Saynètes à la dérive (Vol.1)

Stéphane Rougeot

"La barre trop haut" (dérivée de Blanche Allogène) premier extrait du recueil.

Personnages :

- Farid, homme de la cinquantaine
- Sa femme, très jeune et voilée
- L'employé de l'administration, la quarantaine
- Le client suivant


La scène se déroule dans un bureau d'une mairie, quelque part à Alger.

L'employé est derrière son guichet. De l'autre côté, Farid et sa femme arrivent, un autre client sur les talons.

Scène unique

Farid — Salam.

Employé — Bien le bonjour, monsieur, que puis-je ?

Farid — Ce que vous pouvez ? Arranger mon problème, pour commencer, ça serait déjà pas mal.

Employé — Oui ? Qui vous envoie ?

Farid — Comment ça, qui m'envoie ? C'est moi-même, qui m'envoie ! Vous croyez que j'ai besoin de quelqu'un pour venir ici ? Je sais conduire, j'ai ma propre voiture toute sale, et j'ai même apporté ma…

Employé — Ah, c'est votre fille ?

Farid — Quoi ? Mais non, c'est ma femme, vous voyez pas ? Comme ça je la sors un peu…

Employé — Donc ? C'est quoi votre problème ? Votre femme ?

Farid — Ah, ça oui ! Mais bon, c'est une autre histoire. Voilà, je voudrais faire mes papiers pour partir en France rendre une petite visite à ma grande fille. Elle est là-bas depuis déjà un moment. Elle revient régulièrement pour nous voir, mais j'ai envie de découvrir un peu là où elle habite, sa belle-famille, tout ça. Vous comprenez ?

Employé — Pour les passeports, c'est pas ici, faut aller…

Farid — Ah non-non-non, je sais ! J'ai déjà fait tout ça ! Mais justement, en voulant faire mon passeport, ils ont dit que j'avais pas le même prénom.

Employé — Le même prénom que qui ? Votre fille ?

Farid — Quoi ? Elle s'appelle Yasmine, ma fille. J'ai une tête à m'appeler Yasmine, monsieur ?

Employé — Oh, vous savez, de nos jours, on voit de ces choses…

Farid — Non, en fait, il s'avère que j'ai pas le même prénom que moi-même, figurez-vous !

Employé — Comment ça ?

Farid — Oui, tenez, sur ma carte d'identité de moi-même, j'ai mon prénom à moi-même : Farid. Mais sur l'extrait du casier d'acte de ma naissance à moi-même, que je viens tout juste de faire faire à la demande du service des passeports, je suis allé à la mairie de là où j'ai effectué ma naissance, et je sais pas, j'ai pas fait attention, ils ont pas mis le bon prénom de moi-même. vous voyez : Fariq.

Employé — Ça se ressemble beaucoup, quand même, hein ?

Farid — Visuellement, je vous l'accorde, monsieur. À peine une petite barre qui va vers le haut ou bien vers le bas. C'est pas grand chose.

Employé — Si vous le dites vous-même…

Farid — Mais le problème, c'est que je m'appelle moi-même Farid depuis ma naissance ! J'ai pas envie d'avoir un passeport avec marqué Fariq dessus. Sinon je vais croire encore plus que les douaniers, que je suis pas moi-même, que je suis quelqu'un d'autre ! Et qui sait ce que ce quelqu'un d'autre peut avoir à se reprocher à vouloir passer la frontière ! Peut-être que cet autre moi-même fait du trafic de drogue, ou, pire, de stupéfiant !

Employé — Pour les trafics, c'est pas le bon bureau non plus. C'est qui, le responsable de votre organisation ? Peut-être que ce monsieur a déjà un compte chez nous ?

Farid — Quoi ? Quelle organisation ?

Employé — Pour le trafic de drogue !

Farid — Mais je trafique rien du tout ! Je suis chômeur, et en plus à mon compte, moi, monsieur ! J'ai besoin de personne pour me dire de rien faire !

Employé — Donc vous voulez quoi, exactement, monsieur ?

Farid — Ben que vous me remontiez la barre au bon niveau ! Là, elle est trop basse, je vous dis. Faut vous le dire en quelle langue ?

