Se tirer dans les pattes

Christian Monnin

Réplique à un essai faisant la promotion de l'animalisme, paru dans le journal québécois Le Devoir (voir le lien). Texte accepté, mais finalement non publié, sans raison.

Dans le Devoir de philo du 22 février, Renan Larue livre un stupéfiant plaidoyer en faveur de l'animalisme, ce courant qui milite pour la reconnaissance de droits aux animaux. Son texte débute par une évacuation sommaire des principaux arguments qui ont été opposés à cette revendication, avant de se précipiter dans une reductio ad hitlerum à l'envers qui finira, nous le verrons, par se retourner contre son auteur.

Il aurait pourtant valu la peine d'interroger par exemple le bien-fondé de droits accordés sans contrepartie possible de devoirs. Mais le risque était sans doute trop grand de concéder sur ce point une dissymétrie fondamentale entre hommes et animaux. Monsieur Larue préfère donc jeter en bloc le discrédit sur toute réticence à l'animalisme en convoquant au tribunal de sa justice expéditive le benêt Luc Ferry qui, dans plusieurs ouvrages, a souligné la prévenance du national-socialisme envers les animaux pour démoniser leurs défenseurs. De fait, il ne s'agit nullement d'une simple « proclamation » du Führer (comme le prétend monsieur Larue), mais d'au moins un texte législatif (la loi du 24 novembre 1933). Cette question, qui n'est ni anodine ni déplacée, a fait l'objet de débats houleux, parfois embrouillés, que monsieur Larue clarifiera quelque peu, bien malgré lui.

L'important est d'observer qu'il se contente de caricaturer pareilles interrogations pour les rejeter dans l'absurde avec toute objection aux droits des animaux. Et il faut reconnaître qu'il a beau jeu d'opposer à « Ferry et ses confrères » les philosophes du XVIIIe dont ils se réclament. Luc Ferry est typique de ces libéraux qui renâclent devant les conséquences logiques et presque fatales de leurs positions. Monsieur Larue est plus conséquent, à ses dépens… Il communie néanmoins avec eux dans la certitude inébranlable que les Lumières sont l'antidote absolu à tout ce qui touche de près ou de loin au nazisme, alors que la suite de son propos invite, justement, à mettre le nazisme en Lumières !

L'espace manque pour aborder le détail du plaidoyer de monsieur Larue qui, au nom de la cause, fait du XVIIIe siècle un bloc de réprobation de la chasse et de la boucherie-charcuterie. À ne consulter que Grimm, Rousseau, Maupertuis, Condorcet, et surtout Voltaire, l'unanimité saute aux yeux. Elle pourrait même aveugler. Arrêtons-nous à ce qui n'est pour monsieur Larue rien de moins qu'une évidence, un présupposé qui ne saurait mériter réflexion : l'inexistence de l'âme, simple « concept » procédant d'une « rêverie métaphysique » dans les « fables des théologiens » et qui n'aurait comme finalité, pour Voltaire, que de « justifier l'asservissement des bêtes ». En réalité, affirme monsieur Larue, comme « l'être humain n'a rien qui le distingue fondamentalement des animaux », « la supériorité que nous avons sur les bêtes n'a été acquise que par la culture et la force des armes ». Mais, lui demanderons-nous, d'où lui vient la culture ? Et pourquoi monsieur Larue ne fait-il pas la moindre allusion au grand don de parole, sans commune mesure avec les rudimentaires « langages » des animaux ?

Le verbe des hommes est omnipotent, comme disent les linguistes, il a la capacité de tout dire, de se prendre lui-même pour objet, de s'élever par là au-dessus du contexte et des nécessités biologiques ou environnementales. La différence ontologique n'a rien à voir avec une différence biologique : oui nous partageons une sensibilité, oui nous partageons la presque totalité de nos gènes. Mais nous sommes dans le monde différemment. « L'animal est exclu du champ essentiel du conflit entre dévoilement et voilement, écrit Heidegger, et le signe d'une telle exclusion est le fait qu'aucun animal ni aucun végétal ne possède la parole. » Si l'on veut bien admettre que l'âme et les autres « rêveries métaphysiques » sont des préoccupations dominantes de la culture occidentale depuis au moins Aristote, il est frappant de voir avec quelle nonchalance certains balaient du revers de la main 2 500 ans de philosophie, de littérature, d'art pictural, de musique et de politique.

