Sélection naturelle

Michael Ramalho

-Mais au final quelle est ta couleur de cheveux naturelle ?

Ce fut avec cette question pathétique que je signalais à Céline que j'existais.

Elle me jeta un regard surpris. Nous nous connaissions depuis un an et pourtant, c'était la première fois que je m'adressais à elle. Grâce à une aura professionnelle largement exagérée que je veillais à entretenir, en ne me départant jamais de mon air mystérieux, je faisais partie du clan. Humble planète catapultée dans un univers au centre duquel brillait son soleil. Dans les interactions qui en découlaient, cela me donnait droit à la bise, à la poignée de mains et depuis peu, au poing contre poing. En revanche, jamais elle n'avait plongé ses yeux dans les miens comme elle le faisait à cet instant.

-Mes vrais cheveux sont châtains, répondit-elle en esquissant un sourire.

Je réfrénai une pulsion de mordre dans ses lèvres charnues.

Bien que visant à établir le contact, mon interrogation trouvait son origine dans un constat véritable. En l'espace d'un trimestre, un nuancier de couleurs s'était succédé sur sa jolie tête. Noir, blond, rouge, bleu même, elle se métamorphosait à fréquence bimensuelle pour apparaître renaissante, mais toujours sublime.

Elle s'assit face à moi. Derrière les rectangles dorés de sa monture rehaussant l'éclat noisette de son regard, ses iris pointées vers le ciel indiquaient qu'elle cherchait ses mots.

-Dis-moi. Laquelle préfères-tu ? Me demanda-t-elle mutine en posant sa main chaude sur la mienne.

Parce que je suis un homme et que je nourrissais à son égard des pensées inavouables, je bredouillai un compliment évasif sur la beauté stupéfiante supportant tous les styles et couleurs.

Elle sourit et parut prendre plaisir à laisser grandir dans la pièce, un silence pesant.

-Heu...Celle que je trouve la plus jolie, c'est la rouge.

Sans rien dire, elle se leva et sortit de mon bureau. Je luttai de tout mon être pour ne pas baisser les yeux en direction de ses fesses rebondies qui se balançaient, appétissantes. Parce que j'étais homme, je m'en rinçai l'œil jusqu'à satiété. J'en fis même provision pour plus tard.

 

Le lendemain, Céline fit une arrivée remarquée. Elle se présenta sans fard dans un tailleur gris très sage qui jurait avec son style habituel. Quant à moi, si je tombai en pâmoison devant l'effet smoky et le rose aux joues qu'elle arborait d'ordinaire, je fus troublé par la flamboyance de son visage s'épanouissant sous les feux indicibles d'une nature généreuse. En revanche, le début d'une histoire commune que je crus déceler la veille, resta immergé dans un maelstrom de rien du tout. Nous nous croisâmes à diverses reprises dans les couloirs et elle me traversa de part en part.

Sans doute me montrai-je trop audacieux ? Jaillit de nulle part, une assurance malfaisante et mensongère s'était emparée de moi en me laissant entrevoir la fin de ma condition de simple observateur.

A l'heure du déjeuner, elle prit place en diagonal de moi. La loi du quinconce battait son plein au réfectoire. Du coin de l'œil, je scrutai ses doigts aux ongles à la neutralité charmante se saisir des fortunés objets placés à sa portée. Comme j'aurai aimé les sentir lacérer mon dos ou s'enfoncer dans ma tignasse.

Un après-midi morne poignait. Je me convainquis peu à peu que notre entretien n'avait été qu'un songe. La tentative de m'extraire de ma caste s'était consumée, fugace comme une étincelle. A vrai dire, je payais les années passées derrière le mur que j'avais ériger pour me protéger du monde extérieur. Mon existence, vécue reclus en moi-même, renvoyait aux yeux des autres l'image d'une créature anesthésiée et bizarroïde, tolérée, mais contrainte à certaines limites. Je me plongeai dans le travail. J'employai le reste de la journée à remplir un tableau excel rébarbatif qui me fit tout oublier.

