La devanture, affreuse et constellée de toiles d'araignées, annonce la couleur. Le carillon d'une clochette le précède lorsqu'il entre dans la boutique ; l'endroit est resté hors du temps.
Tout y est gris et blanc, parsemé par-ci par-là de tâches de couleurs. De la faïence, des ustensiles ménagers, des meubles indistincts... plus loin un cintre à roulettes auquel sont pendues des frusques passées. Des masques de clown, de l'encens, des livres jaunis sur le jardinage ou le yoga. Ces articles sont là depuis des siècles. Ils ont été fabriqués à une autre époque, personne ne les a jamais acheté, ils attendent maintenant de tomber en poussière.
Où est la caisse ? Miles a l'impression d'avoir fait deux fois le tour du magasin sans la trouver. Peut-être qu'en fait il n'y en a plus, que plus personne ne vient ici depuis longtemps. Puis il sursaute lorsqu'une voix aigüe l'interpelle.
– Bonjour jeune homme, je peux vous aider ?
Un petit visage ridé avec deux yeux plissés comme des amandes est apparu entre les cintres. Une petite vieille femme s'extirpe de derrière une rangée de vêtements moisis.
– Pardonnez-moi si je vous ai fait peur, je dois dire que je ne suis plus habituée à voir grand-monde entrer. La derrière fois c'était il y a deux ans je crois, un homme avec une moustache est venu m'acheter un parapluie. Il était fou vous voyez, il pensait qu'en achetant ce parapluie il n'aurait rien à craindre de la mer. Je ne l'ai jamais revu.
Miles contemple la petite vieille.
– Il y a quoi derrière ces cintres ?
– Tout. J'habite derrière. Ma maison était sur la plage vous voyez. Alors je vis ici maintenant. Je connais chaque objet de cet endroit. J'en ai répertorié sept-cent cinquante-quatre. Parfois il m'arrive d'en découvrir encore de nouveaux, c'est très excitant ! Mais c'est de plus en plus rare, malheureusement. La dernière fois que c'est arrivé c'était il y a deux mois ; j'ai trouvé un rouleau de papier cadeau rouge vif, avec des sapins, de ceux qu'on utilisait à Noël. Et il y en a au moins pour cinq mètres ! Il était caché sous une étagère en fer.
Miles se passe la main sur le visage, à la fois par dépit et parce que la chaleur y a déposé une mince pellicule de sueur. Il y a plusieurs modèles de ventilateurs ici, mais aucun n'est allumé.
– Vous cherchez quelque chose en particulier ? Peut-être un objet à offrir ? Ou bien juste un petit quelque chose pour vous faire plaisir ? Tout n'est pas de première jeunesse évidemment, mais je suis sûre que nous pourrons trouver quelque chose.
Miles commence à se sentir irrité. Il attrape une pleine poignée de pin's représentant de vieilles autos du XXe siècle, les malaxe quelques secondes puis les repose dans leur panier. Il s'efforce de rester calme.
– En fait madame, je ne viens pas pour acheter quelque chose. Je suis à la recherche de cette personne, Sally - il tend la photo de la jeune fille rousse, on m'a dit qu'elle avait travaillé ici. Vous la reconnaissez ? – Il attrape un verre de whisky ébréché et le fait tourner dans ses mains. Il est décoré du logo d'une marque bon marché, de celles que l'on achetait à l'épicerie du coin pour picoler seul le soir. Il repose le verre. Il faut qu'il se calme.
La petite vieille regarde la photo pendant plusieurs secondes, puis elle finit par hocher la tête. Quand elle s'adresse à Murphy, son ton est devenu méfiant.
– Oui oui, c'est bien Sally. Qu'est-ce que vous lui voulez ? Si vous voulez lui faire la cour, vous feriez mieux de la laisser tranquille. C'est un honnête commerce ici, qui vaut ce qu'il vaut, mais ce n'est pas un bordel.
– Non, en fait je cherche juste à lui parler. Je suis un…. ami d'enfance, nous étions à l'école ensemble. Celle qui était près de l'église, mais elle a disparu maintenant. J'étais dans le coin, et je me demandais si elle habitait toujours par ici.
La vieille femme toise Murphy, le regard sévère. Mais soit parce qu'elle se laisse convaincre par l'histoire de celui-ci, soit parce qu'elle juge qu'il n'a visiblement pas le même air que les autres prétendants, elle finit par s'adoucir.
– Elle a travaillé ici pendant quelques années. Elle avait des problèmes d'argent, son ex-mari ne lui avait vraiment pas laissé grand-chose. Alors comme elle n'avait pas fait beaucoup d'études, quand elle s'est retrouvée toute seule il a bien fallu qu'elle trouve un moyen de survivre. Elle était consciencieuse dans son travail, je l'aimais bien. C'est seulement dommage qu'elle ait eu de mauvaises fréquentations. Tous ces garçons qui venaient ici pour lui parler, comme ils disaient…. Attendez je vais vous montrer quelque chose.
