SANDY DANS LA SCIERIE - I
Catherine Killarney
Sandy se souvenait très précisément du jour où tout avait commencé. Un petit sifflement persistant dans l'oreille gauche, un pshshshshshsh, ou plutôt un fuuuuuuuuu, ou quelque chose entre les deux. En fin d'après-midi, elle s'était tournée vers sa collègue :
- Ça te fait ça aussi ? J'ai un sifflement dans l'oreille depuis ce matin, c'est bizarre.
- Oui, par intermittence. Mais ça ne dure que quelques secondes.
- Moi, c'est tout le temps…
Sandy était rentrée chez elle, sans que le drôle de bruit ne cesse un seul instant. Obnubilant, agaçant. Elle avait eu du mal à s'endormir mais elle était persuadée que tout aurait disparu le lendemain matin, après une nuit de sommeil réparateur. Pas du tout. Elle avait rêvé qu'elle était dans une usine et elle se réveilla avec le même sifflement que la veille et la tête tout endolorie. Elle retourna à son travail et remit le casque sur ses oreilles.
Elle était loin de se douter qu'un très long cauchemar venait de commencer et que, dix ans plus tard, l'obsédant compagnon serait toujours là, au quotidien, tout le temps, sans une seule seconde de répit, jamais. Pour le moment, le casque sur la tête, elle ne savait même pas mettre un nom sur cette étrange chose qui lui arrivait.
A quarante-six ans, Sandy avait eu bien du mal à trouver ce job. Autrefois assistante commerciale trilingue, après des CDD ; de l'intérim, un CDI et un premier licenciement économique, un autre CDI et un second plan social, elle tombait chaque fois un peu plus bas sur l'échelle, car on la considérait toujours comme une débutante puisqu'elle n'avait pas d'expérience « dans notre activité ». Comme si être assistante dans l'assurance par exemple n'avait aucun rapport avec un poste d'assistante dans la banque ou dans la vente de textile. Pour cette troisième période de chômage, ce fut terrible. Il n'y avait même pas d'annonces. Son métier de base – secrétaire – n'existait plus. La faute aux ordinateurs, qui avaient considérablement diminué les tâches à accomplir, quand ils ne les avaient pas carrément supprimées. Le métier avait alors beaucoup évolué. Quand elle était jeune, son BTS lui ouvrait toutes les portes. Aujourd'hui, il les fermait. « Un BTS ? Ça ne vaut plus rien sur le marché… » entendait-on souvent. L'arrivée des ordinateurs avait remis les compteurs à zéro. Ils facilitaient, voire supprimaient toutes les tâches d'autrefois : sténo, dactylographie, envois de fax, tableaux, calculs, statistiques…La « secrétaire » avait disparu au profit de « l'assistante » supposée avoir des missions plus nobles. De plus en plus nobles. Désormais, il était recommandé d'avoir un BAC + 5 ; car personne n'avait plus besoin de simples secrétaires, mais de collaboratrices capables de gérer des dossiers seules et par conséquent on exigeait d'elle des connaissances très pointues dans divers domaines. Bien des filles comme Sandy étaient capables de suivre des affaires seules, elles avaient appris sur le tas… mais les employeurs refusaient cet argument et voulaient au minimum des licences, des masters, et la pratique des nouveaux logiciels qui sortaient, toujours plus sophistiqués. Quant aux langues étrangères qui avaient été un temps l'atout principal de Sandy pour se démarquer de la concurrence, elles ne lui servaient plus à rien : on demandait maintenant des filles natives du pays étranger, ou ayant au minimum une maîtrise et de nombreux voyages ou stages à l'international à son actif. Que restait-il ? Pas grand-chose. Voire rien du tout.
Comme ni l'ANPE (aujourd'hui on dit Pôle Emploi), ni les journaux, ni Internet ne présentaient d'annonces, Sandy envoyait des CV partout. Plus de 500. Et aucune réponse. Aucune. Même lorsqu'elle répondait à une offre – rarissime – où il lui semblait pourtant avoir le bon profil. Car, outre l'informatique mangeuse d'emploi, il y avait un autre problème : on n'aimait pas les vieux. Sandy n'en avait pas pris réellement conscience ou refusait d'y croire. Quarante-six ans… tout de même, elle avait normalement de belles années devant elle, non ? Et le gouvernement qui parlait de reculer la retraite encore et encore. Sandy continuait naïvement de croire que l'âge n'était pas un handicap et qu'elle finirait bien par trouver un job. Il fallait être un peu plus patiente, voilà tout. Mais bientôt ses Assedic allaient s'arrêter… l'angoisse pointait et elle culpabilisait. Surtout avec tous ces gens qui vous martèlent avec cruauté, et une grande ignorance de la situation : « Quand on veut vraiment, on trouve… »
Jusqu'à ce jour – béni ou maudit, maudit plutôt – où un recruteur l'appela, suite à un CV envoyé à la demande de l'ANPE, pour une société qui souhaitait rester anonyme. Encore une bizarrerie de l'époque. C'était courant. On exigeait de vous de présenter un super argumentaire expliquant pourquoi vous étiez la personne qu'ils recherchaient… alors que vous ne saviez même pas l'activité ou la grandeur de l'entreprise ! Celle-ci cherchait une assistante commerciale. Pas de langues, mais tant pis. Quand pouvait-elle venir pour un entretien ? Tout de suite !
