Sang dessus-dessous - L'espace et le mouvement

Katrin Blanch

Chapitre 2

Allongée sur un brancard ou dans un lit, je suis totalement  passive, je subis. On me transporte d'un couloir à l'autre, d'une chambre à l'autre et c'est seulement la signalétique qui me renseigne sur la direction qu'on me fait prendre. Rester à l'horizontal tandis que des dizaines de gens s'agitent verticalement autour de moi, m'auscultent, me palpent, me manipulent, me font ingurgiter des médicaments, me raccordent à des tas d'appareils, m'enfoncent des seringues dans le bras ou la cuisse… c'est être soumis, amoindri, infantilisé et réduit à peu de chose. Le regard des médecins et du personnel soignant s'habitue à descendre d'amont en aval et le mien à l'inverse. Le malade n'est plus une personne à part entière qui se reconnaît normalement par la considération que le face à face vertical du corps et des yeux impose. La surprise se lit d'ailleurs dans l'œil des valides et leur attitude change lorsque soudain ils vous croisent, guéri, redevenu vaillant, dans un couloir.

            La chambre et le lit d'hôpital, s'ils impliquent l'attention technique des personnels compétents et affective des proches, toute particulière (ce qui ne l'exempte pas d'erreur ou de négligence), deviennent rapidement une prison. J'ai pris de l'importance, je suis devenue précieuse parce que fragile et en danger : ce lieu blanc aseptisé est le symbole fort de cette inflexion de mon destin. Mais les fenêtres ne s'ouvrent pas à largeur d'homme et pour errer dans les couloirs, faire le tour de la clinique, il faut être sur pied. Des jours, des semaines passent donc, où je suis enchaînée. Ce lit n'est pas un lieu de repos, ou si peu, mais un calvaire renversé, une croix où je ne suis pas plantée par les paumes des mains mais par le bas du dos. J'en actionne sans cesse les leviers pour redresser ou abaisser le haut ou le bas de cette machine à barreaux infernale. Mais il se transforme invariablement en V où mes reins s'enfoncent et se soudent, pris dans un étau, brûlants et pétris de douleur.

            Une aiguille plantée dans le cou me relie par un tuyau à une machine haute comme moi à laquelle on suspend des substances liquides qui me traversent le corps et dont l'ordinateur indique en son et lumière l'évolution des flux. Ce dispositif supporté par une potence m'accompagne dans tous mes déplacements. L'engin est lourd, encombrant, il me dissuade de me lever. A cela s'ajoutent, introduits à deux endroits de mon corps, un drain et une sonde urinaire, suspendus à deux grilles métalliques lourdes et impraticables, elles-mêmes accrochées aux barreaux du lit. « Il faut marcher plusieurs fois par jour, ce n'est pas bon de rester au lit, vous guérirez plus vite si vous vous levez. » Les médecins en visite parlent parfois dans le vide, ou tout au plus pour eux-mêmes.

            On m'a fait passer quatre scanners en un mois pour voir l'évolution de mon naufrage intérieur avant et après l'intervention réparatrice. Le tout premier, celui qui en détermina l'urgence et la décision quelques heures plus tard, fut un supplice sous tout rapport. Commençons par l'aspect locomoteur. Je dois rester allongée comme un cadavre dans ce tube glacial durant près d'une heure par intermittence, alors même que l'horizontalité de mes membres inférieurs étire mon abdomen incendié. Je dois gonfler les poumons et stopper ma respiration sans plus bouger pour la réussite des clichés de diverses coupes. Mon corps découpé en tranches visuelles que sauront décrypter les experts. Je dois basculer sur le côté pour une nouvelle série et faire pencher ainsi tout mon encombrement viscéral d'un côté ou de l'autre. C'est extrêmement douloureux et pourtant cette masse volcanique qu'est devenu mon ventre ne semble plus m'appartenir. Je voudrais m'en débarrasser, qu'on m'en ampute une bonne fois, qu'on creuse même si besoin. Qu'on me vide de ce terrible empoisonnement qui a dénaturé, souillé, meurtri mes organes hier en si bonne santé. Les larmes coulent de mes yeux sans que je pleure, une sorte de râle machinal m'échappe. Je regarde mon nom et ma date de naissance inscrits au fronton du mastodonte, juste au-dessus de ma tête : « Qui est-ce ? Je ne suis plus tout à fait moi. »

           

 

 

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