La petite vieille disparait derrière ses manteaux fripés. Du coin de l'œil, il aperçoit une voiture grise déglinguée se garer sur le parking. Un jeune type blond en sort, en jean et maillot de corps. Il s'appuie nonchalamment sur la portière restée ouverte et tourne son regard vers la boutique. S'allume une cigarette. Miles a l'impression qu'il le fixe.
La petite vieille ressort ; elle tient une photo à la main.
– Regardez, c'est elle et moi. On installait des décorations pour Halloween dans la boutique. La photo a quelque chose comme une dizaine d'années, à l'époque nous avions encore des clients, alors on décorait un peu. On pensait même que la mer allait repartir, vous voyez. On s'est bien trompées !
Miles ressort une quinzaine de minutes plus tard, le cœur battant à tout rompre. Il est accueilli par la chaleur accablante du soleil. Le type blond accoudé à sa voiture le dévisage lorsqu'il passe à sa hauteur. Les cheveux courts maculés de poussière. Une chemise grise tâchée de transpiration. Le regard vicieux et le visage marqué par d'anciennes traces d'acné jamais complètement disparues. Il attrape sa cigarette entre deux doigts malingres et hoche la tête en direction de Miles.
– Hé mec, tu cherches quelque chose ?
Plongé dans ses pensées, Miles ne l'entend pas.
– Hé, connard, tu m'écoutes quand je te parle ?
Miles s'arrête net, se retourne. Il est en plein milieu du parking, il sue à grosses gouttes.
– Tu cherches quelque chose ? T'as besoin d'aide ?
– Va te faire foutre.
Puis il retourne vers sa Blue Note et démarre.
Sally était tombée enceinte au lycée. Elle avait arrêté sa scolarité parce que le type qui l'avait mise enceinte avait cinq ans de plus qu'elle et travaillait déjà. Puis il l'avait larguée avant l'accouchement et Sally s'était retrouvée avec le môme sur les bras ; un jour il était tombé dans les escaliers parce que Sally, épuisée, avait glissé. Il avait été enterré dans un petit cimetière à l'extérieur de la ville, qui depuis a été recouvert par la mer.
C'est l'histoire que lui avait soufflé la propriétaire de la quincaillerie alors qu'elle lui tendait la photographie jaunie de Sally, la petite trentaine, debout sur un escabeau à accrocher une guirlande sur une armoire en fer. A l'intérieur on y voyait les mêmes vieux vêtements qui servaient désormais à cacher l'intimité de la vieille dame. On voyait celle-ci en arrière-plan, adressant un regard noir au photographe. Un de ces types qui passaient son temps à lui faire la cour, lui avait-elle dit, avec un soupçon d'ironie. Miles savait que la vieille dame mentait, que cette histoire de bébé tombé dans les escaliers était fausse. Il le savait parce que c'était ce bébé, aujourd'hui âgé de vingt ans, qui lui demandait de retrouver sa mère.
Au moins lui avait-elle donné une information qui lui semblait plus fiable : l'adresse de Sally, du temps où elle travaillait à la quincaillerie. C'est là que se rend Miles, plongé dans ses souvenirs d'enfance et l'estomac noué par la crainte de ce qu'il allait découvrir. Il se demande aussi pourquoi la vieille femme lui a raconté cette histoire.
C'est une petite maison blanche, quelques rues derrière le bar. Les volets délavés sont clos, le petit portique rouillé ouvert et le sol balayé par les feuilles mortes et les détritus. Des planches en bois ont été clouées pour remplacer les fenêtres brisées. Plus personne n'habite ici depuis longtemps, pas besoin d'être détective pour s'en rendre compte.
Sur la boite aux lettres il est encore écrit "Sally Ford", son nom de jeune fille. Miles descend, traverse la cour. La porte est fermée par un cadenas d'acier dont il ne lui faut qu'une minute pour venir à bout. L'odeur de la poussière et du renfermé l'assaillent.
L'intérieur est plus petit que ce que la maison laisse à penser. D'abord un vestibule vide, hormis un miroir fêlé et un porte-parapluie vide. Miles jette un coup d'œil au miroir, comme s'il allait y apercevoir le reflet de Sally. Puis un petit salon, éclairé par les rais de lumière filtrant entre les planches aux fenêtres ; il voit la poussière danser devant ses yeux. Au milieu de la pièce un vieux canapé d'angle, une imitation de tapis oriental couleur bordeaux, un vieux poste TV. Une longue commode basse peuplée de petits animaux en verre bon marché. La télécommande, par terre. Un cadre imposant, sur le mur ; Miles essuie la poussière et découvre un paysage de chaîne de montagnes. L'ampoule nue au plafond ne s'allume pas, de toute manière il n'y a plus d'électricité.