Mais n'abusons pas de notre temps de parole, ni de sa puissance intrinsèque et, qu'on le veuille ou non, discriminatoire. Disons seulement que, si vous niez tout ce qui, depuis l'aube de la civilisation, atteste une différence fondamentale entre l'homme et l'animal, que si vous réduisez la culture à un instrument de domination, il va de soi que vous parviendrez sans peine, et comme naturellement, à l'égalité. Ça tombe sous le sens. Bien au-dessous. Par exemple, en procédant non plus à une comparaison générale des espèces (gare en effet au « spécisme »), mais en faisant du cas par cas, et au risque de se tirer dans le pied. C'est à quoi s'aventure Voltaire dans ce morceau de bravoure que cite monsieur Larue, et qu'il faut citer à notre tour dans son intégralité, à l'intention des lecteur qui n'auraient pas encore pris la juste mesure du cynisme candide du « patriarche de Ferney » : « Quel est le chien de chasse, l'orang-outang, l'éléphant bien organisé qui n'est pas supérieur à nos imbéciles que nous renfermons, à nos vieux gourmands frappés d'apoplexie, traînant les restes d'une inutile vie dans l'abrutissement d'une végétation interrompue, sans mémoire, sans idées, languissant entre quelques sensations et le néant ? Quel est l'animal qui ne soit pas cent fois au-dessus de nos enfants nouveau-nés ? » C'est vrai, un loup, un ours, un urubu et même une belette sont plus autonomes, mieux adaptés à leur milieu qu'un poupon et ils sont peut-être moins inutiles. Mais ils n'accèderont jamais au symbolique, à la culture, à la liberté, au bien et au mal, ni au droit (exception faite de la loi du plus fort). Ils ont alors la supériorité sur nous de se soumettre sans états d'âme à cet utilitarisme qui les conduit à laisser crever ou à dévorer leurs congénères les plus faibles. Le vrai consensus s'étend au fond jusqu'au marquis de Sade, qui dénonçait « la sotte et ridicule timidité qui empêche de sacrifier un manant dont la vie n'est utile à rien, pour apprendre peut-être de conserver celle de cent mille sujets utiles à l'État ». Les Lumières ont leurs ombres, qui plongent parfois dans une nuit pleine de brouillard. Nous n'en dirons pas davantage pour éviter de tomber sous le coup de la loi de Godwin invoquée par monsieur Larue, selon laquelle plus une discussion en ligne dure, plus augmente la probabilité de voir apparaître une comparaison impliquant le nazisme ou Adolf Hitler.

Non, Les animaux ne sont pas des choses, pour reprendre le titre du manifeste qui fournit à monsieur Larue le prétexte de sa dissertation. Nous avons un devoir de bienveillance à leur endroit, mais leur accorder des droits pourrait ne pas s'avérer la meilleure façon de le remplir.

 

Pour lire le texte de Renan Larue : www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo/400817/ledevoirdephilo-voltaire-aurait-il-signe-le-manifeste-les-animaux-ne-sont-pas-des-choses



  • Vraisemblablement, vous ne connaissez pas beaucoup, ni les animaux, ni la variétés des handicaps mentaux qu'on retrouve chez les êtres humains.

    Certains êtres humains sont effectivement incapables de parler et n'auront jamais aucune responsabilité, quoique vous en pensiez. Pour prendre un exemple extrême: http://fr.wikipedia.org/wiki/Anenc%C3%A9phalie

    Certains animaux s'occupent très bien de leurs congénères les plus faibles. http://www.takepart.com/article/2013/05/19/killer-whales-take-care-their-own

    Un autre exemple: "Bonobos have been observed aiding injured or handicapped bonobos."
    http://en.wikipedia.org/wiki/Altruism_in_animals

    C'est bien beau écrire sur les animaux. Encore faut-il en savoir plus à leur sujet que le théologien moyen.

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Vincent Duhamel

  • La culture comme instrument de domination? Ridicule! C'est du moins ce que vous voulez nous faire avaler. Mais toute une tradition de philosophes de Marx en passant par Gramsci a précisément conçu la culture de cette manière. C'est d'ailleurs ce que vous faites vous-mêmes: justifier l'oppression du faible par le fort à travers les méandres du verbiage.

    L'être humain est cent fois au-dessus de l'animal, c'est ce que vous laissez entendre. Le don de la parole l'élèverait ainsi au-dessus de la création et lui donnerait le droit d'en disposer selon ses caprices.

    Vous omettez pourant le fait que tous les êtres humains ne parlent pas, que certains sont incapables de contribuer à cette culture qui distingue dans votre esprit l'être humain des animaux. Ces gens, les plus vulnérables d'entre tous, se voient néanmoins accordés des droits "sans contrepartie possible de devoirs", comme vous le déplorez dans le cas des animaux.

    Déplorez-vous également l'attribution de droits à ces humains qui ne s'élèveront jamais jusqu'à vos nobles idéaux de culture? Pour éviter de vous égarer de cette manière, vous auriez besoin de déposer votre Heidegger et d'accepter une bonne dose de Bentham, lorsqu'il affirmait que la question n'est pas « peuvent-ils raisonner? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir? ».

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Vincent Duhamel

    • Bien sûr que la culture est un instrument de domination. Mais c’est, plus encore, un formidable instrument d’élévation et de libération. Le marxisme, pour sa part, a davantage fait ses preuves en matière de domination que de libération… C’est pourquoi je garde mes distances avec la sempiternelle vulgate philosophique que vous m’opposez.

      Il n’existe pas d’êtres humains « sans parole ». Les hommes et les femmes qui n’ont pas accès à « la grande culture » sont pleinement humains. Vous devriez réfléchir à votre mépris et à ses conséquences, dont il est justement question dans mon texte que je vous invite à relire à tête reposée.

      Je ne dis à aucun moment que l’homme a le droit de faire ce qu’il veut des animaux ou du reste de la création. Je dis le contraire. Relisez. C’est tout à la fin.

      Je dis que l’humain est supérieur (pas cent fois, juste supérieur) à l’animal notamment parce qu’il prend soin de ses congénères les plus faibles. Ceux-ci, contrairement à ce que vous laissez entendre, ne sont jamais exemptés de devoirs.

      De manière générale, je reproche à notre époque son incapacité à se comporter de manière juste et décente envers quoi ou qui que ce soit sans en faire un ÉGAL, et de s’exposer à perdre ainsi à toute perspective et toute possibilité de réflexion. Sans différence, sans distinction, c’est-à-dire (Ouh ! scandale !) sans discrimination, la pensée meurt. La vie aussi.

      · Il y a presque 10 ans ·
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      Christian Monnin

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