SAVE-TRIP. Chapitre VII

caiheme

Je suis la démangeaison de l’estropié

Ces incinérateurs géants étaient au départ conçus pour résoudre les problèmes. Il y a longtemps, ces bâtiments de béton au cœur de feu et au sang d'électricité produisaient de l'électroménager : des fours, des sèche-linges, des fers à repasser, des tambours de machines à laver, des toasteurs de toutes sortes, argenté, à quatre rangs, bleus ou transparents. Derrière ces murs furent assemblés des cafetières, des frigos cache-misères et des aspirateurs impartiaux.


Tous ces objets passaient entre les mains expertes des ouvriers qui se relayaient et assuraient une production ininterrompue. Sur le tempo du fracas des robots, les hommes donnaient vie aux machines. Lors des sorties que les écoles organisaient, la progéniture venait observer ses géniteurs. La marmaille ainsi fut élevée dans cet univers de métal soudé, plié, travaillé, découpé. Leur audition se développa dans le bourdonnement sourd et incessant des armoires électriques. Le souffle de l'aplatissement sec des tôles d'aciers ondulés sécha leur peau. Leur vue acquit une précision mécanique, ils pouvaient d'emblée estimer les dimensions d'un objet.


La cadence soutenue du travail à la chaîne rythma les battements de leurs cœurs, tant et si bien que cet environnement devint naturel et propice à leur épanouissement. Quand le corps de l'enfant fit place à celui de l'homme, la nostalgie des lieux chatouilla leur mémoire, ils vinrent travailler à leur tour. Habitués qu'ils étaient à cet univers, ils œuvraient plus vite que leurs ainés. Ces milliers de nouvelles mains firent grandir les usines. La production était telle que le palier de saturation fut atteint. Les entrepôts s'emplirent de marchandises, les espaces libres disparurent, l'offre devint supérieure à la demande.


Afin de résoudre ce problème, il fut décidé de se concentrer sur la qualité. Les ouvriers devinrent plus minutieux, plus attentionnés. On habilla de technologie tout ce qui était produit, on fit de l'hybride, on créa des monstres. Les fontaines d'eau servaient de frigo, la radio fut intégrée aux cafetières, les réveils se muèrent en lampe de chevet et les canapés devinrent des gruyères à bière. Cette dimension technique éloigna les firmes des réalités. Tout se vendait facilement, le nombre de produits vendus rentabilisait plus de dix fois l'argent investi. Il n'y avait plus d'effort à faire, les usines se murèrent dans une absence d'écoute, dans une non-observation des réactions du marché. Inexorablement, elles commencèrent à devenir transparentes.


Aussi, pour ne pas disparaître du cœur des Hommes, des orateurs furent envoyés pour prêcher les produits. Certains appareils furent endurcis de calus afin que, lorsque les gens tapoteraient dessus ils entendent le bruit sourd et lourd qui saura les aider à être convaincu. Cependant, la performance fit que les autres usines se mirent à adopter cette optique de ne plus vendre, mais de se faire acheter. Les clients devinrent les souverains du marché, ceux-ci avaient le choix, et pour les garder, les industries explorèrent  leur vie, leur philosophie, leur pensée. Elles exploitèrent les besoins humains: l'exprimé, le réel, le latent, l'imaginaire et le profond. Du besoin exprimé, elles en sortirent le réel, on creusa avec la froide et brillante pelle aiguisée de la connaissance.


On fouilla jusque dans les cavités rougeâtres de leurs cœurs, on découvrit où se tenaient serrés et fourmillants comme des voleurs, le désir de consommateur. On étudia l'être simple, celui qui ne voulait être bloqué, celui qui aspirait à une vie heureuse, celui qui dans le brouillard de la vie ne chercherait pas à lâcher le fil conducteur, celui qui n'était pas parasité par d'autres vapeurs. La vie est un choix que chacun fait, nous devons choisir entre le progrès ou la facilité. L'homme progressiste doit savoir se servir des opportunités que la facilité peut engendrer : l'homme simple. On entrouvrit alors l'imaginaire de l'homme simple, on découvrit l'endroit qui permettait aux doigts du commerce de faire vibrer la corde de la jouissance. Tout comme la nature, l'industrie possède un cycle. La naissance est infructueuse, seule la mort, du fait de son inexorabilité, possède une valeur sûre. L'écosystème industriel fit des mères d'autrefois les faucheuses d'aujourd'hui. Les déchets des uns devinrent les ressources des autres.

 

« —Les problèmes sont des sources d'opportunités. »

 

Cette phrase, prononcée sur le ton qui convient lorsque l'on s'adresse à soi-même, fit sortir Yoann de ses pensées. Il oublia la question de savoir s'il devait tenir compte du miroir pour calculer le nombre d'objets translucides présents dans la pièce. Le vieil homme le regarda droit dans les yeux.

