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Nestor Barth

L'Une et l'Autre, déposées sur un trottoir, délaissées par son propriétaire, devisent sur le sort qu'est le leur.

--- Vous vous rendez compte, ma chère, le dédain de cet homme qui nous a jeté à la rue ? Intervient l'Une.

--- J'en suis horrifiée, vous savez, que l'on puisse avoir si peu d'égard après tous les services rendus pendant des années. Répond l'Autre.

--- Nous vivons nos derniers moments c'est pourquoi je voudrais m'ouvrir à vous, vous dire tous les bons moments que j'ai vécu.

--- Nous avons toute la nuit devant nous avant l'aube. Alors, je vous en prie.

--- Je revois avec émotion mes moments de gloire ! Dit l'Une.

--- De gloire, dites-vous ? Cela n'est-il pas un peu trop présomptueux ?

--- Je sais que ce ne peut-être votre cas mais écoutez ce qui m'est arrivé .

J'ai fait partie d'une famille adorable qui m'a toujours chouchouté. Je n'étais jamais seule, la famille siégeait autour de moi à tous les repas, me revêtait de beaux linges bien propres et repassés et m'ornaient de parures magnifiques. Dès qu'une tache se formait sur mon vêtement, quelqu'un s'empressait de nettoyer pour la faire disparaître. Après m'avoir déshabillé, j'étais toujours lavé puis séché et je ressens encore avec regret le linge doux utilisée pour me faire reluire. La plupart du temps je me reposais et de temps en temps je pouvais lire leurs lettres écrites à des parents éloignés ou quelques amis chers. J'ai ainsi connu toute leur histoire. Je suis restée discrète et n'en ai jamais parlé à personne, pas même à vous qui étiez toujours à mes cotés. Un jour le plus âgé de la famille me prit à témoin et m'a raconté une belle histoire d'amour et dès que quelqu'un rentrait dans la maison, il se taisait et me caressait des deux mains. Je fus ému de cette intimité entre nous. Il m'avait révélé un secret.

Un soir la famille a invité une bande d'amis fort sympathique. Ces gens m'ont félicité pour mon élégance, et si ma mémoire est bonne ce qui ne fut pas votre cas, et figurez-vous qu'ils se sont livrés après le repas à une séance bien étrange. Tout autour de moi, souvenez-vous, un complément de vos semblables a été nécessaire pour permettre aux six personnes de s'adonner à un jeu bien curieux qui a consisté dans le silence et dans la nuit presque totale, les mains liées les une aux autres, à me faire tourner. Rien de moins et le plus fort est qu'ils y ont réussi. Je ne savais où me mettre ni quoi penser. Et attendez, le plus sensationnel, ils ont réussi à me faire parler, ces coquins. Me faire parler vous vous rendez compte. C'était la première fois.

Et je ne compte pas le nombre de fois que des gens sont montés sur moi, que ce soit pour danser ou faire le guignol.

--- Ah! Si vous saviez le nombre de fois que je me suis soulevé par la simple volonté d'un esprit hors du commun et à distance s'il vous plait. Il n'y a pas de quoi en faire tout un plat, après tout, a rétorqué l'Autre. Et me monter dessus pour se donner de la hauteur est chose banale.

--- Vous oubliez ma chère, répondit l'Une, que c'est votre destin, à vous que l'on vous monte dessus. C'est ça ou les fesses ! Alors moi je préfèrerais encore les pieds. Je sais, vous n'avez pas de chance et le respect ne vous a jamais été dû. J'avoue que je n'aurais pas voulu être à votre place !

--- Détrompez vous ma chère, j'ai profité moi de la vie, plus que vous ne croyez. Vous ne savez pas ce qu'est le plaisir de ressentir la chaleur du fessier. Je frémissais à la vue de certains, quelques jolies dames aux formes rebondies, qui parfois étaient larges au point de déborder pour m'envelopper. A d'autres moments, j'ai regretté la rudesse de certains pour se poser de tout leur poids sans devoir frémir et rester calme et parfois d'autres sautaient comme un cabris. J'étais stoïques.

Évidemment, je vous l'accorde, cela n'a pas toujours été rose et l'odeur parfois m'a bien incommodé. J'ai même dû endurer des bruits incongrus. J'imagine qu'ils essayaient de me parler. Je n'ai jamais répondu, digne comme j'ai toujours été.

Et puis voilà, un jour un gros lard de 200 kilos m'a fait plié le dos, mes jambes n'ont pu le supporter et je suis ici maintenant, puni de n'avoir pu accomplir mon devoir jusqu'au bout.

Mais vous, Madame, que vous est-il donc arrivé, pour finir dans la rue ?Quelle déchéance !

--- La vie m'a réservé de bons moments mais vous savez comme je suis : carrée. Je ne plie jamais, impassible et inébranlable. C'est ce caractère qui m'a perdu. La maitresse de maison, a changé son salon et a chassé sans autre forme de procès les fauteuils et canapés. Figurez vous que j'ai suivi car je ne suis pas assez ronde. C'est mon visage anguleux et pointu qui l'a irritée, alors sans ménagement je suis devenue une pestiférée.

Je trouve que c'est bien triste de finir ainsi en pleine santé. Ce qui n'est pas votre cas, ma pauvre et vous devez avoir envie d'en finir, j'imagine.

--- Ne riez pas, ne raillez pas je vous prie. Vous finirez comme moi dans l'âtre d'une douillette maison, je suppose.

--- Détrompez vous ma chérie, je suis encore gaillarde, pleine de vigueur et d'autres personnes vont trouver en moi les charmes qu'ils recherchent. . Et puis je ne suis pas de bois, comme vous ! J'aime le contact, le monde et le service que je rend est inestimable. J'aime mon métier et suis une coriace avec une santé de fer.

--- C'est vrai et vous marquez un point. Mais savez-vous que je tire gloriole des services rendus. J'ai permis à des dizaines, que dis-je, des centaines de personnes de prendre du repos, de soulager leurs souffrances et me suis toujours adapté à toutes sortes d'entre eux, qu'ils soient petits, malingres, grands ou gros pour être à l'aise et se hisser à votre niveau pour manger, écrire. Sans moi, vous n'existeriez pas.

--- Ne me vexez pas, je suis utile à quatre personnes à la fois, alors qu'il faut quatre de vos semblables pour les réunir autour de moi.

--- Alors disons que nous avons été fait pour vivre ensemble.!

La table et la chaise ont été jetées le lendemain matin dans la benne du camion avec tous les autres détritus.

  • sans le faire exprès, ma foi oui. C'etait un exercice de mon atelier littéraire où il fallait trouver une surprise. Mais à vous bien sûr ! j'aurais dû me lever de plus bonne heure

    · Il y a presque 12 ans ·
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    Nestor Barth

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