SANDY DANS LA SCIERIE - II

Catherine Killarney

Récit autobiographique : vivre avec des acouphènes.

  

     Le combat que Sandy avait à mener était quadruple  : médical et financier (voir s'il y avait un traitement quelconque et sinon des indemnités à percevoir, puisque les acouphènes étaient liés à son travail), professionnel (retrouver un job tenant compte de son handicap), social (faire admettre aux autres qu'elle n'était pas une malade imaginaire), et médico-alternatif (d'autres disciplines que la médecine traditionnelle pouvaient-elles l'aider ?).

          Maintenant qu'elle était licenciée, elle pouvait faire une cure de repos et elle en avait grand besoin, après avoir passé des mois sans dormir. Son mari partait travailler le matin et elle restait seule toute la journée dans la maison. Elle se levait tard, s'accordait une sieste l'après-midi et le reste du temps lisait et consultait le web (sans le son) pour en savoir plus sur son étrange pathologie. Pas de télé, pas de musique, pas de jardin (tondeuses, taille-haies, oiseaux, chiens…), le moindre bruit lui vrillait la tête comme si une perceuse s'enfonçait dans ses tympans, et les sifflements devenaient aussitôt plus forts et plus aigus. Le fait de s'isoler ainsi commença à porter ses fruits. La prise d'antidépresseurs aussi… Elle réussit à prendre (un peu) de recul, à calmer (un peu) l'anxiété concernant son avenir (allait-elle retrouver un emploi ? cette maladie durerait-elle toute sa vie ?), et peu à peu les acouphènes évoluèrent vers quelque chose de plus supportable. Un pssssssssss constant, fatiguant, obsédant, mais qu'il lui semblait pouvoir apprivoiser au long cours. En attendant elle restait très fragile ; dès qu'elle sortait, les cris d'enfants, les moteurs des voitures, le vent dans les arbres… tout était souffrance. Elle apprit à utiliser les petits bouchons de mousse pour se protéger. Elle se retrouvait seule avec ses acouphènes, certes, cela n'avait rien de particulièrement agréable, mais au moins son système auditif appréciait et ne lui faisait pas payer ses négligences. Quand les gens lui parlaient et que, bien sûr, elle n'entendait pas, elle faisait un petit signe en montrant ses oreilles. Ils comprenaient qu'il y avait un problème et n'insistaient pas. Ce qui n'était pas plus mal vu que l'affaire s'avérait bien compliquée à expliquer ; l'immense majorité des personnes extérieurs, y compris sa propre sa famille, avait beaucoup de mal à la croire et pensait soit qu'elle se plaignait pour pas grand-chose, qu'elle ne faisait pas d'effort, voire qu'elle simulait pour ne plus aller travailler…

          Ce fut essentiellement sur Internet qu'elle put trouver des informations sur le sujet, les ORL ne parvenant pas eux-mêmes à décrire précisément de quoi il retournait. Un comble.

          L'acouphène est une sensation auditive que seule la victime entend. Une fois le choc passé, le sifflement (ou bourdonnement chez certains) continue. Il n'est pas généré par un son extérieur, mais par un mécanisme interne, toujours pas très bien défini à l'heure actuelle. Il peut être lié à des maladies ou troubles divers, mais aussi par l'usure du système auditif (beaucoup de gens ont de légers acouphènes à partir de la cinquantaine) ou bien par un traumatisme auditif, ce qui était le cas de Sandy. On lui fit passer les quelques examens de rigueur pour vérifier qu'on n'était pas en présence d'une maladie organique, provoquant des acouphènes, auquel cas elle aurait pu être soignée. Ou pas, du reste (les tumeurs au cerveau provoquent des acouphènes). Chez Sandy, tout allait bien, et c'était bel et bien le téléphone toute la journée qui avait abîmé irrémédiablement son système auditif. C'était comme si son cerveau déclenchait une alerte permanente (le sifflement) pour l'avertir du danger… mais ne s'arrêtait plus, malgré la fin de l'agression. Comme lorsqu'il nous envoie un signal de douleur : il nous indique qu'il y a un problème sur telle ou telle partie du corps. Mais là… le cerveau reste en position d'alarme… Le sifflement ne cesse plus. Certains spécialistes parlent « d'hallucination auditive » ou de « bruit fantôme ».

          La recherche n'avance guère. Il n'existe aucun traitement, aucune opération et les essais menés jusqu'à présent n'aboutissent pas. Certains protocoles « prometteurs » ont même finalement été abandonnés.