Elle se présenta et fut reçue par Madame Dubois, épouse et collaboratrice du directeur. Il s'agissait d'une petite entreprise qui vendait des pièces détachées pour camions.
- Asseyez-vous, je vous en prie. Voilà. Votre CV nous intéresse. Je ne vous cache pas que quand je l'ai reçu, je l'ai mis direct à la poubelle.
Sandy ne put s'empêcher d'avoir une petite moue de surprise, d'autant que son interlocutrice racontait l'anecdote avec un large sourire, comme si la chose était terriblement amusante.
- A cause de votre âge… précisa-t-elle, voyant que Sandy semblait étonnée. On ne veut pas de personnes de plus de 30/35 ans. Après, les gens sont moins motivés, ils attendent la retraite. J'ai jeté votre courrier, donc. Mais les autres candidatures reçues étaient pour le moins médiocres, hélas. J'ai donc cherché dans ma corbeille car je me souvenais de la vôtre. Expérience, bonne présentation. En plus… j'avoue que vous ne faîtes pas votre âge, précisa Madame Dubois en riant.
Sandy ne savait pas trop si elle devait sourire ou pas. C'était un compliment… mais était-ce vraiment drôle ?
- Nous sommes une petite structure, reprit sa future patronne. Nous avons trois assistantes, l'une vient de démissionner. Bébé, congé parental. Et elle m'a laissé entendre qu'elle ne reviendrait probablement pas car elle compte mettre le deuxième en route. Bref. Nos assistantes sont réparties par secteurs géographiques, un tiers de la France chacune. Vous aurez à faire du suivi clientèle sur l'existant. Annoncer nos promotions, prendre les commandes, surveiller les expéditions et les livraisons avec le magasin, répondre aux questions sur notre marchandise, régler les petits litiges, faire des stats sur votre secteur…
- De la prospection ? demanda Sandy (elle détestait la prospection).
- Non, mon mari et moi nous en chargeons. Le salaire, c'est le Smic, mais vous aurez de belles primes commerciales en fonction de votre secteur et en fonction de l'activité générale de l'entreprise. Vous voyez le topo ?
- Parfaitement. C'est tout à fait ce que j'ai pu faire chez mes précédents employeurs…
Et là, Sandy commença à se vendre, comme on dit si joliment. Raconter les missions particulières qu'elle avait remplies, expliquer ses préférences, ses atouts, trouver des arguments à toute vitesse pour expliquer à quel point elle était passionnée par les pièces détachées de camion… Et Madame Dubois se dit enchantée de l'entretien.
-Je vois avec mon mari et on vous appelle la semaine prochaine.
Sandy sortit légère comme une plume ! La terreur de l'inactivité se trouvait désormais derrière elle ! Elle allait enfin pouvoir à nouveau contribuer de façon équitable aux revenus du ménage et envisager l'avenir de façon sereine. Non qu'elle fût très passionnée par son job, imposé par ses parents il y avait bien longtemps. Mais il faut bien faire quelque chose, non ? Et surtout gagner sa vie. Son mari se montra enthousiaste, mais elle ne prévint pas encore ses enfants et ses vieux parents, pour ne pas communiquer de fausses joies à tout le monde. Madame Dubois rappela trois jours plus tard : c'était OK. Ce soir-là chez Sandy, on déboucha le Champagne ! Elle était la preuve vivante qu'on n'était pas mort à quarante-six ans. Ouf !
Elle débuta le lundi suivant, fit la connaissance de ses collègues, la trentaine, qui avaient l'air fort sympathiques, de Monsieur Dubois, et des deux magasiniers. On lui fait visiter le hangar, avec toutes les marchandises, et on lui donna le catalogue général des pièces :
- Commencez par apprendre ça par cœur ! Et n'hésitez pas à poser des questions. On vous laisse deux jours studieux et ensuite on vous lâche dans le grand bain. Votre secteur est le sud-est, en gros de Reims jusqu'à Marseille et Nice. Mathilde s'occupe du nord et de la région parisienne, Isabelle de tout l'ouest et du Massif central.