Une vague de nostalgie envahit Murphy. Il s'assoit sur le bord du canapé et contemple la collection de babioles en verre. Il s'imagine Sally vivant ici, s'asseyant au même endroit que lui. S'échinant à survivre dans cette ville oubliée de tous, à essayer d'élever Noël, à se lever chaque matin pour un salaire de misère. Et à succomber petit à petit aux hommes et à l'alcool. Il sait qu'il ne devrait pas, mais son imagination s'est déjà mise en marche : il s'imagine rester à l'époque quelques années de plus, suffisamment pour avouer à Sally qu'il l'aime. Comme tous les garçons, évidemment. Mais que lui l'aime davantage, qu'ils partiront d'ici ensemble. Et que jamais elle ne vivra seule dans cette petite maison blanche, avec ses animaux en verre et sa TV.
Au bout de quelques minutes il se relève d'un bond, comme s'il avait pris conscience des ténèbres dans lesquelles ses pensées l'entraînaient peu à peu. Il se dirige précipitamment dans la cuisine américaine, pressé de quitter les lieux au plus vite. Mais il n'y a que des ustensiles couverts de poussière pendus au-dessus d'un évier attaqué par la rouille, un égouttoir encombré de couverts secs depuis des lustres et des torchons à carreaux illustrés de petits cochons. Il se rappelle soudainement que la mère de Sally, qu'il avait rencontré deux fois, avait les mêmes accrochés à la porte de son four. Le souvenir lui lacère l'estomac. Il ouvre fébrilement un à un les placards ; du sel, des boites de conserve, des paquets de céréales périmés. Quelques assiettes et verres dépareillés. Des bouteilles de vin vides près d'une poubelle béante.
Il pousse doucement la porte de la petite salle de bains : encore un miroir ébréché, une brosse à dents desséchée, une serviette blanche en boule sous le lavabo. Des murs de faïence bleue qui encadrent une douche inutilisée depuis des années. Une fenêtre condamnée et envahie de toiles d'araignée. La maison dégage une impression de solitude et de tristesse insupportables.
En refermant la porte de la salle de bains il se rend compte que ses mains tremblent et qu'il est au bord de la crise d'angoisse. Il ferme les yeux, la mâchoire crispée, et se force à respirer profondément. Il sait que plus vite il sera sorti d'ici, mieux cela vaudra.
Il ne reste plus que la chambre de Sally, adjacente au salon. Miles appuie doucement sur la poignée de la porte close comme s'il craignait de la surprendre, en sous-vêtements devant son miroir. Mais il ne trouve qu'un lit défait, une penderie ouverte et une petite commode, tous blancs. Des peintures d'allées fleuries, œuvres anonymes, ornent les murs. L'odeur de renfermé et l'obscurité l'obligent à arracher le panneau de bois qui recouvre la fenêtre ; en sueur, il se retourne pour contempler la petite pièce au soleil de midi.
La lumière se pose sur la penderie qui ne contient plus que des vêtements abandonnés aux mites. Des robes surtout, noires ou rouges, et quelques pantalons en laine, plus chauds ; Miles se souvient de la rudesse des hivers dans la région. Dans plusieurs tiroirs, de la lingerie fine. Miles sent le sang battre à ses tempes. Il fait glisser ses doigts sur le matelas moisi à la recherche de la courbe de son corps, mais elle a disparu depuis longtemps. Il doit partir d'ici avant de devenir fou.
Il ne reste plus que la petite commode, sur laquelle sont posés une lampe jaune sans charme, un coffret à bijoux et un cadre photographique. Miles l'attrape ; c'est Sally avec son fils, devant la maison. Noël doit avoir deux ou trois ans, Sally parvient encore à le porter dans ses bras. Il fait beau, la photo semble avoir été prise en été. A l'arrière-plan on distingue une balançoire et un massif de fleurs. Sally est magnifique, elle sourit, ses longs cheveux roux en cascade sur ses épaules. Elle porte une salopette en jean, à laquelle se cramponne son fils hilare. Elle fixe l'appareil intensément de ses grands yeux sombres, comme pour dire quelque chose. Miles fait glisser la photo hors de son cadre, la retourne : "Avec Ed, été 2015". Miles demeure un moment interdit ; Ed, le propriétaire du bar ? Il fait glisser la photographie dans la poche arrière de son pantalon, l'esprit assailli de mille questions.