Employé — Dans ce cas, monsieur, faut retourner là où vous avez fait établir votre extrait de naissance, et qu'ils vous le refassent !

Farid — Oui, c'est ça que je veux.

Employé — Bon, très bien. Alors bonne journée, monsieur. Suivant ?

L'autre client s'apprête à avancer, mais Farid reste en place.

Farid — Ah non, pas suivant, c'est encore mon tour, là !

Employé — Mais non, puisque nous avons fini !

Farid — On a rien fini du tout, vous m'avez toujours pas remonté la barre !

Employé — Je peux rien faire pour vous, monsieur. Faut retourner à votre mairie de naissance, comme je viens de vous le dire à l'instant.

Farid — Oui, c'est bien ça.

Employé — Donc vous y allez ?

Farid — Donc j'y suis. C'est ici ma mairie de naissance !

Employé — Ah, fallait le dire, monsieur.

Farid — C'est ce que j'essaie depuis tout à l'heure, mais on dirait que ça a du mal à passer par-dessus votre guichet.

Employé — Poussez un peu, monsieur.

Farid — Quoi ? Sur la barre ? Sur le guichet ?

Employé — Non, sur la voix.

L'employé cherche des papiers.

Farid — Tout ça pour qu'il arrive à comprendre !

Femme — Ben oui !

L'employé revient à Farid.

Employé — Faut dire que c'est déjà marqué comme ça sur le document d'origine de votre naissance à vous-même !

Farid — Comment ça ?

Employé — Oui, regardez !

Farid regarde le papier que l'Employé lui montre.

Farid — Mais non, pas du tout !

Employé — Ah, si, la barre est quand même plutôt légèrement un petit peu qui dépasse vers le bas. Faut pas être de mauvaise bonne foi !

Farid — Je vous assure que ma foi va très bien, et que je m'appelle Farid, monsieur ! Je connais quand même mieux mon prénom de moi-même que vous de moi-même !

Employé — Et moi je sais bien lire, monsieur. Sur le document officiel, c'est Fariq. Alors vous vous appelez Fariq. Je peux vous faire un autre extrait d'huile essentielle de votre naissance que vous voulez, mais ça sera toujours Fariq, parce que je suis dans l'obligation légale de recopier le document original que voici… Ou alors…

Farid — Ah, enfin !

Employé — Ou alors, vous… Vous venez de la part de… ?

Farid — Vous êtes en train de me dire que… Si j'ai quelqu'un de connu ou de haut placé dans mes connaissances à moi-même, vous pouvez accéder à ma demande personnelle ?

Employé — Faut voir, monsieur. Il s'agit de qui ?

Farid s'adresse à sa femme.

Farid — Elle est forte, celle-là !

Femme — Ben oui !

Employé — Ah, il s'agit d'une femme un peu plus forte que votre… épouse ?

Farid — Monsieur, je vous permets pas de dire quoi que ce soit de ma seconde épouse ! Je l'ai recueillie par pure charité parce qu'elle était désespérée d'avoir trouvé aucun prétendant riche et pas croulant avant ses quinze ans ! Et vous pouvez être sûr que je m'en occupe comme de ma fi… comme de ma véritable épouse ! Vous voyez ce que vous me faites dire ?

Employé — On peut en revenir à la personne qui vous envoie ?

Farid — Bien sûr, elle est là.

Employé — C'est donc votre femme qui vous envoie ?

Farid — Mais non ! Je vous l'ai dit tout à l'heure : c'est moi-même qui m'envoie moi-même à vous-même !

Employé — Et vous êtes ?... ah, oui, au chômage, c'est vrai.

L'employé soupire.

Employé — Ça va pas suffire, j'en ai peur. Vous…

L'employé fait le geste de l'argent avec sa main.

Employé — Vous avez combien, là, sur vous ?

Farid — Sur moi ? Pourquoi ça ?

Employé — Pour me permettre de fermer les yeux sur le fait que personne vous envoie, pardi !

Farid se tourne vers sa femme.

Farid — C'est de pire en pire !

Femme — Ben oui !