Le lendemain, un monsieur était là, devant la porte, en même temps qu'elle, alors qu'elle arrivait. Elle pensa qu'il s'agissait d'un client, le salua et lui demanda si elle pouvait l'aider. Il rit :
- Pas pour l'instant ! Je suis le patron !
Sandy crut avoir fait une gaffe. C'était quoi cette histoire ? Le patron, c'était Monsieur Dubois, non ? Elle interrogea ses collègues discrètement.
- Comment ? Ils ne t'ont rien dit ? Oh les gros nuls ! En fait, les Dubois ont vendu la boîte. Celui que tu as vu, c'est Monsieur Bricotier, le repreneur.
- Ah. Mais ça ne change rien au niveau de nos postes ?
- Il nous a juré que non… Mais je ne le sens pas franc du collier. Je crois qu'on en saura plus quand les Dubois auront définitivement quitté l'entreprise. Dans un mois.
Sandy trouva fort cavalier cette façon de faire. Les Dubois auraient pu la prévenir. Cela n'aurait sans doute rien changé à l'affaire, mais c'était plus poli tout simplement. Mais si ce Monsieur Bricotier respectait le contrat qu'on devait lui faire signer, après tout, ne connaissant encore ni les uns ni les autres, cela n'avait aucune importance. Elle occupa ses deux premiers jours à étudier les pièces détachées et à aller les voir dans le magasin, où l'employé répondait à toutes ses questions. Pas folichon comme produit, ça ne la faisait pas vraiment rêver de vendre du pare-chocs, des cylindres de frein, des amortisseurs… Mais l'essentiel était d'avoir un job et à partir du lendemain, elle allait pouvoir entrer dans le vif du sujet : commencer à se présenter à ses clients, prendre des commandes… Ce serait d'autant plus intéressant qu'en connaissant mieux les pièces, au fur et à mesure, elle pourrait être de bon conseil. Du moins elle essaierait. Elle n'aimait pas le commercial, elle y était tombée un peu par hasard, au fil des emplois trouvés ; et, dans ce pays, quand vous avez une étiquette sur la tête, plus personne ensuite ne veut la décoller. Un jour, elle avait été recrutée dans un service commercial, alors qu'elle n'y faisait que de l'administratif mais la mention sur son bulletin de paie étant « secrétaire commerciale », plus aucun employeur ne l'avait imaginée à un autre poste. Les patrons étaient bizarres. Pourtant, timide et réservée, le contact avec la clientèle la paralysait et elle devait gérer une énorme quantité de stress pour être à la hauteur de son job et de ses collègues. Sa mission était de « vendre » et pourtant, elle ne savait pas le faire ; vendre pour vendre, non. Par contre, chouchouter les clients, ça elle aimait bien et elle sauvait les apparences par sa gentillesse et sa loyauté envers eux. On appréciait son sérieux et sa rapidité d'intervention à tous les niveaux.
Le reste de la semaine, elle put ainsi appeler plusieurs entreprises, dire qu'elle était la nouvelle assistante du secteur, leur demander si elles n'avaient besoin de rien, leur annoncer les futures promotions de printemps. Elle reçut partout un bon accueil et ses collègues lui dirent même :
- Tu te débrouilles vachement bien ! Ça se voit que tu as de l'expérience !
- Je ne suis pas une vraie commerciale, je n'aime pas démarcher. Mais quand la clientèle existe déjà, en général je sais la conserver. Heureusement qu'on ne fait pas de prospection ici, j'aurais été très très embêtée…
Hélas, dès le lundi matin, Monsieur Bricotier réunit les trois femmes et leur montra la collection d'annuaires derrière lui : tous les départements de France.
- On va faire deux journées commando. Deux jours à fond rien qu'en télémarketing.
Le cœur de Sandy se glaça.
- Comment ça, s'exclama Mathilde. On n'a jamais fait ça ici ! Ce n'est pas notre travail. Vous nous aviez dit que vous ne changeriez pas notre travail !
- Ce ne sont que deux journées ! On va voir ce que ça donne. Si vous décrochez des commandes ou au minimum des contacts positifs, des gens qui veulent notre catalogue, je vous accorderai une petite prime. Si ça ne marche pas, j'embaucherai peut-être un commercial 100 % ; je ne sais pas encore. On fait un essai.
- C'est quoi du télémarketing ? osa Isabelle.
Bricotier lui lança un regard noir :
- Excusez-moi, Madame, mais il est bien écrit assistante commerciale sur votre bulletin de paie ? Et vous ne savez pas ce qu'est le marketing téléphonique ?