 

« — Réduire la cadence des incinérations est prioritaire. Il existe une centrale électrique en déconstruction dans la mauvaise ville des craies. Des déchets sont évacués pour être enfouis dans des puits. Le gérant est un ami, il me louera quelques-unes de ces cuves de l'oubli. Cela réduira le dégagement des fumées tout en désengorgeant les locaux de stockage. Le temps que cette histoire se termine, nous intensifierons la campagne promouvant les bienfaits sur la santé que nos chambres d'hôtes en montagne peuvent générer. Tu préviendras les régisseurs d'envoyer des distributeurs de prospectus et des animateurs dans les maisons de retraite. »

 

L'entretien se poursuivit sur la façon dont la publicité devait présenter ces maisons de santé. On débattit sur les images des affiches, le vieil homme emmena Yoann dans une salle.  Les murs étaient recouverts d'écrans plats haute définition. Chaque rectangle électronique diffusait une chaîne de télévision.

Le son était coupé et le mélange des couleurs qui sortaient de ces fenêtres du monde diffusait une lumière aux tons multiples. Des placards d'acier cendré occupaient le sol de la salle. Chaque placard se composait de trois tiroirs que l'on ouvrait en tirant vers soi la poignée. L'identification des placards s'effectuait grâce à un papier inséré dans un petit cadre argenté. Plus l'on s'enfonçait dans la salle plus les papiers devenaient jeunes et plus le noir des chiffres inscrits les assombrissait. Le vieil homme remuait la tête au rythme de sa marche.

 

« — Voyons, voyons »

 

Il s'arrêta et ouvrit le tiroir du haut d'un placard. Il y avait à l'intérieur des centaines de boîtes de CD. À la manière d'un vendeur de vinyle recherchant des titres, il fit défiler les boitiers sous ses doigts étonnamment agiles, le mouvement était rapide et son œil concentré.

« — Non, non, dépassé. Ha ! Hum non, nul. Santé, santé, santé, décidément… ha voilà. Ça, ça devrait aller ! »

 

Il sortit un boitier transparent portant comme unique marque d'identification une série de lettres et de nombres.

« — Allons dans la pièce de travail. »

 

Les deux hommes quittèrent la salle colorée pour se rendre au lieu-dit. La pièce contenait un bureau avec plusieurs tiroirs à portée de main qui peuvent s'ouvrir sans bouger du siège à accoudoirs. Il y avait un tabouret et une chaise pour l'invité. Le pied de la lampe de bureau était incrusté dans le matériau de la table. Sorte de papier mâché verni cramoisi. Déjection d'un malade d'hôpital. Les objets étaient reliés entre eux par un cordon ombilical séché. Le cordon avait une couleur semblable à celles qu'ont les pommes oubliées dans un panier d'osier. Teinte de gerbe de bière et de chips premier prix.


Sur les murs de la pièce étaient accrochés plusieurs carrés d'acier. Le métal semblait compact et lourd. On avait tiré dessus. Les coups de feu brisaient la surface lissée. Chaque balle était aplatie au fond des cratères que l'impact avait créés. Le bloc avait été frappé, mais les projectiles n'avaient pas transpercé. Le vieil homme vit le regard de Yoann, il posa le boitier, sur le bureau. Tendit la main pour inviter son accompagnateur à s'assoir, lui laissant le choix de la chaise et du tabouret. Yoann fléchit les genoux sur la chaise. Le vieil homme s'assit sur son siège. Le cuir couina comme s'il était neuf. Le vieillard sourit, laissant entrevoir ses fausses dents blanches.

« — Tous ces carrés que tu vois sont ce qui reste des véhicules dans lesquelles je me trouvais lorsque l'on a essayé de m'assassiner. Je les ai récupérés, compressés et fais fondre pour obtenir les blocs que tu vois là.

—     Et les impacts sont restés ?

—     Non, une fois que l'ensemble fut fondu, j'ai pris cette arme que tu vois là. »

Il sortit un pistolet du tiroir.

« —J'ai tiré dessus autant de fois que j'ai senti la mort me frôler à chaque attentat. Puis j'ai accroché chacun de ces carrés perforés dans ce bureau où je prends mes décisions, ainsi je me rappelle que la prochaine signature sur papier me fournira peut-être une nouvelle décoration.

Yoann quitta le vieil homme à la nuit tombée avec des directives, des clefs USB et des cartons d'affiche. Le vieil homme ne lui offrit pas de chambre pour dormir, mais l'adresse d'un hôtel des environs, ce qui, compte tenu de l'isolement de la région, montrait l'introversion du riche industriel.

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