Satine et Marie Rose

Attiébaoulé Gounyoruba

« La pire des défaites, la perte de l'estime de soi »  1995

Satine et Marie Rose

Sophie  ne fut pas obligée de sonner deux fois. Sa cliente lui ouvrit au premier son de cloche.

Bonjour, je suis bien chez Marie Rose ?Oui, c'est moi, et vous  vous êtes bien Sophie Sagesse, la conseillère en communication ? En effet .Entrez , mettez-vous à l'aise.

Sophie fut enchantée par l'excellent état des lieux : l'appartement était bien rangé, tout en ordre, bien propre comme il convenait à un écrivain jeunesse à succès.

Votre appartement est agréable, complimenta-t-elle.Merci beaucoup, répondit simplement Marie. Appelez-moi par mon vrai nom  Claire Chapelle.Très bien, Claire, je m'y perds avec tous ces pseudonymes. Marie Rose est votre nom d'auteur ?En effet.Et Satine?Mon nom de puteTrès bien. Vous êtes donc une prostituée et un auteur jeunesse pour enfants?Vous avez tout compris.Excusez-moi d'être assez surprise.C'est assez original, il faut le souligner.

Sophie observa attentivement son interlocutrice : c'était une jeune femme aux formes rondes, la peau mate, la bouche petite mais pulpeuse, le visage poupin  avec une pointe de tristesse, les cheveux bouclés en pagaille, les mains nerveuses. Elle la trouva belle mais peu sûre d'elle, comme si elle n'en  avait pas conscience, ou plutôt, chose étonnante, une beauté sans charisme.

Cette jeune femme l'intriguait , et pourtant elle semblait incarner la simplicité. Claire fit un petit tour sur elle -même comme si elle cherchait un objet. Elle  sortit un stylo de sa poche et s'empara d'un cahier sur la table.

– C'est moi qui devrais prendre des notes, s'amusa Sophie. Vérifions ce que je sais déjà : vous êtes une jeune romancière remarquée sur le Net, vous avez écrit plusieurs livres jeunesse dont le dernier est un best-seller en librairie sous le pseudonyme de Marie Rose.  maintenant, vous avez la presse  à vos trousses, mais il y a un hic  : vous avez  été escort girl pendant quelques années sous le nom de Satine.

Vous avez tout compris. Vous avez bien potassé. Vous avez affaire à la meilleure.Allons droit au but, maintenant. Dites-moi comment vous en êtes arrivée là?  Vous venez d'un milieu défavorisé? J'ai vu que vous étiez coutumière du nelfie , un selfie de femme sexy nue. Qu'est-ce qui vous a poussé à vendre votre corps? L'adrénaline? Le goût de l'interdit?Non, je n'ai pas été particulièrement mal lotie. Bien au contraire. Je me suis rendue dans les lycées les plus huppés.Très bien. Révolte adolescente?Peut-être, je vais vous expliquer. Je suis une fille très discrète, trop discrète,dans ma bulle.  La plupart de mes amies étaient très différentes, drôles, sensuelles, plaisantes. Tous les garçons tournaient autour d'elles. J'étais jalouse de leur aisance, je ne comprenais pas ce qu'il me faisait défaut.

Sophie l'observait et comprenait ce qu'il faisait défaut : ce petit air mutin, cette absence de vie, ces enfantillages qu'elle percevait dans la voix,ce manque d'assurance criant malgré ces belles courbes étaient la cause du problème.

J'étais si effacée que je n'avais l'impression de ne plus exister moi-même. Vous savez, si vous êtes rejetée ou qu'on ne répond pas à votre désir, vous vous dites que c'est pas grave, mais c'est une humiliation, une dévalorisation de votre personne qui peut détruire.Je vois de quoi vous parlez.Je  ne me sentais invisible, laide. A l'époque, c'était les débuts de selfie. Je voyais toutes ces photos nues de femmes décomplexées. J'ai commencé à en faire. Beaucoup. J'avais beaucoup de succès. Une femme m'a repérée. Elle m'a proposé un escort girl très bien payé. Je ne sais pas, j'ai accepté. Peut-être parce qu'elle me disait que j'étais superbe, que des hommes regardaient mes photos, j'étais jeune et stupide.Je crois qu'il y a quelque chose de plus profond.Peut-être en effet. Vous avez, nous vivons dans une société ambivalente. D'un côté, les femmes se battent pour leur indépendance, prouvent leur force de caractère, leur capacité de diriger et de l'autre, une image de la femme sexy, provocante, aguicheuse est toujours mise en avant,toujours dénudée, débridée.C'est vrai , on vit dans une société encore très sexiste et peu protectrice vis à vis de l'image de la femme, je vous l'accorde.Et j'ai cédé à cette pression.Et pendant ce temps, vous écriviez des livres pour enfants?Oui, des petits contes, des petites nouvelles.Vous naviguiez donc entre ces trois identités : Satine l'escort, Marie Rose la conteuse et Claire Chappelle pour l'état civil.En effet, la faculté on va dire. J'ai un master de sociologie.Très bien, très bien. Maintenant, vous avez peur du scandale.Ma carrière d'écrivains jeunesse pourrait être détruite. Et pourtant, je veux continuer, c'est que je veux être.

Sophie réfléchissait mais ne voyait pas d'autres solutions que l'anonymat :

Je suis la meilleure,mais d'un côté des hommes esseulés ou pervers vous voient comme une chatte brûlante sans dignité, des enfants comme une mère donneuse de rêve, et vos professeurs comme une élève studieuse. Vous devez trancher entre ces trois identités mais celle qu'on retiendra sera la première, je ne vous le cache, le monde est ainsi fait. Vous ne pouvez pas rattraper ça.Que dois-je faire? s'enquit Claire?Réfléchissez, vous avez fait sociologie. Faites une thèse ou votre mémoire sur la prostitution et sur votre expérience en tant que prostituée même si j'imagine que ce genre de travail doit être banal, mais faites- le pour que ce mauvais choix à votre mal-être ou votre vanité se transforme en une réflexion intellectuelle. Ensuite, gardez votre pseudo pendant quelques temps d'auteurs, continuez à écrire, ne vous montrez pas, je m'occupe de votre éditeur et de la presse pour cette question là. Quand vous aurez fini vos travaux, vous enverrez tout à la presse, j'y mettrai ma sauce, elle n'y verra que du feu. Vous serez toujours regardée un peu bizarrement, mais ça passera mieux. Et quelque part , cela fera votre originalité et marquera peut-être l'histoire.

Claire resta bouche bée devant une telle efficacité. Elle accepta la proposition et serra la main de Sophie Sagesse. Cette dernière sourit. Quoiqu'on en dise, c'était la meilleure.

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