Sensualité

mysteriousme

Ils ne se voyaient jamais ou presque. Toujours dans un contexte collectif, une ou deux fois par an.

L'effet de groupe amplifiait sa timidité innée. Il préférait observer, faire et se taire que de trop parler.

Il se réalisait dans l'action, qu'elle n'implique que lui ou qu'elle implique d'autres personnes. Au boulot comme dans es loisirs, il était content d'être occupé, il se sentait utile. C'était dans ses gènes, en lui, depuis qu'il était minot.

Il avait le sentiment, quant il se comparait à des collègues comme Martin l'hyper bavard ou Joe le flemmard, qu'il était possible d'être distant – ou du moins de renvoyer cette image – tout en se montrant solidaire. « Le solitaire solidaire » : voilà un surnom qui lui irait comme un gant !

Solidaire, cela allait de soi : ça coulait de source et dans ses veines.

Solitaire, par contre, il n'avait pas vraiment choisi d'y être. Enfin… À 30 ans, il avait tout prévu sauf que sa rencontre avec Alexandra ne serait qu'une lente et abominable descente aux enfers.

Tout avait commencé un vendredi soir d'avril ou mai. Il venait de recevoir la confirmation qu'il entrerait en formation pour se perfectionner comme pâtissier. Pour fêter cela, il était allé boire un verre avec Maximilien et Félix, ses amis jumeaux avec qui il avait fait les 400 coups au lycée.

En arrivant au bistrot, son regard avait été attiré par une chevelure rousse chatoyante et un peu ondulée. Le soleil rasant de fin de journée ne faisait qu'amplifier la couleur de ce feu follet. Sous une frange, des yeux verts regardaient dans le vague. Les longs doigts étaient posés sur la tasse de café ou de chocolat au lait.

Elle était vêtue d'une chemisette vert pâle et d'un gilet blanc. Comme si son corps était dans un écrin qui la sublimait.

Tout comme la jeune femme, Félix ne remarqua pas sa demi-seconde d'inattention ébétée et, lui mettant un coup de ocude dans les cotes, lui lança : « Alors, une bière ou un verre de pinard, mon Coco ? »

Il détestait qu'on raccourcisse son prénom à un vulgaire « Coco », mais il laissa glisser.

Ils s'installèrent tous les trois à une table et parlèrent entre eux de manière joviale, tout en lui laissant le loisir d'admirer la jolie jeune femme qui se trouvait dans l'angle du bar, à quelques mètre de là.

Pensive, elle ne bougeait pas, ne lisait pas, ne se faisait pas les ongles… Elle se contentait de respirer et de regarder dans le vague. Il crut apercevoir une larme perler le long de sa joue et briller comme un diamant.

Après le deuxième verre de vin, il fit mine d'aller aux toilettes mais osa s'arrêter devant la table de la belle rousse qui se raidit subitement sur la banquette car elle ne l'avait pas vu arriver.

« Bonjour. Pardon. J'étais perdue dans mes pensées…

- Bonsoir Mademoiselle, puis-je vous convier à notre table, avec mes amis, au au moins vous payer un verre pour vous remonter le moral ? »

Elle emploigna sans hésiter son gilet qu'elle avait retiré et lui sourit en acquiesçant : « D'accord, j'accepte avec plaisir de me joindre à vous ! »

 

Et tout avait commencé là. Rendez-vous plusieurs semaines de suite (sans Félix ni Maximilien bien sûr). Ces derniers manifestaient une curiosité sans bornes à chaque fois qu'ils se revoyaient : « Alors, avec Alexandra, ça se passe comment mon Coco ?

- Je m'appelle Corentin, vous ne pouez pas vous mettre ça dans le crâne, les mecs ?