Farid — Vous voulez que je vous paie pour que vous fassiez correctement votre travail pour lequel vous êtes déjà payé par un salaire ?

Employé — Si je vous dis combien je touche, vous allez plus rien venir me demander, parce que vous sauriez que je le ferai mal, monsieur.

Farid — Hein ? Quoi ? Vous essayez de m'embrouiller, là, non ?

Employé — Si ça marche, oui, sinon non, bien sûr que non, je me permettrais pas, monsieur…

Farid se tourne vers sa femme.

Farid — Dans quel monde, vit-on, je te le demande !

Femme — Ben oui !

Farid regarde dans ses poches, mais ne trouve rien.

Farid — J'ai juste de quoi faire les courses pour manger. Vous voulez quand même pas que ma femme fasse le jeûn de force à cause de vous-même ?

Employé — Elle a l'air jolie, si elle veut venir manger chez moi, et plus si affinité… On peut faire une petite fatiha improvisée afin de consommer mieux…

Farid — Attendez… Vous voulez que je vous vende ma femme pour que vous puissiez faire votre boulot ?

L'employé hausse les épaules.

Employé — Si vous êtes d'accord, alors oui, c'est ce que je veux. Toute chose à un prix. Faut juste savoir ce que vous êtes prêt à mettre pour avoir ce que vous désirez, monsieur.

Farid regarde sa femme, qui ne comprend pas, puis réfléchit.

Farid — Combien de temps vous la voudriez pour me corriger la petite faute de mon prénom ?

Employé — Pour corriger sur l'extrait seul, une nuit, ça devrait aller. Mais pour le document original, ça va bien prendre un bon mois… À condition que la marchandise cachée soit de la même qualité que celle apparente, évidemment.

Farid — Là-dessus, vous inquiétez pas, elle est de bien meilleure qualité que ma première femme… Je vais juste vous demander de me fournir la circulaire officielle et légale vous autorisant à procéder à ce genre de transaction, vous voulez bien ?

Employé — Hein ? La quoi ?

Farid — Ben oui, j'ai un léger doute que vous ayez le droit de demander des émoluments en échange du service que vous devez aux citoyens dont je fais moi-même partie

Employé — Mais si vous le prenez sur ce ton, monsieur, je vais vous demander de bien vouloir quitter notre établissement sur le champ, immédiatement et sans délai !

Farid — Il y a un petit détail que j'ai volontairement ommi de vous signaler, monsieur…

Employé — Quoi ? C'est une caméra cachée ? C'est Béliveau ?

Farid — Encore pire ! Je suis un ancien gendarme à la retraite, mais j'ai encore le bras bien long.

Farid fait un clin d'oeil à sa femme.

Farid — Et pas que le bras, n'est-ce pas ?

Femme — Ben oui !

Employé — Euh… Bien… Dans ce cas, je vais voir ce que je peux faire, monsieur…

L'employé s'empresse de corriger les deux documents, puis tend l'extrait à Farid.

Employé — Voilà, c'est réglé.

Farid — Ah, bien. Si c'est déjà réglé, alors je vous dois plus rien, on est d'accord ?

Employé — On est d'accord, monsieur. Mais n'allez rien dire à personne, d'accord ?

Farid — On verra.

Le couple se retourne et cherche à partir.

Le client suivant les interpelle.

Autre client — Pardon, monsieur… Comment c'est, votre nom à vous-même, s'il vous plaît ?

Farid — Hein ? Pourquoi ?

Autre client — Ben pour lui dire à lui…

L'autre client pointe un doigt vers l'employé.

Autre client — Que c'est vous qui m'envoyez !

Saynète dérivée de mes romans
Blanche Allogène

  • Il s'agit d'un recueil de saynètes inspirées par d'autres de mes textes. Elles sont toutes orientées humour, même si le texte initial n'en contenait pas forcément. En fonction, elles peuvent se situer avant, pendant, après, ou même n'avoir qu'un léger rapport. Le volume 1 est terminé, déjà disponible sur Amazon (broché ou eBook) et en attente de publication sur d'autres sites en eBook.

    · Il y a plus de 4 ans ·
    Portrait auteur

    Stéphane Rougeot

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