- Ben si… Mais ce sont les commerciaux de terrain ou les chefs de vente qui font ça, pas les assistantes…
- Et bien ce sera l'occasion. Ça fait partie du job d'une assistante commerciale moderne. Prenez les annuaires correspondant à vos régions et appelez toutes les boîtes de transport qui ne sont pas clientes chez nous. Et vous me faites une petite fiche sur chaque appel.
Dépitées, elles retournèrent à leur poste de travail. Sandy tremblait d'émotion. Elle détestait ça ! Si on lui avait dit que son travail serait celui-là, elle aurait probablement refusé le poste. Pas par caprice, mais parce qu'elle ne se sentait absolument pas apte. Ceci dit, ce n'était que pour deux jours. S'il voyait qu'elles étaient nulles, il comprendrait peut-être qu'il valait mieux effectivement recruter un vrai commercial, ou bien faire la prospection lui-même !
Il leur distribua des feuilles à remplir : coordonnées de l'entreprise, nombre de camions, marque, type, et résumé de la conversation.
Elles commencèrent à appeler. Il y avait les téléphones qui sonnaient dans le vide. Personne. Fermée ? Dépôt de bilan ? Fiche. Ou des faux numéros. Vérifier, chercher, recommencer. Ou des répondeurs. Ça remplissait déjà quelques fiches… avec zéro information. Si l'appel aboutissait, les réjouissances commençaient. Première épreuve : présenter l'entreprise avant qu'on ne vous raccroche au nez. Deuxième épreuve : réussir à avoir le responsable des achats. Rien que ça… et 80 % des clients potentiels disparaissaient. Ensuite, si on arrivait à placer un envoi de catalogue, oups, c'était un bon point… Une commande ? Qui pouvait croire que du démarchage téléphonique, chez des gens déjà ultra saturés de propositions commerciales, allait s'avérer réellement productif ?
Ne pas avoir peur, ne pas bafouiller, être persuasive… Sandy se sentait vraiment très mal. Au moins se sentait-elle un peu consolée en voyant que ses deux collègues semblaient ramer autant qu'elle. Bricotier allait vite saisir qu'elles n'étaient pas les reines de la situation et oublier son projet.
A l'issue des deux jours, il fut effectivement très très déçu. Voire quelque peu fâché.
- Aucune commande ? Mais vous avez appris où votre métier ?
- Nous ne sommes pas commerciales !
- C'est clair. Laissons tomber. Je vais vous préparer un argumentaire puisque vous en êtes incapables. On remettra ça plus tard.
Les filles se regardèrent, puis discutèrent entre elles :
- Il veut recommencer, on dirait ! Il veut changer le contenu de notre poste de travail !
- Mais il ne peut pas. On n'a pas signé pour ça. Et il nous a promis.
- Il peut faire ce qu'il veut… soupira Sandy, consternée. Elle était l'aînée, celle qui avait le plus d'expérience et elle savait que leurs contrats étaient bien trop vagues pour prétendre lui mettre sous le nez et contester.
- Si c'est ça, moi je me casse, dit Isabelle.
- Ca va être l'enfer… murmura Mathilde, dont le mari était au chômage et qui savait donc qu'elle ne pouvait pas démissionner sans être sûre d'avoir un autre job ailleurs. Mais comment se rendre à des entretiens quand on a déjà un travail ?
Bricotier ne parla plus de prospection tant que les Dubois furent encore là. Puis, alors qu'il était désormais le seul à la tête de l'entreprise il convoqua de nouveau ses assistantes.
- J'ai bien analysé la situation. Votre fonction ne sert à rien. Les deux magasiniers peuvent prendre les commandes et les gérer directement. Le problème de cette entreprise, c'est que le chiffre d'affaires n'augmente pas, parce que le nombre de clients n'augmente pas. Nous avons un important travail commercial à faire, et c'est vous qui allez le faire. Pour les petites boîtes, je vous laisse entièrement le champ libre. Pour les plus grosses, à partir de vingt camions, vous vous contenterez de me décrocher un rendez-vous et j'irai négocier sur place des tarifs adaptés.
- Mais… commença Isabelle…
- Je sais, je sais. Vous allez me dire que ce n'est pas votre boulot. Je vous ai préparé tout un schéma : présentation de notre entreprise, questions, solutions, argumentation. C'est très simple, vous n'avez qu'à le suivre et nous allons casser la baraque.
Contrairement à l'enthousiasme qu'il pensait découvrir, il eut en face de lui trois visages fermés.