L'unique tiroir de la commode est encombré de photographies de son fils Noël, à divers âges de la petite enfance ; sur les plus récentes il n'a pas plus de trois ou quatre ans. Puis son sang se glace lorsqu'il arrive au fond du tiroir. Des lettres. Ses lettres. Celles qu'il lui a envoyées la première année de son départ, auxquelles elle n'a jamais répondu. Elles sont toutes là, une dizaine au total, ouvertes. Elle les a gardées avec elle toutes ces années. Des lettres dans lesquelles il lui disait qu'il l'aimait, où il lui demandait de le rejoindre. Il avait attendu des réponses en vain, avait passé des nuits entières à penser à elle, avait failli revenir ici pour la chercher. Puis le temps avait fait son travail, il s'était résigné, avait rencontré d'autres femmes. Mais il n'avait jamais oublié Sally.
Quand Miles sort de la maison il est pâle et son esprit à des dizaines d'années d'ici. Il ne voit pas la voiture grise déglinguée garée plus bas dans la rue, avec son chauffeur en chemise grise fumant une cigarette.
Il roule une dizaine de minutes et s'arrête au premier restaurant en périphérie de la ville. Il a besoin de décrocher une heure et de se calmer avant d'aller parler à Ed. Il tourne sur le parking, se gare à côté d'un 4x4. En face de lui le néon rose clignotant dit "Chez Joe". Y'a pas plus con non plus comme prénom, pense-t-il avant de descendre en claquant la porte. Son ventre gargouille à l'odeur de friture qui s'échappe des fenêtres et il se rend compte qu'il n'a pas mangé depuis vingt-quatre heures.
L'intérieur du restaurant est décrépi et bruyant. Il est évident que la peinture blanche n'a pas été refaite depuis une éternité, le sol carrelé est entièrement craquelé et les couleurs des tableaux au mur semblent avoir pratiquement disparues.
Miles se glisse derrière une méchante table en fer brinquebalante, près de la fenêtre donnant sur le parking. Les ressorts de la banquette lui chatouillent les côtes pendant qu'il observe la salle : un comptoir en zinc, derrière lequel s'affaire une serveuse blonde plus de première jeunesse. Elle prépare des sortes de beignets à la crème avec un air vide. Derrière elle la porte battante de la cuisine, d'où sort une adolescente brune aux cheveux courts, en débardeur blanc, un plat fumant dans chaque main qu'elle apporte à grandes enjambées à deux types gras en chemise à carreaux, juste derrière lui. Les deux types en question se jettent sur leurs assiettes avec des bruits écœurants sans remercier la jeune fille, qui file une table plus loin prendre commande auprès de trois hommes en bleu de travail, qui rient à gorge déployée et la regardent d'un drôle d'air. Elle passe devant une autre table où un couple à l'air livide crie pour se faire entendre dans la cacophonie générale et elle disparaît aussi vite qu'elle est apparue, ne laissant derrière que le claquement de la porte battante de la cuisine.
Miles se tourne devant son reflet dans la vitrine avec le parking, la route et un motel décrépi en toile de fond. Il voit une voiture grise déglinguée passer au ralenti devant le restaurant et poursuivre sa route ; il se demande s'il s'agit du même type qu'à la quincaillerie.
– Bonjour Monsieur, que désirez-vous ?
Il sursaute à la voix flûtée de la serveuse, se retourne et la fixe du regard.
– Un whisky, des œufs et un steak. Sans sauce s'il vous plait.
– Merci monsieur, je vous apporte ça dans cinq minutes.
Et elle disparaît à nouveau. Murphy se demande ce qu'attend une jeune fille dans un endroit comme celui-ci. Puis il se rend compte que le bruit incessant des couverts et des voix grasses qui s'élèvent des tables avoisinantes lui vrillent le cerveau. Il essaie de faire abstraction de son environnement pour se concentrer sur l'image de Sally mais au bout de quelques minutes on pose bruyamment devant lui une assiette et un verre. L'odeur de la friture envahit ses narines.
– Bon appétit ! lance la voix flûtée avant de disparaître à nouveau.
Il engloutit son plat en quelques minutes, avale son whisky d'un trait. L'endroit est définitivement trop bruyant et un doute vient de lui traverser l'esprit. Il hèle la jeune serveuse pour régler l'addition et lui demande, les yeux fixés au fond de son portefeuille à chercher de la monnaie :
– Il y avait un petit cimetière juste à l'extérieur de la ville, il existe toujours ?
– Oui, il faut dépasser le château d'eau, rouler quelques kilomètres et prendre à droite, on le voit de loin.
Elle le regarde d'un air peiné, pensant qu'il vient rendre visite à un proche disparu.