      De plus en plus de personnes pourtant sont atteintes, en raison de l'augmentation du bruit, partout dans le monde, mais surtout au sein de la civilisation occidentale, qui ne sait plus ce qu'est le silence. Malgré les premières lois imposant un nombre de décibels maximum dans des endroits publics, celles-ci ne sont pas toujours respectées. Les concerts, les discothèques, les pétards des feux d'artifice, la musique sur écouteurs, menacent très sérieusement la santé auditive des jeunes, qui sont de plus en plus frappés par la pathologie. Les acouphènes seront bientôt un vrai problème de santé publique… Sandy ne ratait d'ailleurs plus aucune occasion pour alerter autour d'elle, en particulier quand elle voyait de jeunes enfants qu'on emmenait à des concerts, voire des bébés à qui l'on mettait un casque de musique sur la tête… mais elle ne recueillait au mieux que des « oui, oui » polis, parfois agacés. On ne la croyait pas. Le phénomène est pourtant bien connu des musiciens ; nombre de « stars » sont atteintes, mais n'aiment pas en parler, de peur de passer (eux aussi !) pour des malades imaginaires, des capricieux ; de peur de devoir arrêter la musique, leur passion ; de peur de voir une nouvelle ère s'ouvrir où les concerts publics seraient déclarés trop dangereux pour la santé…

        Dans 25 % des cas (Sandy en faisait partie), les acouphènes sont considérés par les professionnels de la santé comme réellement intolérables, provoquant une forte détérioration de la vie quotidienne, de la concentration, du sommeil, entraînant souvent des arrêts de travail au long cours, voire une incapacité définitive. On parle alors « d'acouphènes invalidants ». Mais malgré les innombrables études et rapport, la Sécurité sociale ne reconnaît toujours pas cette maladie et l'acouphénique, qui ne peut plus trouver d'emploi, peut se retrouver sans revenu s'il n'a pas la possibilité d'être pris en charge financièrement par un parent ou un conjoint.   

    Les seuls « médicaments » disponibles sont les antidépresseurs, qui ne changent en rien la structure du problème, mais permettent de retrouver une certaine qualité de sommeil et un minimum de joie de vivre, ainsi que toutes les disciplines paramédicales visant à l'équilibre intérieur : sophrologie, psychothérapie… Mais, ces méthodes n'étant pas non plus remboursées par la Sécu, l'acouphénique n'aura vite pas d'autre choix que de parvenir à faire un énorme travail sur lui-même pour essayer de moins y penser et de se ménager des moments de plaisir. Car le phénomène est irréversible, le système auditif est définitivement abîmé.

       Certains pays ont réellement compris le problème et engagé des campagnes de prévention. En France, le respect de la législation et le seuil acceptable de décibels sont souvent bafoués et ne sont pas contrôlés dans les lieux publics (notamment dans les boîtes de nuit, pubs et concerts).

       Lorsque Sandy avait vu la médecine du travail et qu'on avait commencé à lui parler de licenciement pour inaptitude, elle crut d'abord que son cas serait classé dans les « accidents du travail » puisque c'est bien au bureau que les sifflements avaient commencé et que le téléphone était directement en cause. Mais, les acouphènes n'étant pas reconnus par la Sécu… ils ne peuvent évidemment pas faire l'objet non plus d'un accident du travail. En gros, ils n'existent pas… mais donnent pourtant le droit de licencier. Une aberration.

       Sandy, en tant que « victime débutante » commença par l'évidence : la médecine traditionnelle et donc des ORL. Le premier soupira profondément :

     - Ah les acouphènes… ma pauvre… nous ne pouvons rien faire… nous n'avons rien… et la recherche piétine.

     Le second répéta la même chose mais lui conseilla un troisième professionnel, soi-disant LA sommité du département en la matière. Il procéda effectivement à des examens un tout petit peu plus approfondis, posa davantage de questions, ce qui éveilla un nouvel espoir chez Sandy. Néanmoins il conclut :

   - Oui… vous avez bel et bien des acouphènes. Très invalidants. Mais bon, comme on a déjà dû vous le dire, c'est irréversible et il n'y a aucun traitement.

       - Je croyais que vous étiez le grand spécialiste !

      - Spécialiste oui, mais je ne fais pas des miracles ! Je connais très bien la question, je fais des conférences et je participe à des séminaires… mais je suis aussi démuni que les autres. Il n'existe aucun traitement.

