Scindé

Christian Lemoine

Un dieu tricéphale, l'air bonhomme, est penché sur sa création. Du haut de ses nuages de pierre, dans l'impalpable de l'immensité en quoi il baigne, indifférent aux pôles, insoucieux des nadir et zénith qui voudraient le contraindre dans l'exiguïté des dimensions, il flotte. Car non, penché ne lui signifie rien. N'est-il pas plutôt allongé sur le dos, paresseux sublime vautré sur quelque trou noir et béat de la contemplation au-dessus de lui, d'un plafond où ses créatures marchent à l'envers ? Non ! non pas couché sur le dos. Peut-être davantage couché sur le côté, et regardant en face le visage des galaxies innombrables que sa vanité a crachées comme autant de postillons lumineux pour inventer un ciel. Dans le fatras impénétrable des arches de lumière, des spirales de planètes, des brouillards de météorites ameutées en troupes vindicatives, ses yeux aveugles qui ne sont que la pénétration de son esprit fouillent et trouvent la bille bleue, un de ces milliards de globes telluriques où il a semé, mais s'en souvient-il ? des poussières de vie. Sur ce misérable et fragile esquif dont elles se font un univers, des cellules s'agitent et se bousculent... Un dieu tricéphale se gausse. Des hommes, supposés êtres de raison, depuis des siècles qu'ils sont hommes, excitent les tribunaux vengeurs où s'affrontent leurs visions. Pour les uns, le créateur, doué de toute sagesse, a donné sa sagesse à un nomade inculte, au fond d'une grotte où le nomade s'est engrossé de la voix de son dieu pour la restituer telle quelle à ses fidèles extatiques. Il sera emporté aux cercles de l'espace sur un cheval de rêve, pour frôler l'éternité. Pour d'autres, l'architecte omnipotent a projeté son âme dans un corps mortel, à la fois victime expiatoire et libérateur des chaînes de soumission. Celui-là a donné, offert, servi, rassuré, apaisé, consolé, jusqu'à sa mort, pour prix de sa peine d'homme. Il sera emporté au-delà des sphères bleues dans un ailleurs paradisiaque, pour promettre l'éternité. D'autres encore ont suivi le chemin ouvert dans une mer, vers un pays promis, derrière un pèlerin porteur de tables de pierre frappées d'un feu du ciel et d'un arbre qui brûlait sans se consumer. Ils vénéraient un livre où gisait toute chose, où stagnait toute âme, où patientait toute vérité. A celui qui savait voir, le dictame de l'éternité à venir. Mais... L'architecte créateur venu en feu du ciel, se consumait lui-même dans ses envies discordantes. Ne disait-on pas de lui qu'il avait tout fait jaillir du néant, de sa seule volonté, et que tout était bon ? A-t-il si tôt détourné le regard, qu'il n'a pas pu constater les luttes ? Sur son trône de pierre volant dans les nuages, un dieu tricéphale emplit l'invisible des éructations de ses colères. Encore et encore, sans plus d'intérêt pour ses jouets stupides, il s'applique à se fâcher contre lui-même. En bas ou à côté ou au-dessus de lui et marchant tête en bas, les hommes se déchirent sans fin pour traquer dans le sang répandu la trace du vrai dieu, tandis que les trois têtes elles aussi sans fin s'engueulent, s'engueulent, s'engueulent...
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