- Je ne sais pas faire ça ! affirma Mathilde. Et je ne veux pas faire ça. Passer sa journée à appeler des gens au téléphone, c'est inintéressant. Et c'est dévalorisant par rapport aux responsabilités que nous avions avant. Ce n'est pas du boulot d'assistante, c'est du démarchage.
- Le démarchage est un acte commercial, Madame.
- Mais ce n'est pas dans notre contrat !
- Les voici, vos contrats, je savais que vous m'en parleriez. Votre mission n'est décrite nulle part. C'est donc moi qui décide ce que je mets dedans.
- Mais quel intérêt aurez-vous à avoir trois assistantes – les filles je parle pour vous mais je sais que vous êtes d'accord – trois assistantes qui ne sont pas douées pour ce genre d'exercice et qui détestent ça.
- Si vous n'aimez pas votre job, il faut le quitter, je ne vous retiens pas. Nous commençons demain. Voici vos argumentaires, vos fiches. Pour le moment on se sert des annuaires, mais je vais réfléchir à des outils plus performants.
Sandy avait les larmes aux yeux. Elle qui était si contente d'avoir enfin pu trouver un emploi. Elle qui avait passé plus d'une année à en décrocher un… Qui avait dû renoncer à l'usage de ses langues, de loin la partie qu'elle préférait dans le cadre de son métier, mais à laquelle elle n'avait plus accès vu la conjoncture… Comment diable allait-elle pouvoir s'habituer à ce nouveau challenge, le pire qui put lui arriver : du télémarketing ? Elle, la timide. Tellement timide. Elle respira un grand coup. C'était comme ça, c'était la vie, il fallait faire avec. Elle avait besoin de son salaire. Son mari ne gagnait pas beaucoup et travaillait dur. Elle n'imaginait pas un instant se la couler douce à la maison ; et puis renoncer à ses petits shoppings et aux quelques voyages qu'ils projetaient de faire, maintenant que les enfants étaient indépendants.
Pendant un mois, elles appelèrent jusqu'à 200 prospects par jour. Barrage des standardistes dans 99 % des cas, normal, toutes les trois savaient pour l'avoir vu pratiquer ailleurs que les gens de l'accueil téléphonique ont pour consigne de ne passer aucune communication d'inconnus. Même le petit stratagème inventé (c'est lui qui le disait… car le procédé n'était pourtant pas tout neuf !) par Bricotier : « Dites que c'est personnel » ne fonctionnait évidemment pas. « Personnel ? Vous êtes qui ? Donnez-moi vos coordonnées précises, il vous rappellera. ». Désespérant, ennuyeux au possible, et terriblement ingrat, puisque le soir Bricotier regardait leurs fiches avec incrédulité :
- Quoi ? Trois envois de catalogues ? Pas un seul rendez-vous ? Mais vous foutez quoi ?
Isabelle donna sa démission. Mathilde pleurait le soir en disant qu'elle n'avait jamais eu de sa vie un travail aussi nul, qu'il n'avait pas le droit de changer le contenu de leur poste, qu'elle allait appeler l'Inspection du travail. Sandy ne disait rien. Elle la laissait croire qu'ils l'aideraient, mais pour les avoir déjà contactés par le passé, elle savait qu'ils ne feraient rien. Bricotier avait raison : rien n'était précisé sur les contrats de travail, et si ça ne leur convenait pas, elles pouvaient partir. Mathilde cherchait activement ailleurs et inventait des rendez-vous chez le dentiste pour se rendre à des entretiens. Beaucoup plus jeune que Sandy, elle arrivait encore à intéresser quelques employeurs. Mais rien ne se concrétisait.
Sandy, elle, s'accrochait. Elle ne voulait pas perdre son travail. Vu les difficultés qu'elle avait rencontrées tout au long de l'année précédent, elle n'avait plus d'espoir.
Bricotier ne remplaça pas Isabelle. La France fut partagée en deux entre les deux assistantes. Puis un jour il leur annonça :
- Vos résultats sont totalement navrants mais je sais pourquoi. Je vous ai écoutées et observées, je compte vos fiches. Vous n'appelez pas assez de monde. Sur la quantité, il y a forcément des gens qui doivent être intéressés. Je veux que vous passiez 300 à 400 appels par jour. Et pour cela, j'ai commandé un système performant, qui a fait ses preuves dans ce genre d'activité. Un fichier de toutes les entreprises de transport avec leurs coordonnées et même le nom des directeurs des achats ou des chefs d'atelier sera rentré dans l'ordinateur, vous aurez un casque et pourrez taper vos observations directement à l'écran, au lieu de ces piles de papier ingérables. Et c'est l'ordi qui composera les numéros. Aucune perte de temps. Si ça ne décroche pas, il mettra le numéro dans sa file d'attente et le refera automatiquement quinze minutes plus tard. Génial, non ?