- Okay, Co-ren-tin, mais avec Alexandra, ça donne quoi, alors ? »

Et il leur disait qu'ils se rapprochaient, qu'il se sentait bien avec elle, mais qu'il voulait prendre son temps, ne rien précipiter si jamais c'était elle « la bonne ». Il ne voulait pas vivre une relation sur un démarrage « bâclé »…

Et puis, de semaine en semaine, de rapprochement en rapprochement, il avait raccompagné sa belle chez elle et ils avaient passé la nuit ensemble.

De là, tout s'était enchaîné très vite, les « je t'aime », les cartons de déménagement, la collection de plantes vertes de Madame avaient pris place dans on appartement à lui et la vie à deux commença dans son flot d'étreintes, de sourires et de caresses.

Et de ce flot, Alexandra avait dû finir par se lasser. Son charme irresistible qui faisiat que Corentin paradait fièrement à son bras, finit par faire des émules ailleurs. Un voisin. Dans la résidence. Jean-Paul Marcaut. Les dents du bonheur. Du genre à porter un jean feu de plancher et des tongs avec chaussettes en toute saison.

Mais ça, Corentin ne le sut pas tout de suite. Huit années passères avant qu'un geste malencontreux sème le doute. Plus qu'un doute. La zizanie.

Cela se tint incidemment au local des boîtes aux lettres. Alexandra était en train de rentrer du travail un peu plus tôt que prévu. Dans le même temps, Corentin se rendit aux poubelles, situées dans le local juste à côté.

Il la vit se remettre du rouge à lèvres puis embrasser une enveloppe avant de la glisser langoureusement dans la boîte de « JP MARCAUT – Bât 5, appt 2 ».

Prise dans sa folie extraconjugale, elle ne prêta attention que tardivement à ce qui se passait en dehors du local des boîtes aux lettres.

Corentin se tenait debout, ébahi par ce qu'il venait de voir. Dans sa tête, il se voyait rentrer avec fracas dans cette petite pièce, la sortir de là, comprendre qu'il était en train de rêver, qu'il s'agissait d'une énorme méprise, que ce n'était pas elle, pas sa rouquine d'Alexandra, pas celle qu'il voulait demander en mariage avant la fin de l'été, pas celle à qui il voulait donner son nom, pas celle qui allait devenir « Madame Compra »… Pas elle. Tous ses tissus, ses muscles ses organes semblaient éclater en lui, son cœur le premier.

Elle le vit. D'un regard dédaigneux, elle fit mine de rien, fourra le courrier de leur popre boîte aux lettres dans son sac à main camel. Celui qu'il lui avait offert quand ils avaient été en voyage au Maroc.

« Alex, qu'est-ce que tu viens de faire ? demanda-t-il dans un souffle candide et abattu en ouvrant la porte du local.

- Récupérer le courrier, pourquoi cette question stupide, Coco ?

- Corentin ! Putain, je m'appelle Corentin. Merde à la fin !

- Oh lala, t'es chiant Co-ren-tin ! Voilà ce que tu es !

- Attends, attends, lui lança-t-il en l'attrapant fermement par le poignet : je suis peut-être chiant, mais je ne suis pas con ! Je viens de te voir glisser un courrier avec tes lèvres peintes en rouge déposées dessus. C'est normal ça ? Tu m'expliques ? »

Pas de réponse. Elle semblait totalement indifférente à ses vociférations. Le regard perdu dans le vague, comme le soir de leur première rencontre, mais encore plus déterminé à observer le vide.

« Trois questions, Alexandra. Trois. Qui est ce type ? Depuis combien de temps ? Pourquoi ?

- Lâche mon poignet, Coco. Je monte à l'appartement. » dit-elle négligeamment sans le regarder.

Il était soufflé, stupéfait, estomaqué. Elle lui aurait craché au visage, cela aurait eu le même effet.

Ses trois questions, il les rumina du local à l'appartement en laissant à son ex future femme une longueur d'avance.

Il les lui posa une deuxième fois une fois qu'il fut entré dans leur logement.