      Bien. Ça, c'était fait.   

     Sandy découvrit sur Internet un forum, celui de l'association France Acouphènes, qui lui fut d'un grand secours. C'était là qu'on trouvait les informations les plus pointues sur la pathologie et les recherches en cours (mieux que chez les ORL !). C'était aussi un espace où l'on pouvait discuter avec d'autres victimes qui, elles, au moins, vous croyaient, où l'on pouvait échanger des astuces, des conseils, les meilleures marques de bouchon, ou bien se remonter le moral les uns les autres, s'écouter, s'encourager, s'accepter. Ces conversations pouvaient cependant se montrer contre-productives : à force de bavarder entre déprimés, on courait le danger de l'être encore plus à la fin de la journée !

      C'est par eux que Sandy apprit qu'elle pouvait essayer de faire une demande à la MDPH (Maison Départementale des Personnes Handicapées), qui remplaçait l'ancienne COTOREP. Elle n'y croyait guère, puisque la Sécu ne reconnaissait pas les acouphènes. Mais on lui avait précisé :

   - Attention, handicap et invalidité sont deux choses différentes ! Le premier est traité par la MDPH, la seconde par la Sécu… Ils fonctionnent de façon tout à fait indépendante, et ne reconnaissent pas forcément les mêmes handicaps. Il faut essayer les deux.

     Une autre bizarrerie de la bureaucratie française sans doute…

       Elle téléphona plusieurs fois avant de pouvoir obtenir un interlocuteur. Les lignes sonnaient constamment occupées. Il fallut patienter des mois avant de recevoir le dossier à compléter pour prétendre au statut officiel de handicapé et à l'indemnité correspondante. Si jamais elle ne retrouvait jamais de travail, elle serait bienvenue. Le montant restait bien modeste : à l'époque (2006), environ 600 euros par mois, mais c'était toujours ça. Pour une personne seule, cela représentait à peine de quoi payer un loyer…

       La demande comprenait un questionnaire très détaillé, des documents et certificats à fournir, et il fallait rédiger sur deux pages un « projet de vie », c'est-à-dire expliquer comment on envisageait l'avenir pour demeurer indépendant et autonome : formation, recyclage, en fonction du handicap, famille et aidants, traitements pris (antidépresseurs) et tous les efforts envisagés pour lutter contre l'impact du handicap. Sandy trouva cela un peu malsain. On sentait à travers les questions que l'Administration s'assurait très minutieusement qu'elle n'aurait pas à assister trop longtemps la victime. Il fallait se justifier avec des arguments percutants et afficher le sourire commercial « je suis handicapée, mais je me soigne ! ». Cela lui semblait normal, d'une certaine façon, mais elle pensait à celles et ceux qui n'avaient pas forcément le même niveau d'éducation et se trouvaient devant des formulaires à remplir, des documents à fournir… et une dissertation. Mais peut-être – du moins l'espérait-elle – des assistants sociaux pouvaient intervenir dans ces cas-là pour apporter leur aide. En tant qu'assistante, elle avait pour sa part des talents de rédactrice et ayant travaillé auparavant dans le commercial, connaissait les expressions et attitudes qui plaisaient aux « payeurs » quels qu'ils soient, patrons ou associations… Savoir « se vendre », partout, tout le temps… fatiguant.

       Sandy croyait toujours effectuer ces formalités pour rien : elle essayait de se convaincre que les acouphènes allaient cesser. Mais elle dut aller jusqu'au bout de ses démarches. Jamais ils ne la lâchèrent, jamais ils ne cessèrent. Les bons jours, elle vivait dans une scierie, comme elle se plaisait à le dire, avec plein de ziiing ziing constamment dans la tête, si forts qu'ils l'empêchaient de bien entendre ses interlocuteurs, ou la télé. Les mauvais jours, fréquents hélas, elle ne pouvait strictement rien faire, ayant l'impression d'avoir un marteau-piqueur dans les oreilles et d'être emportée dans une spirale, une tornade, extrêmement bruyant. Elle avait surnommé ces crises les « tempêtes d'oreilles ». Il lui était alors impossible de se concentrer sur quoi que ce soit, elle allait s'allonger, arrêtait de lutter contre ces « démons » auxquels elle parlait : « Allez, allez ! Déchaînez-vous, défoulez-vous ! Je vous laisse faire… ». On pouvait comparer avec des migraines, sauf que le migraineux… il peut prendre des cachets ou, au pire, patienter quelques heures, quelques jours, avant que tout disparaisse. Pour Sandy, même quand les manifestations insupportables s'estompaient, les sifflements continuaient, moins forts, mais bien présents, sans le moindre répit. Jamais.

