Scène coupée n°4 : Faustine possédée

Giovanni Portelli

Vous ne trouverez jamais cette scène dans mon livre. Et pourtant, ça aurait pu faire partie du projet... Bon un poil plus travaillé mais quand même y'avait du potentiel, non?

« Faustine 2 » a fait l'objet de nombreuses recherches, de nombreux plans. Il a fallu trier, couper, remanier, creuser, choisir si je laisserais tel ou tel personnage tirer un avantage personnel des incroyables opportunités offertes par « l'ennemi ». Les choix sont lourds de conséquence. Quiconque connaît le secret des filles Mangin peut-il vivre normalement ? Quelle place prend-il alors dans leur vie, dans le cercle restreint des membres de la Fondation ? Aussi il est difficile de situer ce passage, il aurait pu donner une fin intense à Faustine 2, mais cela aurait totalement changé la donne pour l'épisode suivant. Je crois que le moteur de l'écriture de ce livre a toujours été d'aller à contre-courant de tous les codes de l'horreur liée à la possession démoniaque. Je voulais attaquer les choses sous un angle neuf, et j'ai probablement laissé une œuvre tiède au regard des habitués du genre mais je n'aurais pas voulu l'écrire autrement. C'est notamment pour cela que cette alternative n'a pas fini dans le livre, mais ici, parmi nos scènes coupées. Pour rappel, ceci reste un premier jet, non retravaillé puisque mis de côté dans la suite du projet …

***

Dans l'école maternelle, les bouts de chou regardent avec une expression interdite cette jeune femme qui sourit d'une drôle de façon. Son regard intense les jauge tour à tour, comme on se ferait le film devant l'étal d'un pâtissier. Elle retrouve en pensée les parfums de la fraise et de la crème fouettée, les éclats de chocolat noir qui s'incrustent dans les dents et qu'on va déloger du bout de la langue. Le croquant des amandes effilées comme de petits ongles qu'on arrache. Elle ne sait pas vers quel dessert se tourner.

Toute à sa réflexion, elle ne se préoccupe pas des gens qui ont entouré le bâtiment, de ces banderoles qu'on déroule pour limiter l'affluence des badauds, retenir surtout ceux qui doivent se faire un sang d'encre ne n'avoir pas vu reparaître leur petite tête blonde dans la cour. Ils aiment tellement récupérer cette fillette dont le visage s'éclaire en les remarquant. Ils ont pu finir plus tôt et ont choisi de venir le chercher, ce petit ange qui connaît plus les soirées chez sa nounou que dans sa propre maison. En vérité, elle peut tout aussi bien contenir ses friandises d'un côté et narguer leurs géniteurs.

La bilocation offre ce genre de privilège. Du moins, la jeune femme pourrait s'offrir ce luxe si elle ne portait pas les breloques de la Fondation qui l'entravent encore un peu, l'empêchent d'être en pleine possession de ses moyens.


Faustine erre depuis un moment dans une ville qu'elle remet sans la reconnaître tout à fait. Les couleurs ternes, le ciel laiteux, il fait pourtant doux, à tel point qu'elle ne saurait simplement situer si on est en été ou en hiver. Toutes les rues se succèdent sur un rouleau au motif monotone qui se déroule à mesure qu'elle progresse dans un théâtre duquel elle est la marionnette, bien incapable de retrouver le fil de l'histoire.


L'inconnue avait juste assommé l'institutrice. Elle avait dégusté les expressions des petits visages décliner de la surprise à la stupeur de voir maîtresse s'effondrer devant eux avec la saisissante brusquerie d'un automate au ressort détendu. Une petite, la plus ingrate du lot, avait même laissé échapper un pet lorsque le bruit mat de la chute de l'adulte près d'elle avait fait sursauter tout le monde. Sa tête avait heurté le sol en premier. Il faudrait sûrement des points à l'arcade entrouverte de laquelle s'est échappé une belle quantité de sang. Son odeur avait davantage frappé au cœur la classe que la vision de cette si gentille personne effondrée à leurs pieds. Ils n'avaient pas compris le sourire de l'autre dame, son visage pourtant affable se satisfaire d'une telle situation. Ce regard incongru…