Un grattement discret attira mon attention. Céline se tenait devant moi et caressait du bout des doigts, le montant de la porte. Elle s'approcha et s'assit sur le coin de mon bureau.

-Alors ? Tu désirais savoir comment étaient mes vrais cheveux ? Voilà... Qu'en penses-tu ?

En achevant sa phrase, elle porta ses mains à sa chevelure domptée en chignon et ôta l'épingle qui en maintenait l'architecture. De longues mèches mordorées et parfumées tombèrent en cascade sur ses épaules.

Je peinai à trouver mes mots.

-Ils sont heu...très beaux. Ils sentent bon, aussi.

Et de nouveau je disparus, elle se leva et s'éloigna sans répondre. Au moment où elle passait la porte, elle souleva légèrement sa jupe et laissa apparaître une cuisse galbée ceinte dans un bas noir, orné de volutes figurant l'explosion sanguine à l'intérieur de mes veines.

Je dû attendre un bon quart d'heure avant de pouvoir me lever.

 

 

Ce ballet érotique dura des semaines. Tous les soirs, j'attendais ma vision du paradis en tapant nerveusement mon genou sous la table. Elle m'offrit le spectacle de plusieurs bas aux motifs différents. A rayures, à pois, floral. Les images d'un ardent kaléidoscope se développaient devant mon visage fébrile. Un soir, elle défit un bouton de sa blouse et me fit don de la vue d'un ventre parfait sur lequel je mourrais de m'épancher. J'eus droit enfin, à l'aperçu de plusieurs bretelles de soutien-gorge et même une fois, à l'hallucination de l'aréole de son sein droit, qui dépassait légèrement.

Cette relation polissonne me convenait de moins en moins. Ces zooms quotidiens sur les parties éthérées de son corps attisaient un feu qui ne se consumerait qu'après l'avoir possédé dans son entièreté.

Alors que je rassemblais mon courage pour l'inviter à sortir, Tom fit son apparition et stoppa net mes plans. Tout de suite, il prit une place de choix à l'intérieur de notre groupe. Séduisant, affable et efficace, chacun l'accueillit avec plaisir. L'aspect le plus curieux de sa venue fut le nombre important de mes collègues qui soulignèrent notre ressemblance physique. Certains pensèrent même que nous étions parents. Avec véhémence, je détrompais les impudents et ajoutait, plein de mauvaise foi, que je ne notais rien de commun dans nos physiques respectifs. Je mentais bien sûr. J'étais stupéfié par la similitude de nos traits. Cependant, une différence béante, gigantesque même, régnait entre nous. Dans tous les aspects de nos physionomies, Tom se trouvait être une version améliorée de moi-même. Il était plus grand, plus élégant de tour de taille, plus majestueux dans sa démarche. Comme moi, il portait des lunettes mais ses yeux, en tous points identiques aux miens, n'apparaissaient pas ridiculement petits et délavés derrière l'épaisseur des verres. Même sa chevelure se présentait plus soyeuse comparée à la mienne, insupportable matière filasse pareille à de la paille tressée. Il demeura tranquille une poignée de jours mais bientôt, arriva le matin funeste où il se présenta au bureau, triomphant, le joli bras de Céline coincé entre le sien. Pire encore, à mon grand désespoir, le même jour j'appris qu'ils travailleraient ensemble sur la zone Asie et qu'ils partageraient le même bureau. Le soir, elle ne me rendit pas visite.

 