      Elle attendit encore des mois pour avoir une réponse, et quand elle relançait pour savoir où en était son dossier, on lui répondait sèchement qu'il y avait mille dossiers en attente. OK. Vous fâchez pas. Heureusement, se dit-elle, qu'elle avait un mari et des indemnités de chômage. Pour l'instant. Elle se demandait comment faisaient les autres qui ne pouvaient pas compter sur de tels appuis…

      La réponse fut positive. C'était une première victoire ! Elle était reconnue comme handicapée ! Elle était folle de joie. D'abord, elle pourrait montrer le document à tous ces gens qui la prenaient pour une mythomane et lui faisaient tant de mal, et ensuite, elle pourrait s'en servir auprès de l'ANPE afin d'avoir accès aux « emplois réservés ». A ce moment, elle ne savait pas encore que ces postes étaient quasi inexistants et concernaient à 99,99 % les malentendants, les aveugles et les paraplégiques.

    Pour le reste… elle fut informée qu'elle ne recevrait l'indemnité, celle-ci étant plafonnée au revenu du ménage. En l'occurrence, ayant un mari qui gagnait un peu plus que le SMIC… elle ne pouvait pas prétendre au paiement de l'allocation. OK. Ils considéraient donc que du jour au lendemain, on pouvait vivre à deux sur un seul salaire ? Divisé par deux, ça faisait effectivement le montant de la prime mensuelle. L'Administration pense donc que 600 euros par personne par mois suffit à vivre décemment. Et elle confirme et signe, puisque le minimum vieillesse se monte à peu près à la même chose.

      Parallèlement, le précieux justificatif, valable deux ans (des fois que vous guéririez entre temps…), constituait aussi –c'était ce qu'elle croyait – un bon argument pour essayer d'obtenir une pension d'invalidité à la Sécu. Ses amis acouphéniques avaient tous essayé, ils avaient tous été rejetés. Mais qui ne tente rien n'a rien et ils leur appartenaient à tous de faire bouger les lignes ! C'était comme la jurisprudence : il suffisait peut-être de convaincre UN médecin, puis deux, puis trois, pour peu à peu convaincre les gouvernants, déverrouiller le système et changer les règles. Elle n'avait pas beaucoup d'espoir, mais elle voulait tenter d'apporter sa pierre à l'édifice. Et puis c'était tellement ridicule : acceptée par la MDPH, mais refusée par la Sécu… elle voulait voir ça de ses propres yeux !

     Obtenir un rendez-vous s'avéra aussi difficile que pour la MDPH, mais il vînt et le cœur de Sandy battait lorsqu'elle se présenta. Le médecin qui la reçut ne la regardait même pas pendant qu'elle expliquait son parcours, ses difficultés à retrouver un travail, ses souffrances quotidiennes, son combat et celui des autres acouphéniques. Il griffonnait sur un petit cahier et peut-être que cela n'avait aucun rapport avec ce qu'elle disait, car il n'avait vraiment pas l'air intéressé du tout… Il ne lui posa aucune question et lorsqu'elle eût terminé son monologue, il l'invita à s'asseoir sur la table d'auscultation.

      Il prit la tension, écouta le cœur, les poumons, examina les réflexes. Puis il nota son poids, sa taille, avant de lui faire exécuter un certain nombre de mouvements.

     - Vous n'avez pas de douleurs, vous êtes souple, conclut-il.

    Intriguée, intimidée par son silence, elle bredouilla :

    - Non. Je n'ai pas de douleurs. Mon problème est auditif.

    - Vous n'avez pas de problèmes auditifs. J'ai là les rapports de vos ORL. Vous entendez très bien.

  - Mais… pourquoi vous me dîtes ça ? Je viens de vous expliquer pourquoi je venais, pour des acouphènes, pas pour un problème de surdité !

    - J'ai bien entendu. Mais les acouphènes ne sont pas sur notre liste.

     - Ils pourraient l'être. M'avez-vous écoutée ? Je n'ai plus de vie professionnelle, je n'ai plus de vie sociale…

    - Les acouphènes ne sont pas sur notre liste. C'est un petit inconfort qui disparaîtra avec le temps. Vous êtes parfaitement apte.