– Merci mademoiselle. Tenez – il pose un généreux pourboire. Si ça peut vous aider à vous enfuir d'ici…
Il reprend la route en sens inverse, repasse devant la quincaillerie et ressent l'étrange impression que la vieille l'observe derrière la poussière des vitres. Il passe devant une succession de maisons à l'abandon envahies par les herbes folles et les carcasses d'automobiles. Puis apparaît au détour d'un virage, surmontant les pins en bordure de la route, les colonnes d'une usine désaffectée. Elle fonctionnait du temps où Murphy était enfant, mais il n'a jamais su ce qu'on y fabriquait. Pour lui ce n'était qu'un immense géant d'acier crachant de la fumée et qui accueillait des cohortes ininterrompues de poids lourds. A part les ouvriers, personne ne prenait jamais cette route. Aujourd'hui, elle est dans un état d'abandon complet et il doit conduire prudemment pour éviter les nids de poules et les débris qui jonchent la chaussée.
Puis, comme l'avait prédit la jeune serveuse, le petit cimetière apparaît sur le bord de la route, surmonté d'un calvaire à la croix brisée. Miles se gare avec précaution sur le bas-côté, dans les herbes folles.
Il entre par un portail rouillé, passe devant une guérite depuis longtemps désertée par le gardien, monte quelques marches au milieu de plantes en pot complètement desséchées. Le soleil est haut dans le ciel, il sue à grosses gouttes. Dans le silence assourdissant du lieu s'étale devant lui une armée de croix fatiguées, comme autant de sentinelles oubliées. Il s'éponge le front avec la manche de sa chemise, son coeur bat à tout rompre. Il ne sait pas ce qu'il va trouver ici mais que la vieille femme lui ait menti l'angoisse, il sent un vide à l'intérieur de son estomac. Il entreprend d'inspecter la première rangée de tombes.
Au bout d'une demi-heure Miles a arpenté la moitié du cimetière, les yeux fatigués à déchiffrer les noms d'anciens habitants, la plupart à demi-effacés par le temps et l'érosion, lorsqu'il s'arrête net devant une tombe blanche, d'aspect récent et fraîchement fleurie. Il relit plusieurs fois le nom, écrit en lettres capitales sur la pierre blanche : "Sally Ford." Elle était morte il y a deux ans, à trente-huit ans. Pas d'épitaphe. Les fleurs sont bleues.
Elle le voit revenir par la route de l'usine et se garer sur le parking. Elle se dit qu'il a compris plus vite qu'elle ne le pensait. Elle se dit aussi qu'elle lui dira à propos de Ed, car cela n'a plus d'importance désormais. Elle le voit arriver à grandes enjambées et pousser la porte violemment.
– Pourquoi vous m'avez menti ? Pourquoi vous ne m'avez pas dit qu'elle était morte ?
Il a les yeux cernés, le teint gris. Il semble plus triste qu'en colère.
– Vous m'avez menti pour son fils, mais ça je le savais, parce que c'est lui qui m'a demandé de la retrouver. Mais pourquoi vous ne m'avez pas dit qu'elle était morte ?
Il tourne en rond dans l'allée du magasin, ses poings s'ouvrent et se referment nerveusement. Elle se dit qu'il devait être amoureux de Sally lui aussi. Il se tourne vers elle, brandissant un doigt accusateur.
– Maintenant vous me racontez ce qui s'est passé, c'est compris ?
Il prend appui contre le rebord d'une commode en bois, elle se laisse tomber sur un petit tabouret vernis. Plusieurs secondes de silence s'écoulent puis elle lui raconte comment un soir d'automne doux et lumineux, après une longue journée au magasin, Sally est venue la trouver dans l'arrière-boutique avec son petit garçon. Il avait trois ans, il s'appelait Noël et portait une marinière bleue et un pantalon gris un peu trop grand pour lui. Sally lui a demandé d'emmener son fils loin de la ville, là où il pourra avoir un avenir. Elle a d'abord refusé mais a fini par céder devant les yeux implorants de Sally. Elle n'a jamais eu d'enfants elle-même, alors elle s'est dit que la jeune femme savait mieux qu'elle ce qu'il fallait faire.
Elle a emmené le petit garçon le soir-même, sa mère avait déjà préparé ses affaires. Elle l'a conduit à l'hôpital Springsteen, à cent kilomètres à l'est, et l'a déposé devant la porte des urgences. Puis elle est repartie dans la nuit. Sally et elle n'ont plus jamais abordé le sujet. Elles pensaient avoir fait ce qu'il fallait.
– Comment Sally est-elle morte ?