Après avoir accusé le coup, j'étais résolu à me battre, rivaliser contre mon jumeau maléfique et renouer avec Céline. Mes loisirs étaient consacrés à me hisser à son niveau de noblesse. Je m'abonnai à la salle de sport. Dès l'aube, à la pause de midi, et même le soir, j'y travaillais chaque partie de mon corps. En parallèle, je m'astreignis à une hygiène alimentaire stricte qui fit de moi un être affamée et irritable. Une irritabilité qu'à grande peine je dissimulais, au risque de gâcher mes efforts pour me montrer plus sociable. Pendant ce temps-là, Tom et Céline s'affichaient de plus en plus proches. Des rumeurs courraient sur des baisers échangés dans l'intimité de leur bureau ou sur leur prétendue liaison qui s'épanouissait dans des chambres d'hôtel quand ils partaient en déplacement. J'eus moi-même l'occasion de les surprendre dans la salle de pause tandis qu'elle reposait la tête contre son épaule, les paupières closes, dans une attitude comblée. Furieux, je redoublai d'effort. Je sculptais mon corps sans relâche tout en me gavant de nourriture poudreuse immonde censée développer ma masse musculaire. Pour accélérer le processus, je vendis ma voiture et parcourais à pieds ou à vélo, les 8 kilomètres qui séparaient mon domicile de l'entreprise. Dans les relations sociales, j'arborais le masque mensonger de l'empathie. Sympathique en toutes circonstances, je devins en quelques mois, une montagne de muscles près à prendre soin de la mère grabataire du premier inconnu venu. Quoique ma motivation initiale fut d'éteindre l'éclat de Tom, le résultat inattendu de l'élévation de mon apparence et de mes relations sociales consista en un bond fulgurant dans l'organigramme de la société. Plus charismatique et attentionné, toutes les portes s'ouvraient une à une jusqu'à me situer à un niveau hiérarchique de loin supérieur à celui de Tom. J'avais réussi. Il était surpassé. C'était à son tour d'être la version fadasse d'un autre. Ma victoire était incontestable. Il me restait plus qu'à reprendre avec Céline, les relations là où elles s'étaient interrompues.

Le nouveau moi prit l'initiative de passer la voir dans son bureau. Je ne craignais plus Tom. L'ultime affront que je lui infligerais -coup de grâce cruel et définitif- serait de lui souffler la belle devant son nez. Je la trouvai seule. Ses paupières rouges et enflées indiquaient des pleurs récents.

-Que se passe-t-il ? Il y a un problème ? Demandais-je avec ma voix doucereuse que dorénavant j'utilisais pour appuyer le prétendu intérêt que j'éprouvais pour les autres.

-C'est Tom. Il ne se sentait pas très bien ces derniers temps...

Les mots restaient coincés dans sa gorge serrée.

-Les résultats des examens viennent de tomber. Il...Il...Il a une tumeur !

Elle se jeta dans mes bras et inonda de larmes mon giron. Je contractai mes pectoraux afin qu'elle remarque leur exceptionnelle fermeté. Je lui caressai les cheveux en m'enivrant de son parfum et tentai de la rassurer de mieux que je pus avec des « Tout ira bien », des « il est fort, il dépassera tout ça » et tout un panel de sentences creuses prononcées sans trop y croire.

Après qu'elle eut sécher ses larmes, elle approcha son visage près du mien.

-Et toi comment vas-tu ? Nous ne nous voyons plus guère depuis l'arrivée de Tom. Il est si...Tu sais Il est...C'est un homme formidable tu sais. Je ne sais pas. Il y a quelque chose de fort entre nous... S'il devait lui arriver quelque chose...Je…

Ses mots restèrent suspendus. De toute façon, je n'avais plus envie d'écouter.

Pour la première fois depuis longtemps, je rentrais chez moi directement sans passer par la salle de sport.

 

Le lendemain, je résiliai mon abonnement. Je me fis porter pâle et m'empiffrai comme un goret toute la journée. A la nuit tombée, je pouvais déjà constater les bourrelets qui renaissaient moqueurs autour de mes flancs. A mon retour au bureau, je restai cloitrer le plus possible afin d'éviter de croiser Céline. Les journées s'égrenaient monotones. Le seul objectif présentant pour moi un intérêt quelconque consistait à conserver la place que m'avait conférée ma grâce passagère. Terminée la version eugénique de moi-même et fini mon fantasme insensé de posséder Céline. Je reprenais ma simple condition d'observateur. Et tandis que le temps accomplissait peu à peu son œuvre réparatrice, Céline réapparut. Elle ne manifesta pas sa présence en grattant de façon lascive comme jadis. Elle jaillit telle une explosion dans mon bureau et se déversa littéralement sur moi. Elle m'annonça que la tumeur de Tom diminuait. Il allait mieux. Il s'était même remis à manger tout seul.