     - Apte ? Mais que faîtes-vous du certificat de la Médecine du Travail, qui dit le contraire, et a provoqué mon licenciement ?

     - C'est leur décision, pas la nôtre.

     - Et la conclusion de la MDPH ?

    - Combien de fois dois-je vous le répéter, Madame ? Je crois que nous avons perdu assez de temps. Vous ne souffrez d'aucun trouble donnant droit à une allocation d'invalidité.

    - Et je vis de quoi alors ? demanda-t-elle, les larmes aux yeux.

     - Vous avez un mari.

   - Mais j'ai attrapé cette pathologie au travail ! Vous trouvez normal que ce soit à lui de payer ? Et s'il venait à disparaître, qu'adviendrait-il de moi ? Et croyez-vous que le statut de « femme entretenue » soit enviable ?

     Ce gros macho ricana et se rassit derrière son bureau.

     - Au revoir Madame.

    Sonnée, dépitée, Sandy quitta l'immeuble en sentant grandir en elle une intense vague de colère. Pas d'accident du travail, pas d'invalidité, et toujours, partout, des réflexions désobligeantes qui semblaient conforter l'idée qu'elle n'était – vis-à-vis de la société - qu'une grosse feignasse… Et cet illogisme, ce manque total de cohésion entre trois organismes d'Etat qui ne tiraient pas les mêmes conclusions et n'appliquaient pas les mêmes règles. C'était insensé !

     Les acouphènes n'existaient pas.

     Les acouphènes n'existaient pas.

     Les copains avaient raison, elle exagérait tout, elle inventait, elle fantasmait, elle bluffait, elle était une chochotte qui voulait profiter d'un tout petit bobo pour se faire déclarer invalide. Scandaleux.

   Sandy mit plusieurs semaines à se remettre de cette humiliation en bonne et due forme. Et aux nouvelles réactions qu'elle provoqua dans son entourage. Comme dans la campagne contre les antibiotiques :

     - T'es malade ? Tu prends des antibiotiques ?

     - Non.

     - Ben, t'es pas malade, alors.  

    Franchement, une maladie qui ne se voit pas, qui ne se soigne pas, qui n'est pas reconnue par les professionnels… il était bien difficile avec tout ça de se faire entendre et d'espérer un peu de compassion. Elle n'en reçut jamais. A part de son mari et de ses enfants. Quelques rares autres admirent l'idée au fil des années, mais sans jamais comprendre l'étendue réelle de sa souffrance. Afin de ne pas obliger son mari à vivre isolé comme elle, et pour ne pas devenir complètement folle elle-même, elle acceptait quelques sorties de temps à autre. On mettait de la musique en sa présence, on sortait la perceuse, on laissait crier les enfants, les chiens… Au bout d'un certain temps, elle n'en parla plus. Ça ne servait à rien. Quand les gens, niant son problème, faisaient trop de bruit, elle mettait ses bouchons discrètement. Ou partait dans une autre pièce. Elle cessa d'aller au restaurant, dans les mariages, dans les fêtes. Quand elle ne pouvait vraiment pas faire autrement, elle portait ses bouchons et passait la journée seule avec elle-même. A ceux qui s'étonnaient, son mari racontait encore et toujours l'histoire que personne ne voulait entendre…

     Elle finit par s'habituer à sa nouvelle vie. On s'habitue à tout. Sinon on meurt.

     Un jour, elle tomba sur un article dans un journal, qui parlait d'une association : la Fédération des Accidentés de la Vie (FNATH : Fédération Nationale des Accidentés du Travail et des Handicapés). Qui semblait s'intéresser à l'amélioration des conditions de vie de gens comme elle, reconnus par aucun autre organisme, laissés pour compte, en tout cas c'était ce qu'elle avait cru comprendre.. Elle dut là encore remplir un gros dossier avant d'obtenir un rendez-vous.

     Elle fut reçue par un très jeune homme qui, tout comme le médecin de la Sécu, ne souriait jamais. Pas très drôle quand on se sent déjà faible, vulnérable et ignoré… Elle dut à nouveau refaire son petit discours.

     - Et qu'attendez-vous de nous ? demanda-t-il.

     - Et bien… je ne sais pas… c'est à vous de me le dire.

     - C'est quoi le problème ?

     - Des acouphènes, je viens de vous expliquer.

    - Les acouphènes… pfff… si on écoute les gens, ils ont tous des acouphènes.