Sandy et Mathilde ne répondirent pas. Que dire ? Ce n'était pas lui qui passait ses huit par jour rivée à un combiné, à entendre 200 fois par jour « Merci, ça ne nous intéresse pas. » ou mieux « Vous nous emmerdez… avec votre démarchage téléphonique ! ».
Sandy aimait bien la technologie et rien que pour ça, elle avait envie de découvrir le nouvel outil. Elle s'était habituée à débiter son petit argumentaire ; ça ne marchait pas, mais tant pis pour lui. Au moins, elle se sentait moins stressée. Un écran neuf, des commandes simples, des fiches pour écrire les comptes rendus, des codes pour pouvoir sortir des statistiques… et des casques sur les oreilles. Toujours pas le job rêvé, loin de là, mais on ne pouvait rien y changer.
Cependant, avec les écouteurs directement en prise avec les tympans, Sandy commençait à sentir des douleurs. De plus en plus vives. Comme quand on prend l'avion, et qu'on a les oreilles sensibles : une douleur aiguë. « Ça va passer, ça va passer, se disait-elle, il faut juste s'habituer. »
Et là, nous revenons au tout début de notre histoire. En plus des douleurs dans les tympans, ce sifflement aigu. Qui s'intensifia, jour après jour, et ne disparaissait plus, même au repos. Sandy osa en parler à Monsieur Bricotier, il fit la grimace. Elle proposa de prendre l'ancien combiné pour voir si c'était plus doux pour ses oreilles. Il ronchonna mais la laissa faire. Avec le téléphone « classique », elle pouvait au moins éloigner le combiné de son oreille quand elle tombait sur une sonnerie de fax, ou une horrible musique d'attente, ou quand les gens criaient. La douleur au tympan disparut peu à peu, mais le sifflement était toujours bel et bien là, de plus en plus fort. Le soir, elle était épuisée, physiquement, mentalement… sa tête était comme un hall de gare, empli de vacarme, de brouhaha, et de sifflets en tous genres. Elle marchait comme un zombie, ne parlait plus à son mari, parce que le moindre bruit était souffrance. Elle n'avait qu'une envie : dormir. Mais elle ne pouvait pas dormir. Le sifflement était là, toujours, tout le temps, elle rêvait de trains qui sifflaient, d'avions, de scieries où l'on débite du bois à longueur de journée, ziing ziing ziing. Dès le matin, elle aurait voulu se taper la tête dans les murs pour que ça s'arrête. Ou foncer avec sa voiture dans mur. POUR QUE CA S'ARRETE.
Elle consulta le médecin une première fois. Il mit un nom sur son problème : acouphènes. Aucun traitement. Ça pouvait disparaître du jour au lendemain, ça pouvait aussi durer toute la vie…
- Alors j'en mourrai… s'écria-t-elle, réellement désespérée.
- Non, on n'en meurt pas, répliqua le généraliste.
- Je crois que si, rétorqua-t-elle. Si on ne fait rien pour me soulager, je me suicide. C'est invivable, insupportable. Je soir, quand je rentre, je ne dîne même pas, je m'enroule dans une couverture, je me cale dans le canapé, je ne parle plus, je ne veux aucun bruit dans la maison… et le week-end, nous n'avons plus aucune vie sociale.
Il lui prescrit des antidépresseurs. Et elle repartit vaillamment au travail. Les acouphènes étaient toujours de plus en plus forts. C'était comme une tempête dans sa tête, un vent violent qui soufflait, 24 heures sur 24, un ouragan, un cyclone. Les antidépresseurs ne faisaient rien, si ce n'est qu'ils l'aidaient à dormir. C'était toujours ça.
Elle retourna voir le médecin qui cette fois lui donna un arrêt de travail. Pendant une semaine, elle réussit à prendre un peu de repos. Elle ne pouvait d'ailleurs rien faire d'autre : avec cette tornade permanent entre les deux oreilles, impossible de se concentrer pour lire ou regarder la télé. Tous les bruits, même les plus infimes, devenaient intolérables. Elle sursautait constamment et son mari dut apprendre à faire attention…
A la troisième visite, le médecin déclara :
- Je dois maintenant vous avouer quelque chose. Les acouphènes ne se voient pas, ne se mesurent pas, ne se soignent pas. Nous autres médecins sommes donc très prudents ; il y a des malades imaginaires, vous savez. Personnellement, j'attends que la personne se plaigne trois fois. Là, c'est vraiment qu'il y a un problème. Je vais vous envoyer chez l'ORL, mais hélas, je crains qu'il ne puisse faire grand-chose. Quant aux bruits, que vous ne supportez plus, ça s'appelle l'hyperacousie : une hypersensibilité auditive. Il faudra éviter tous les endroits bruyants, cinémas, restaurants, magasins, fêtes de famille...