Jennifer avait franchi le cordon de sécurité sans s'en laisser compter par qui que ce soit. Iphigénie s'était occupée de s'entretenir avec les forces de l'ordre, qui s'interposait judicieusement pour laisser le champ libre à la seule personne susceptible d'avoir encore un peu d'ascendant sur la preneuse d'otages. Pourtant la métisse n'en menait pas large. Le trajet en voiture qui les séparait de l'improbable coup de téléphone de Fifi n'avait pas suffi à contenir le flot de questions qui s'étaient bousculées dans sa tête à l'annonce de la situation de son épouse.

Comment Jennifer pouvait- elle accepter quelque chose d'aussi incroyable tant les mensonges qu'on lui avait servis jusqu'ici étaient crédibles en comparaison ? Elle ne met pas longtemps à trouver son chemin dans ce petit établissement où elle rencontrait Faustine et tous ses amis à son arrivée en France. Il lui semble presque un instant qu'elle est en train de rêver, que tout ce qu'on lui a raconté n'est qu'une fable. Ce ne peut être qu'une farce, comment s'imaginer…


La jeune rousse crie sans qu'aucun écho ne lui réponde. Pas âme qui vive à des lieux à la ronde. Pas même une onde, la plus petite vibration. L'air lui-même paraît cotonneux, tangible au point d'exercer une pression invisible sur les bruits habituels d'une vie citadine. La panique la gagne, mais Faustine n'en ressent aucunement les signes, la transpiration, le cœur qui s'emballe, rien ne semble en mesure de résonner en elle. Elle se sent aussi épaisse qu'une chape de plomb, anesthésiée jusque dans sa réflexion.


Et pourtant c'est bien elle qui se tient là, assise sur un coin de table, absorbée. Présente sans vraiment être là, elle ne remarque pas la jeune femme qui s'est approchée de la porte de la classe. Les enfants sont assis ensemble, à même le balatum. Ils n'osent bouger de peur d'énerver la rousse inquiétante. Une odeur d'urine empeste l'atmosphère. Comment pourrait-il en être autrement ?

– Faustine ? Qu'est-ce que tu fais, là ?

Sa voix douce lui a toujours provoqué des frissons. Seulement celle qui entend ces mots ne réagit pas. Son regard renvoie même de l'indifférence à la nouvelle venue, de celle qu'on sert aux inconnus dans les supermarchés. Un sourire esquissé mais adressé au néant. Ce n'est pas son épouse qui se tient devant elle. Elle le sent et sa conviction donne enfin sens à tout ce qu'Iphigénie a tenté de lui asséner sur la route. Elle espérait retrouver cette lumière amoureuse dans l'expression de son visage, ses commissures légèrement relevées par sa seule présence à ses côtés.

— Jennifer… finit par prononcer l'inconnue au visage aimé d'une voix qui ne traduit aucune surprise.

Même son timbre sonne faux. Ce n'est plus la voix enjouée, l'intonation enthousiaste de sa moitié. Il ne ressort de ce visage, de cette posture et de ce ton qu'un mépris incommensurable. Il n'en faut pas davantage pour convaincre Jennifer de la possession de Faustine. A ses poignets elle porte encore les charmes de protection assemblés par la brillante Aria. Seulement le collier supposé contenir les entités sous contrôle dans la prison de chair a disparu. Elle sait qu'il faudrait une poignée de secondes à cette créature pour transformer cette jolie petite classe en bain de sang. Une seule erreur et tout est terminé.

La pression sur ses épaules lui serre la gorge, elle entonne toutefois la chanson de leur mariage.

I have a dream… a song to sing

Elles étaient si belles pendant la cérémonie. Une robe pourpre pour l'une, une vert anis pour l'autre. Deux fleurs complémentaires au seuil d'un autel coloré. Leurs mères d'ordinaire si distantes paraissaient presque complices de se réjouir du bonheur de leurs enfants. Le timbre grave et velouté de Jennifer attaque le refrain comme une lutte intense se fait à présent dans l'esprit de Faustine, même si son visage affiche un détachement déroutant.