– Je crois qu'elle a commencé à regretter ce qu'elle avait fait, c'est devenu de plus en plus difficile pour elle. C'est pour ça qu'elle voyait tous ces hommes, pour oublier peut-être. Un jour elle a démissionné, elle m'a dit qu'elle voulait chercher autre chose… Et puis c'est arrivé, il a fini par la tuer…
– Qui ça, Ed ?
– Non Seigneur non, pas Ed !
– Qui ça alors ?
La petite vieille semble se ratatiner sur son tabouret vernis et baisse le visage. Elle tire un mouchoir de sa poche pour essuyer le coin de son œil et reprend après quelques respirations.
– Rory, un sale type. Elle ne l'avait vu qu'une fois ou deux, mais il considérait qu'elle lui appartenait. Je lui avais dit de faire attention à lui, sa femme était morte quelques années avant et tout le monde savait qu'il la battait. Même si évidemment on a jamais pu prouver quoi que ce soit. Enfin, un soir il est allé au bar, juste avant la fermeture. Il n'y avait plus qu'Ed et Sally, ils discutaient. Rory il a pensé qu'ils étaient ensemble alors il est devenu fou. Il a frappé Ed qui tentait de s'interposer puis il a battu Sally à mort avec un tabouret du comptoir… Et ensuite il est reparti chez lui.
– Où il est maintenant ?
– Il vit toujours ici... La petite vieille relève la tête et lui jette un regard implorant.
– Pardon ?
– Rory, c'est le shérif ici et depuis longtemps. Tout le monde a peur de lui, ça permet de garder la ville en ordre. Alors les gens ont préféré faire comme si rien ne s'était passé. Ed a bien essayé de les convaincre que Rory était un assassin, mais les gens ils ont regardé ailleurs. Pour eux, la mort d'une pauvre fille aux mœurs légères ça ne vaut pas la peine de s'attirer des ennuis. Et avec ce qui se passe, la mer qui monte et qui engloutit les maisons un peu partout dans le pays…
– Où habite Rory ?
– Je… vous devriez parler à Ed.
Puis la vieille femme se referme comme un coquillage sur son tabouret vernis. Quand Miles traverse le parking au pas de course, il est poursuivi par son ombre dessinée par le soleil couchant.
Il le voit se garer sur le trottoir en face, à travers la moustiquaire de l'entrée. Il se demande s'il a parlé avec Annah à la quincaillerie. A travers la porte-moustiquaire il le voit sortir précipitamment, puis faire demi-tour à mi-chemin parce qu'il a oublié de fermer sa voiture à clé. Il se demande aussi s'il est dangereux. Il jette un regard circulaire dans son bar ; deux types hirsutes qui jouent aux dés autour d'une pinte, un homme noir avec des lunettes cerclées d'or qui lit le journal du soir. Il vérifie que son revolver, qu'il a acheté depuis la mort de Sally, est à portée de main sous la tireuse. Et l'attend, raide comme un piquet, à s'essuyer les mains avec un torchon pour se donner une contenance.
– Salut Ed.
– Salut Miles.
– Qu'est-ce que tu sais sur Rory ?
– C'est le shérif ici. Plus pour très longtemps, il est vieux et malade. Un cancer de la peau, à ce qu'on dit.
– Avec quel tabouret est-ce qu'il l'a tuée ? Celui-là ?
Miles s'est saisi du tabouret le plus proche et le brandit, menaçant, sous le nez de Ed. Le barman recule d'un pas, repose son torchon sous la tireuse.
– Miles, est-ce qu'on peut en parler ailleurs, plus calmement ?
– Non. On en parle ici, et tout de suite.
Les yeux de Ed balaient rapidement la salle. Les deux types continuent de jouer comme si de rien n'était, l'homme aux lunettes cerclées d'or lui a jeté un oeil avant de se replonger dans son journal. Comme le soir où Rory a tué Sally, Ed est seul.
– Il… Il est venu ici, un soir. Je discutais avec Sally et quand il nous a vus il est devenu fou. Il m'a attaqué et ensuite il s'en est pris à elle. J'ai essayé de la défendre mais j'ai rien pu faire. Il l'a tuée devant moi. Rory c'était un colosse à l'époque, il m'a assommé d'un seul coup de poing… Après ça tout le monde a fait comme si rien ne s'était passé, par peur des représailles. Personne n'a voulu m'écouter, les gens s'en foutaient de Sally, à part moi et Annah… Vraiment j'ai rien pu faire…
Ed débite son histoire à voix basse, dans un souffle et sans regarder Miles.
– Tu l'aimais ?
Ed se redresse et essaie de le regarder dans les yeux.
– Je… oui, on est sortis ensemble quelques temps, mais c'est tout. Elle était trop bien pour moi de toute façon, mais on était restés amis.