Il n'obtint aucune réponse, si ce n'est son départ : elle avait sorti ses valises, fichu ses maudites plantes dans un bac à linge et pliait nerveusement ses vêtements sans le regarder, sans lui parler.Il aurait pu être constitué seulement d'air, cela aurait été pareil.

« Je lui souhaite bien du courage à ton Jean-Paul Marcaut » hurla-t-il en claquant la porte, alors qu'il quittait l'appartement pour prendre l'air.

 

« Quoi ?! Sur huit ans ensemble, elle a été cinq ans la maîtresse de ton voisin ? » l'interpella Félix alors qu'il venait de lui débaler la nouvelle.

Oui, c'est ce qu'elle a noté de manière laconique sur la feuille qu'elle a daigné laisser derrière elle. Je cite : « C'est un voisin, bât 5 – appt 2. Depuis 5 ans. Parce que ça a été plus fort que moi.

- Maximilien va nous rejoindre. Il va falloir te remonter le moral, mon Coco ! »

Il ne répondit pas. Sentit juste son cœur lourd, gros et chaud se briser encore un peu plus…

 

Depuis ça, donc depuis facilement 7 ou 8 ans, il n'avait plus voulu personne dans sa vie. Son cœur ne pourrait plus servir. Il ne pourrait plus ressentir aucun émoi, il ne pourrait plus faire confiance ni se réjouir pleinement, sincèrement quand une femme serait là, proche de lui.

Il se contentait d'agir, encore plus, toujours plus, pour ne plus penser, pour ranger ses sentiments au placard, avec sa rancœur et son dégoût et tout fermer à triple tour.

 

Dans son quotidien très prenant de pâtissier, il se noyait dans les recettes, les innovations gustatives pour arriver au sommum de cet art culinaire. Le bouche à oreille fonctionnait bien. Sa renommée dépassait les frontières de sa région à présent. Ses produits plaisaient. Il aimait créer, apporter de nouvelles sensations gustatives et visuelles aux clients et propriétaires des restaurants et hôtels étoilés qu'il visitait de temps à autres, que ce soit pour une commande ponctuelle ou pour former un chef sur une ou deux de ses recettes. Il faut le dire, en travaillant 50 à 60 heures par semaine, son affaire marchait plutôt bien. Il était solopreneur, mais ses partenaires Joe et Martin étaient de précieux alliés qui avaient monté une entreprise ensemble pour s'établir comme traiteurs. Et ils faisaient toujours appel aux « Desserts Corentin Compra » pour agrémenter leurs prestations.

 

Et puis, une ou deux fois par an, il allait prêter main forte aux anciens collègues de sa formation « perfectionnement pâtisserie ». Comme le contact était bien passé dans sa promo à l'époque, l'idée avec germé de créer une action solidaire dans la région. Les uns et les autres, ils se lançaient des défis à tour de rôle. Trois étaient jury, les autres étaient jurés, répartis en équipes.

L'année passée, il avait été tiré au sort et avait lancé le challenge : « Réalisez une tarte au citron meringuée alliant tradition et modernité ». Ses pairs avaient trouvé de nombreuses façons de répondre à ce défi. On était loin des tartes revisitées et un peu trop industrielles que l'on trouvait dans certains restaurants. Quelques-uns s'étaient inspirés d'architecture, d'autres de mode… Et les habitants avaient adoré observer les façons de faire dans les règles de l'Art, mais aussi visualiser les projets et enfin les déguster.

Lui ainsi que Helder Fiola et Sonia Da Masio constituaient le jury. Selon les règles établies, les trois meilleurs challengers devaient verser entre 1000 et 3000€ à une douzaine d'associations locales pour leur permettre de continuer à aider les populations en difficulté sur le plan économique ou social en réalisant des projets adaptés. Chaque association recevait une identique « part du gâteau ». C'est d'ailleurs comme ça que s'appelait l'événement. Une idée de Helder.

Cette année, Corentin faisait aussi partie du jury, mais il n'avait pas à choisir le thème. Helder s'en chargeait.