Le silence avait été rompu, brusquement. Une voix reconnaissable entre mille venait de cueillir l'esprit égaré comme une paire de mains ramasserait un oisillon tombé du nid. Une douce chaleur se répandait en elle en une vague irrépressible, une vibration lui provoquant des frissons délicieux de ses pieds jusqu'à la cime de ses cheveux. Une onde lourde et oppressante émergeait néanmoins en arrière-plan, sensible à ce réveil.


Lorsque le couplet toucha à sa fin, les larmes coulaient abondamment sur les joues de Jennifer, qui serrait fort dans sa paume un nouveau collier de contention. Le visage impassible de son aimée commençait à la faire désespérer quand, d'un coup, ses yeux se troublèrent à l'amorce du refrain :  » I believe in angels, something good in everything I see… »


Plus la voix de Jennifer gagne en puissance, plus cette masse immense et opaque remplit l'espace tout autour de la médium. Elle se sent brusquement enveloppée de ténèbres denses, gluantes qui la compriment, la paralysent, s'insinuent en elle par tous les pores de sa peau, prêtes à l'étouffer. Mais les battements de son cœur répondent en écho à la musique. Cette musique, celle de leur mariage. Un visage se dessine dans la brume qui la contient. Une grimace plus qu'une expression. L'entité lutte pour maintenir son emprise sur l'esprit de son hôtesse.


Jennifer sent qu'Iphigénie avait raison de miser sur le souvenir de leurs noces pour désarçonner l'entité. Lorsque le refrain revient à nouveau, Faustine se met à mimer les paroles du bout des lèvres, le regard rivé dans les grands yeux noirs de son amour. Un instant, plus un pleur, plus un autre bruit n'arrive aux oreilles de la chanteuse concentrée sur la voix ténue de la médium qui s'accorde sur la sienne. Elle reste captivée par le visage de sa moitié, sent que leur connivence est suffisamment rétablie pour tenter de lui passer le collier autour du cou. La rousse frémit subrepticement à la vue de cet outil de confinement mais ne cesse pas de chantonner en douceur.


La chape de plomb relâche peu à peu son emprise jusqu'à libérer tout à fait son otage. Faustine perçoit alors la scène qui l'entoure, son amour en larmes en train de chanter devant elle, elle-même livrant une tierce. Les enfants étendus au sol semblent dormir, mais l'odeur typique du sang l'agresse bientôt, au-delà d'autres aigreurs nauséabondes. Lorsqu'elle croise à nouveau le regard de sa femme, un sourire discret s'esquisse sur son si doux visage.


— Tu es revenue, oui ?

— Oui… Je…

Quelque chose prend au ventre la médium. Avec l'impression dérangeante d'un reflet d'elle-même qui agirait indépendamment dans un miroir, Faustine se voit debout derrière sa femme, une lame dégoulinante serrée dans une main maculée de sang. D'un revers aussi précis qu'irrémédiable, l'entité s'applique à trancher la gorge de Jennifer. Une gerbe écarlate jaillit sur le visage et le haut de la poitrine de son épouse comme elle s'effondre en portant les mains à son cou, encore encombrées du collier d'Aria. Dressée fièrement devant son ouvrage, la créature trouve décidément que la bilocation reste un atout indéniable. Laisser un espoir timide regagner deux cœurs amoureux avant de le briser relève toutefois d'une réelle jouissance pour l'abomination…

  • Si un jour tu publies le livre, je l'achète volontiers, mais là, juste pas le temps de tout lire ! quel boulot ! bravo !

    · Il y a presque 3 ans ·
    Avatar welovewords

    faustine

    • merci beaucoup ! tous mes livres sont déjà publiés sur Amazon et Kobo/FNAC. au plaisir de connaître votre avis

      · Il y a presque 3 ans ·
      Filler 1101494 1280

      Giovanni Portelli

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