L'ORL fit les examens d'usage, tout allait fort bien ! Et il confirma que les acouphènes ne se soignaient pas.
- Mais on fait comment pour supporter ce truc ? s'écria Sandy, les larmes aux yeux.
- Antidépresseurs, sophrologie, yoga… il faut apprendre à vivre avec, s'entourer de silence.
- De silence ? Quel silence ? Je ne sais plus ce que c'est, le silence. Je vis dans une scierie. Et mon travail ???
- Dans votre cas, il serait bon d'en changer immédiatement.
- Bien sûr. Vous savez combien j'ai mis de temps à le trouver ?
- C'est vous qui voyez, Madame. Votre santé ou votre porte-monnaie.
Sandy n'était pas du genre à prendre des arrêts de travail. Stoïquement, elle continuait de se présenter à l'entreprise tous les matins. Les journées se suivaient, de véritables cauchemars. Elle allait pleurer dans les toilettes. Et Bricotier lui fit remarquer qu'elle appelait de moins en moins de prospects, que ça ne pouvait pas durer.
- Mais j'ai trop mal… soupira-t-elle, incapable de faire une autre réponse.
- Alors je vous prends un rendez-vous chez le Médecin du Travail.
Qui confirma tout ce qui avait été dit précédemment et conclut même :
- C'est terrible, les acouphènes. Si vous ne faites pas quelque chose, vous allez devenir folle. Il faut d'abord prendre un long arrêt de travail, revoyez votre généraliste. Reposez-vous un maximum. Essayez de penser quand vous vous sentirez un peu mieux à un autre travail. Pendant ce temps, je vais organiser une visite dans l'entreprise pour mesurer les décibels ambiants et voir si la société est aux normes. On se revoit dans un mois.
Cet arrêt prolongé lui fit enfin du bien. Le sifflement n'avait certes pas disparu, mais il avait un petit peu baissé en intensité. Elle dormait presque toute la journée pour récupérer tous ces mois de mal-être total. Elle recommençait un peu à lire et à regarder la télévision avec son mari… mais elle lui demandait toujours d'augmenter le son (« Je n'entends rien ! Mes acouphènes couvrent les voix. »), ce qui était un cercle vicieux puisque si le son augmentait, les acouphènes aussi…
A son retour à la Médecine du Travail, on lui indiqua que l'entreprise était bel et bien bruyante, mais restait dans les normes. Et que Monsieur Bricotier exigeait maintenant qu'on lui dise si oui ou non il pouvait compter sur son employée…
- Il faut que vous changiez de job ! insista le médecin.
- Mais pour faire quoi ? Il y a du bruit partout. Des téléphones, des ordinateurs, des photocopieurs, des imprimantes, voire de la musique ! Donnez-moi des idées, moi je n'en ai pas.
- Je ne peux pas vous laisser dans cette entreprise. Il y va de votre santé, vous êtes en pleine dépression et il va vous falloir beaucoup de courage pour changer de vie et apprivoiser vos acouphènes. Dans l'immense majorité des cas, c'est irréversible, le système auditif est endommagé. Par ailleurs, on peut comprendre Monsieur Bricotier, qui a besoin de savoir. Je suis désolée… mais je vais devoir faire un certificat d'inaptitude…
- Et il se passe quoi après ?
- Il doit vous proposer un autre poste. S'il n'en a pas, il peut vous licencier.
- C'est tout de suite vu : c'est une toute petite entreprise. Il n'y a aucun autre poste pour moi…
Bricotier ricana en déclarant qu'évidemment il n'avait rien d'autre à offrir à Sandy et le licenciement se mit en place. Sandy n'avait pas son mot à dire puisque la Médecine du Travail la jugeait « inapte »… Restait à savoir si à l'ANPE on avait des conseillers et des jobs adaptés aux « handicapés » qu'on jetait dehors car ils n'étaient plus capables de faire le boulot… Pour le reste, elle devait par contre reconnaître que c'était un soulagement. Peut-être qu'une fois seule chez elle, dans le silence, ses oreilles allaient finir par se calmer et que le sifflement disparaîtrait.