Selon le tirage au sort, Sonia passerait l'année prochaine pour un autre thème.

Lors de ce dernier passage dans la petite communauté amicale, il l'avait trouvée rayonnante, encore plus que les années précédentes. Elle aussi avait subi les affres que réserve la vie sentimentale. Il avait suivi ça de loin. Elle en avait parlé pendant l'une des soirées « bivouac ».

L'événement « La part du gâteau » était organisé pendant trois jours en mars. C'était beaucoup de logistique et de manutention, un confort tout relatif, mais tellement d'utilité à la clef !

La commune prêtait un terrain où tout le monde campait. Les sanitaires étaient dignes d'un camping 2 étoiles… C'était vraiment une ambiance bon enfant, très conviviale qui régnait lors de cette manifestation.

Certains habitants prêtaient main forte : soupe party, guinguette…

Cette année, le temps avait décidé de devenir particulièrement capricieux, pour ne pas dire extrêmement mauvais. Impossible de placer une tente sur le terrain. Pas dupes des pluies de mars, les locaux s'étaient mobilisés en apercevant les prévisions météorologiques. Sonia et Corentin étaient les deux seuls célibataires et on avait pu les caser chez Monsieur et Madame Goffroix dans deux chambres séparées. Elle à l'étage, lui au sous-sol.

 

Sonia comme lui étaient arrivés la veille des giboulées, elle par le train, lui en moto. Pendant midi, Helder qui coordonnait tout pour le jury suggéra à Corentin d'aller faire des courses au supermarché d'à côté.

Corentin pris la liste, et se dirigea vers sa moto. Sonia, arrivant avec enthousiasme, demanda spontanément si elle pouvait l'accompagner.

« Cela fait des années que je ne suis pas montée ne serait-ce que sur un scooter ! Tu veux bien ? lui sourit-elle.

- Oui, viens. » Dit-il en lui faisant signe de monter sur la moto.

 

Sensualité des corps proches. Désir de sentir ses formes dans son dos. Il ne comprenait pas ce qu'il lui arrivait. Son célibat devait en fait lui peser au point qu'il maudisse les poignées bien campées de part et d'autre à l'arrière de son deux-roues. Il aurait voulu qu'elle passe ses mains autour de sa taille.

Il s'était retenu de ne pas abuser de la situation pour ne pas tout détruire. L'équilibre de l'amitié est quelque chose de fragile quand on y pense. Même avec une personne que l'on croise une fois de temps en temps.

Courses faites. Mains frôlées pendant ces quelques heures de ravitaillement. La journée était passée en un claquement de doigts. Tout était prêt pour le concours du lendemain.

 

Terré dans le petit lit du sous-sol des Goffroix, il aurait voulu qu'elle le rejoigne.

Il avait envie, ce soir là, de montrer son désir à une femme. De la faire tressaillir et de la voir sourire au moment où l'aube se lèverait sur eux à travers le pauvre rideau pâle aux fleurs défraîchies.

Dans son petit lit, serré, il avait envie d'être encore plus à l'étroit pour sentir sa peau chaude, son souffle près de lui. Pour contempler, au réveil, son regard vif et expressif et lui remettre quelques mèches de cheveux en place avec ses doigts gourds d'amour.

Cela n'aurait pas lieu. Matin froid et humide. Lit vide et toujours aussi étroit malgré qu'elle ne soit pas à ses côtés.

Seul le rideau pâle cachant à peine la lumière et la pluie battante jouait son rôle.

Le reste n'était que pur fantasme et encombrante réminiscence de ses jambes le long des siennes sur la moto.

 

Son café en main, il tentait d'émerger, et en se retournant dans la cuisine des Goffroix, il l'aperçut. Elle était encore plus belle que la veille.

Encore deux jours à tenir et ça serait la fin du weekend et des banalités pour éviter de parler de ses ressentis palpitants.

Tout cela devait rester abstrait.

Tout cela resterait abstrait.

Il valait mieux que tout cela le reste.

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