   Voilà qui démarrait fort. Ne pas s'énerver, ne pas pleurer. Sandy ne travaillait plus depuis plusieurs mois, mais, même si l'intensité des sifflements avait un peu baissé entre deux « tempêtes d'oreille », elle restait profondément fragilisée et fatiguée, car elle dormait mal, et ses nuits étaient peuplées de cauchemars. A force d'incompréhension et de railleries, voire d'accusations, elle se sentait vraiment coupable… Coupable de souffrir, coupable d'être fatiguée, coupable d'avoir la tête dans un étau 24 heures sur 24, coupable d'avoir perdu son travail, coupable d'être « assistée » par les Assedic… et bientôt peut-être par son mari.

    - Mes acouphènes ont été qualifiés « invalidants » par les ORL et…

    - Oui, oui, je sais bien ce que sont les acouphènes. Et que voulez-vous que nous fassions ? Ce n'est pas reconnu comme un accident du travail, ni comme un handicap. Or je vous rappelle que notre association s'appelle Fédération Nationale des Accidentés du Travail et des Handicapés.

     - Mais aussi Fédération des Accidentés de la vie, c'est sous ce nom que je vous ai d'abord connus.

   - C'est une formule… Nous sommes un peu comme une mutuelle, nous intervenons si et seulement si la Sécu est intervenue elle-même.

     - Je n'entre donc dans aucune case ?

     - Non.

   - Vous aidez des gens qui ont un doigt coupé dans un accident du travail et s'en portent somme toute assez bien, mais pas des personnes comme moi qui souffrent jour et nuit sans aucune interruption.

   - Il ne faut rien exagérer. Si la Sécu ne reconnaît pas ce handicap, elle a ses raisons. C'est plus ou moins psychologique.

     - Psychologique ?!

     - Oui, vous devriez voir un psychiatre d'ailleurs.

    - Je suis donc une malade imaginaire.

    - Oui. Vous êtes déjà allée voir la Sécu ?

    - Oui.

   - Flûte, trop tard. En fait, vous auriez dû, dès le départ, vous faire arrêter pour dépression, et simuler des troubles mentaux.

    - Simuler des troubles mentaux ?

    - Oui ! Ça, c'est pris en charge par la Sécu !

    - Vous me dîtes que j'aurais dû simuler… Mais c'est sidérant ! Et si je vous dénonçais à la Sécu pour tenir des propos pareils ?

   Il la regarda fixement, prit son dossier, le déchira et le mit dans la corbeille.

    - Au revoir, Madame.

    Dans sa voiture, Sandy fondit en larmes. La victime partout passait pour une coupable. Et pourtant on lui proposait de tromper la Sécu. Tout cela n'avait ni queue ni tête.

    Et pendant ce temps, rien ni personne ne pouvait l'aider.

   Elle allait devoir se battre toute seule, vraiment toute seule.

   Et après tout, pourquoi pas ?

  Le hasard fit que quelques semaines plus tard elle entendit parler d'un copain d'un copain, qui, désespérant de trouver du travail, et exaspéré par les âneries qu'on lui débitait, avait décidé d'utiliser les failles du système. Depuis deux ans il se faisait passer pour sourd. Les ORL se penchaient sur son cas avec stupéfaction mais n'arrivaient toujours pas à expliquer pourquoi il n'entendait rien. Il avait d'abord cumulé les arrêts de travail, puis les Assedic et depuis peu il touchait une indemnité de la MDPH pour handicap, et de la Sécu pour invalidité…

   Ça laissait songeur… Cela devait être épuisant de simuler toute la journée, de ne commettre aucune erreur, de tromper même son entourage le plus proche…

   Mais elle, Sandy, elle ne pouvait pas se résoudre à devenir malhonnête… à se faire passer pour sourde ou pour malade mentale.

    Elle avait des acouphènes. Des ACOUPHENES.

    Et tout le monde s'en fichait.


  • bonjour,
    écrirez vous une suite à ce texte ?

    Un infime espoir : lara fabian, une chanteuse très connue, en a 'attrapé', depuis c'est un peu plus médiatisé, mais je ne sais pas si ça donne qqch. La recherche aurait pu avancer comme par magie...

    du coup il 'reste' yoga relaxation méditation acceptation résignation.......

    ne pas se focaliser dessus, pas à outrance.
    moi en + , j'ai eu de l'hyperacousie, hypersensibilité de tous les sens.

    bravo pour vos démarches, et pour ces textes importants

    · Il y a environ 7 ans ·
    33

    torpeur-2

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