Elle passa trois mois recluse, sans télé, sans musique, et peu à peu les démons siffleurs baissèrent d'un ton. Un peu seulement. Au lieu de devenir folle de douleur et d'avoir envie de se jeter contre un mur pour que ça cesse, elle reprenait goût à la vie, et avait envie de combattre, pour elle mais aussi pour les autres victimes, dont la Médecine ne semblait pas prendre grand cas. Ils notaient sur les feuilles « acouphènes invalidants » - invalidant, ça veut bien dire quelque chose – mais vous conduisaient gentiment vers la porte puisque personne ne pouvait rien faire. Il paraissait même qu'à la Sécu, ils considéraient que cette pathologie se rangeait parmi les maladies imaginaires… Imaginaires, ces tourbillons de pssssssss qui ne cessaient jamais, toujours présents, toujours fidèles au poste, 24 heures sur 24 sans jamais s'arrêter une seule seconde. Une seule seconde. C'était exténuant, harassant, mais néanmoins, sur l'échelle de 1 à 10 qu'elle s'était fixée (10, c'était le début, quand elle travaillait et l'envie de suicide qui allait avec), avec le 8, elle se sentait redevenir une personne humaine, même si l'épreuve restait très difficile. Elle allait se battre. Se battre contre l'administration qui savait vous licencier pour « maladie », mais qui ensuite ne reconnaissait pas celle-ci et vous interdisait l'accès aux indemnités pour invalidité, se battre aussi contre ses amis et sa famille qui ne la croyaient pas et pensaient qu'elle faisait du « cinéma » pour pouvoir arrêter de bosser, se battre contre elle-même : réapprendre à vivre différemment, prendre d'autres habitudes, supporter critiques et méchancetés, essayer les plantes, l'homéopathie, tout…
La bataille ne faisait que commencer.
oui , moi non plus je ne connais pas beaucoup de mannards heureux
· Il y a plus de 7 ans ·les gens cherchent tous du temps pour eux ou à gagner plus d'argent pour s'offrir un peu de loisir, autre chose que de payer les factures quoi
ils restent à leur boulot meme s'ils le détestent ou s'il les rend malade par peur de l'avenir
et quand ce ne sont pas les smicards exploités on entend bcp parler meme chez les cadres de burn out ou de bore out
perte de sens, déshumanisation,
Quand on licencie "ça n'a rien de personnel", comme si on pouvait séparer complètement le travail de la personne qui le produit
on est bien loin de la vision idyllique due poète Khalil Gibran qui dit que le travail est la face visible de l"amour ou d'un certain barbu précurseur qui disait que c'est l'économie qui devait être au service de l'homme et pas l'homme au service de l'économie :)
enfin, c'est le système et on est pas obligé de l'accepter tel quel, on peut essayer de prendre le bon, laisser le mauvais,
moi je suis passée de 55h a 26h et à part les finances, qu'est ce que je suis bien!!!!!!!!!!
Florence
c'est ce qui me semblait, ça sent le vécu!
· Il y a plus de 7 ans ·bah, je me demande si mine de rien , on ne va pas quitter le salariat et retourner tous vers l'entreprenariat
c'est le choix que j'ai fait, en tout cas, en développement
c'était comme ça avant, bien avant la mise en place de la roue infernale à écraser les gens
on travaillait pour nous, yavait le plein emploi
remontons à l'antiquité! le potier faisait ses pots, l'agriculteur cultivait ses champs, le scribe écrivait, la tisseuse tissait. Ls gens étaient ils vraiment plus malheureux?
Florence
Je suis d'accord ! Je dis souvent "Vivement qu'on retourne à l'âge de pierre" ! Les besoins essentiels : manger, se vêtir, se loger. Le monde d'aujourd'hui va plus vite que nous, les technologies modernes ne sont pas adaptées au corps humain tel qu'il est aujourd'hui. Il y a le bruit, omniprésent, il y a aussi ces écrans qui nous abîment la vue de plus en plus vite, et tout le reste. Quant à l'entreprise... si l'on n'est pas chef, on est effectivement broyé. L'autre jour, à la télé ils disaient que selon un sondage les Français étaient heureux au travail dans leur majorité ! Je n'en crois pas un mot ! Je me demande qui ils ont interrogé. Autour de moi, les salariés sont tous écrasés, débordés, lessivés, maltraités...
· Il y a plus de 7 ans ·Catherine Killarney
terrible! le monde du travail est abobinable
· Il y a plus de 7 ans ·j'espere que l'histoire est fictive sinon c'est triste
Florence
Non l'histoire est autobiographique. Depuis j'ai arrêté de travail... c'est pour ça que j'ai le temps d'écrire. Comme on dit "à chaque chose malheur est bon" ! J'ai choisi d'en faire un roman, pour pouvoir prendre de la distance. Je raconterai la suite bientôt.
· Il y a plus de 7 ans ·Catherine Killarney