De sentir son corps palpitant et chaud dans mes bras, je versai une larme. Elle se méprit en croyant que le nouvel homme généreux que j'étais, manifestait de cette manière, son émotion. Elle m'embrassa sur la bouche et me caressa la joue. Elle prit congé toute heureuse en m'annonçant qu'elle irait lui rendre visite demain. Après cet épisode, je me forçai à tourner la page. Mon Dieu ! Que pouvais-je faire puisqu'elle ne m'aimait pas. Mon destin serait de rester au port tandis qu'ils s'éloigneraient. Me restait, gravé à jamais dans mon âme, le goût frais et sucrée de ses lèvres. Après un mois ou deux, l'envie me revint de faire du sport. Sans renouer avec mes anciens excès, je souhaitais revigorer ma carcasse abimée aussitôt mes illusions perdues. Auparavant synonyme de douleur, je repris cette activité avec plaisir. L'intensité bien moindre convenait davantage à ma motivation sinusoïdale. Sans autre but au début que de jouir du bien être qu'elle me procurait, je pris peu à peu goût à cette pratique et à mon niveau, je me muai en un athlète au corps robuste et harmonieux.

Un soir sur le parking, tandis que je me préparais à enfiler mes baskets, j'aperçus Céline, le front posé sur le volant de sa voiture. Les soubresauts animant son dos témoignaient de sanglots incontrôlables. Je tapai à la vitre. Les yeux bouffis qu'elle leva sur moi, semblaient ne pas me reconnaître.

La tumeur s'était remise à grossir. Elle revenait de l'hôpital et déjà, Tom ne la reconnaissait plus. Les médecins affirmaient qu'à ce rythme, il mourrait dans moins d'une semaine.

Soudain, le branle de l'affreux engrenage s'exposait au grand jour. L'amour de Céline tuerait l'un d'entre nous. Cette Femme Monde abritait en son sein un écosystème implacable à l'intérieur duquel se déchainait une sélection naturelle. A moi, la mort car j'étais le rebut. A Tom, la survivance car elle l'avait choisi. Je la consolai avec ardeur, irradiant par tous les pores de ma peau, la passion que j'éprouvais. Lorsqu'elle s'éloigna, je lui adressai un signe de la main en affichant une mine que je voulais sereine.

Enfin, il fut temps de réfléchir à ma façon de partir. Au risque de perturber l'équilibre, le processus ne pouvait se dérouler avec trop de fulgurance. Hors de question pour moi de me jeter sous un train, d'utiliser une arme ou de m'empoisonner. Se mouvant avec une fluidité réglée au millimètre, les engrenages se gripperaient et nous emporteraient tous les deux. Au contraire, ma marche vers le néant se devait d'être longue et douloureuse pour contrebalancer le retour à la vie progressif de mon ancien rival. J'avais péché par orgueil et envie, c'était par la déchéance que j'obtiendrai le pardon.

Je m'enfermai chez moi et entrepris de m'assassiner à petit feu en engloutissant des quantités astronomiques de nourriture et d'alcool. J'alternai chacune des bouchées létales avec l'inhalation de la fumée épaisse et écœurante d'innombrables cigarettes fumées à la chaîne. Bientôt, mon corps se déforma mais je mis du temps à ressentir les effets nocifs de cette façon de mourir. Un matin, j'accueillis avec bonheur les signes avant-coureurs de la fin qui commençait. Une nausée pesante m'envahit et commença à tisser sa toile. J'eus de plus en plus de mal à me déplacer, barrique énorme, dans un appartement devenu minuscule. Vers la fin, incapable de me mouvoir et aveuglé par la graisse qui s'accumulait sur mon visage, je continuais mon œuvre de mort en plongeant la tête au fond de la montagne d'aliments luisants de graisse. Enfin, des épingles chauffées au fer rouge transpercèrent mon cœur et m'ouvrirent les portes de la nuit éternelle. Je m'effondrai sans un cri.

 

 

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