– Et pour son fils, tu savais ?
– Oui, elle m'a raconté ce qu'elle avait demandé à Annah de faire pour elle. A la fin elle me disait regretter d'avoir fait ça…
- Où est-ce qu'il habite ?
– Ça ne sert à…
Ed n'avait pas terminé sa phrase que Miles lui braquait son revolver sur la figure.
– Où est-ce qu'il habite ?
– 13 rue Miskatonic.
La nuit commence à tomber, les quelques réverbères encore en état de fonctionner se sont allumés. Ils balaient par intermittence le visage de Murphy pendant qu'il conduit dans les rues désertes, les mains crispées sur le volant. Il se rappelle vaguement où se situe la rue Miskatonic parce qu'il allait y acheter des disques de blues quand il était ado. Il ralentit à chaque croisement pour déchiffrer les panneaux de rue rongés par l'humidité.
Alors qu'il arrive sur un petit rond-point désert, quelqu'un allume soudainement ses pleins phares à gauche et démarre dans un bruit de tonnerre. Avant que Miles n'ait le temps de réagir il est percuté par le chauffard et sa Blue Note est projetée contre le trottoir. La ceinture de sécurité lui coupe la respiration et, durant quelques instants, il ne voit plus que du noir.
Il commence à reprendre ses esprits en même temps qu'il entend une porte claquer. Il déverrouille fébrilement sa ceinture de sécurité, ouvre la porte de la voiture mais à peine pose-t-il un pied dehors qu'il est attrapé, tiré et balancé dans la nuit. Encore à moitié dans les vapes, il sent le goût du sang dans sa bouche quand il heurte le bitume. On l'attrape par les épaules, Murphy se retourne et balance un crochet du droit au jugé. Par chance il atteint le visage de son adversaire et entend un cri étouffé. La prise sur ses épaules se relâche, il en profite pour s'écarter, prendre un peu de distance et se retourner.
Il reconnaît le type blond en chemise grise cradingue qui l'observait sur le parking de la quincaillerie. Celui-ci crache une dent par terre et regarde Murphy avec un rictus sadique.
– Toi mon gars tu vas pas passer la nuit. Les types costumés dans ton genre qui se croient chez eux ça me plaît pas.
Miles essuie le sang qui lui coule de la lèvre.
– Je suis né ici, sombre abruti.
– Bah c'est aussi ici que tu vas crever alors mon gars.
Le type blond sort un couteau à cran d'arrêt de derrière son dos et fait mine d'avancer vers Murphy, qui sort son revolver et tire. Pendant une seconde, l'autre semble ne pas comprendre ce qui s'est passé alors qu'une tâche rouge s'épanouit sur sa poitrine ; il titube en arrière, lâche son couteau et s'effondre en crachant du sang.
Miles reste immobile, le pistolet encore fumant à bout de bras. Il voit le corps agité de soubresauts dans les pleins phares de la bagnole grise déglinguée. Puis il baisse les bras, s'approche à pas lents de l'homme à terre désormais immobile.
Il le regarde ; la trentaine, sale, le visage grêlé par les cicatrices d'acné. Et mort. Murphy l'attrape par les bras et le traîne sur le trottoir, le fouille : rien, excepté quelques pièces de monnaie. Dans la voiture : un coffre vide, une boîte à gants qui contient une vieille carte routière, des paquets de cigarettes, un peigne et des flyers de night-club. Des bouteilles de bière vides à l'arrière. Une odeur rance de sueur et de tabac mêlés. Circonspect, Miles remonte dans sa Blue Note cabossée et repart, les yeux rivés sur les plaques des rues.
Il finit par la trouver, sur sa droite, au niveau d'un ancien café à la porte cadenassée et aux volets fermés. Il se rappelle y être déjà entré à une autre époque, mais le nom sur la façade écaillée a presque complètement disparu. Il braque et regarde les numéros lentement défiler jusqu'à une petite maison de briques rouges, au jardin envahi de mauvaises herbes. Un pick-up noir surmonté d'un gyrophare est garé juste devant.
Miles se range à son tour et pousse le petit portail en fer du jardin. Il entend le bruit étouffé de la télévision derrière les rideaux tirés, la nuit est calme, une petite brise salutaire souffle sur des arbustes décharnés. Il attrape son revolver et frappe à la porte, deux coups.
Il entend des pas lents et lourds se déplacer dans la maison, puis le silence, enfin une voix furieuse qui s'élève derrière la porte.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Votre voiture m'sieur, je l'ai pas vu et…
Un juron, une porte qui se déverrouille et s'ouvre sur un type grand et gras, les cheveux ras, en maillot de corps bleu et le corps parsemé de taches brunes. Malgré sa stature, Miles saisit ses yeux injectés de sang et les tremblements de son corps. Il braque aussi son revolver sur le visage de l'homme.
– Le shérif Rory, c'est toi ?
Un instant, ses tremblements cessent et son regard dur se pose sur Miles. Il ne semble pas impressionné par le pistolet pointé sur lui.
– Ouais c'est moi.
A peine a-t-il terminé sa phrase que le canon du revolver s'écrase sur sa tempe. Il tombe dans un râle sur le plancher de la cuisine pendant que Miles entre et referme la porte derrière lui.
Une demi-heure plus tard Miles est assis sur une des chaises de la cuisine lorsque le shérif, les mains ligotées à la sienne, revient à lui. Miles se sert un autre verre de whisky de grain, au goût infect, qu'il a trouvé dans un placard. Le shérif lève sur lui un visage tuméfié.
– Qu'est-ce que tu me veux ? T'es pas d'ici toi, je te connais pas.
Sans répondre, Miles fait glisser la photo de Sally devant lui. Quand il parle, un soufflement rauque s'échappe de la poitrine du shérif.
– Hummm, Sally. Elle est morte y'a quoi, deux ans, trois ans ? T'es de la famille ?
Miles ne répond pas, garde un regard inexpressif sur l'homme en face de lui. Attend que le shérif parle. Celui-ci tourne la tête, ses yeux se perdent à travers le carreau de la fenêtre.
– Hummm je vois. T'es pas de la famille, t'es pas un flic non plus. T'as l'air d'être un genre de fouineur avec une licence et un pistolet - il tourne sa tête vers lui, braque ses yeux bruns injectés de rouge dans ceux de Murphy - Ecoute fiston, ce qui est arrivé à Sally ça devait lui arriver un jour ou l'autre. Cette fille c'était qu'une pute, et personne l'a pleurée. Et personne se souvient d'elle à part toi on dirait. Hummm alors voilà c'est tout, y'a pas d'histoire tu peux rentrer chez toi.
Miles se lève lentement, regarde l'homme en fin de vie en face de lui. L'autre soutient son regard, avec comme une lueur d'amusement dans les yeux.
Puis vient le coup. Le poing de Murphy s'écrase sur le nez du shérif dans un bruit de cartilage brisé et l'autre tombe à terre avec sa chaise en hurlant. Miles fait le tour de la table et se plante devant lui. Il entend la respiration sifflante du vieil homme.
– Fils de pute, dès que je serai détaché je vais te faire la peau.
Quelque chose attire l'attention de Miles sur le buffet. Il s'en approche ; c'est un cadre photo, on y voit le shérif pêcher avec un adolescent. Ils sont sur un lac auquel Murphy avait l'habitude d'aller quand il était plus jeune. Il se rappelle de ses eaux calmes et chauffées par le soleil, de la cabane en ruine un peu plus loin où il avait un jour emmené Sally. Il regarde attentivement l'autre homme. Le shérif et lui ont un air de famille ; c'est un garçon blond, il a déjà le regard vicieux. C'est le type qu'il a tué il y a une heure sur le rond-point.
Miles revient vers le shérif, pose le cadre sur la table. Il reste debout quelques instants à se faire abreuver d'insultes. Puis il reprend le cadre, s'accroupit devant l'autre toujours à terre.
– C'est qui, ton fils ? dit-il en désignant l'adolescent sur la photo.
L'autre le regarde.
– Ouais, c'est mon fils.
– Incroyable qu'une ordure comme toi ait pu engendrer un gosse.
– Va te faire foutre. Si c'est pas moi qui te descends, ce sera lui quelque part cette nuit.
Miles se relève lentement et repose le cadre. Il a renoncé à tuer le shérif.
– Il y a le cadavre de ton fils à deux kilomètres d'ici. Tu le trouveras facilement sa voiture est arrêtée en plein milieu du rond-point.
– Quoi ?? Humm, humm, qu'est-ce qui est arrivé à Daniel ? Qu'est-ce que tu lui as fait sale ordure ?
Le shérif essaie de se relever mais il est trop affaibli par la maladie et retombe, à moitié avachi contre la porte du réfrigérateur.
– Libère-moi putain, libère-moi !
Miles est reparti en laissant derrière lui la porte d'entrée ouverte sur la petite cuisine allumée et le shérif hurlant à terre. Il est remonté dans sa voiture, est repassé au rond-point devant le cadavre de Daniel sur le trottoir. Puis il a laissé derrière lui Ed et son bar, Annah et sa quincaillerie, et la jeune fille sans avenir du restaurant. Il ne s'est pas non plus arrêté une dernière fois sur la tombe de Sally quand il a repris l'autoroute pour rentrer chez lui.