Série Noire

nambul

Délirium très mince

“-Raconte-leur.

-Quoi?

-La dernière soirée, quand on est sorti en ville, c'était drôle.

-Pas pour moi.

-Je suis sûr que tu en gardes un bon souvenir.

-C'est vrai.

-Bon, alors fais pas ton timide et raconte.

-Non. Ça n'intéresse que nous cette histoire.

-Parce que nous sommes les seuls à la connaître.

-C'est sûrement mieux ainsi.

-T'es chiant quand t'es comme ça. Arrête d'être comme ça.

-Moi je suis chiant ? Mais je demande rien à personne moi.

-Eh bah justement, du coup t'es chiant. Allez raconte.

-Bon, s'il n'y a pas moyen d'y échapper. Je commence. »

Berlin, 1h30 du matin. On avait sifflé toutes les bouteilles, un peu vite sans doute. Mon pote Hugues se sert le dernier verre, les discussions s'interrompent et nous restons là, à fixer le cadavre comme si la situation était désespérée. Elle l'était un peu en fait, nous étions tous suffisamment imbibés, pas la peine d'en rajouter. Si, qu'ils disent les autres, il faut un volontaire pour aller acheter un litre de carburant. La quête de la dernière goutte. Alors comme un con je dis « non mais si ça vous arrange, j'y vais moi. » Tu parles qu'ils attendaient que ça. Alors je me lève pour enfiler mon manteau et commence à descendre les marches deux par deux (non pas que j'étais pressé mais j'en loupais une sur deux). Je tire sur la poignée de la porte comme un bourrin. Trente secondes, qu'il a mis mon cerveau à comprendre que c'était fermé à clé. J'étais en revanche parfaitement conscient que je n'étais pas chez moi et que par conséquent je ne possédais pas les clés. 1h45. Je remonte les marches (une par une parce que le décor tournait vachement quand même) et bredouille une phrase du genre « Sglubudugluferméclé ». Sans un mot, Hugues se lève et part à la recherche des clés. Il cherche, il cherche, il cherche, il tombe, il cherche, il rit, il trouve pas. Il opte pour la solution de secours : le double des clés accroché dans l'entrée. Je m'en empare. Trop fort. Le tableau sur lesquelles elles étaient accrochées s'écrase lamentablement sur le sol. Echange de regards, un temps, on rit. Je redescends, me plante devant la porte et entame un énorme effort de concentration : clés-serrure, clés-serrure, je vise et victoire, du premier coup. A l'envers. Je tire dessus pour les extraire et répète l'opération, cette fois avec succès. Je sors et suis immédiatement saisi par le froid, il va falloir faire vite j'ai déjà l'impression que ma mâchoire se déchausse. Dans un éclair de génie je décide de sortir mon portefeuille pour vérifier que le billet de 20 qui s'y trouvait avant la soirée y était toujours. Je balade ma main dans la poche intérieure. Sueurs froides, palpitations, le portefeuille n'est plus là.

«-Tu vois, c'est drôle.

-C'est pas fini surtout.

-Non mais je signale juste que ce n'était pas la peine d'en faire toute une histoire, ça mérite d'être raconté.

-Pardon ? Ça doit arriver à des dizaines de personnes chaque soir, ils en font pas des bouquins.

-Je t'ai jamais demandé d'écrire un bouquin, je veux juste que tu racontes.

-T'es pas du genre têtu toi. Je continue »

Je fouille dans mes souvenirs (qui ne dataient que de quatre heures) et tente de visualiser le moment de la soirée où j'ai sorti mon portefeuille. Rien. Je grelotte, c'est à cause de ça si je n'arrive pas à m'en rappeler : je tremble tellement que mes souvenirs s'entrechoquent. C'est Arthur, c'est forcément Arthur. Si quelqu'un m'a chouré mon portefeuille, c'est forcément lui. Arthur, c'est un collègue de travail qui consacre son temps à me pousser à bout. A tel point que j'en rêve la nuit. Ah le fumier. J'ai toujours trouvé son sens de l'humour douteux mais je ne le pensais pas capable d'aller jusque-là. Je n'ai jamais l'alcool mauvais mais ce serait une bonne occasion de régler nos comptes lui et moi. Je vais remonter de ce pas et lui coller un pain dans la glotte. Je fais un demi-tour fulgurant (j'étais encore sur le seuil) et appuie sur la poignée. Fermée. Je commence à sérieusement m'impatienter et replonge mes mains dans toutes les poches du manteau. Les clés étaient dans la poche intérieure. A la place du portefeuille. Quelque chose cloche, si j'avais rangé les clés dans la poche intérieure, je me serai aperçu plus tôt de l'absence du portefeuille. Je fais les poches extérieures. Les clés. Je retiens un cri de rage, je n'y comprends plus rien. Je suis dans une colère noire après Arthur qui…qui… qui n'est pas invité à la soirée. Alors qui me l'a volé mon portefeuille ? Pourquoi deux clés dans mon manteau ? Parce qu'il n'est pas à moi. Putain, j'ai passé deux minutes à enfiler tant bien que mal le manteau d'Hugues. Désespoir. J'ouvre, remonte, rends le manteau à son propriétaire. Les autres se payent ma tête. «Allez-y à ma place si vous êtes si malins » que je leur dis. Enfin, que j'ai cru leur dire parce qu'à leurs visages médusés j'ai vite compris que j'avais formulé quelque chose d'incompréhensible. 2h10. Il va falloir faire vite ou bien ma quête sera un échec cuisant. Je cours dans les marches, je cours dans la rue, je m'essouffle mais continue coûte que coûte. Je trébuche et manque de m'écraser sur le sol, j'en déduis qu'une courte pause est la bienvenue et qu'il me faut me repérer.

« -Tu sais, on voit un peu venir la suite…

-Pardon ?

-Tu es parti dans la mauvaise direction.

-Comment le sais-tu ?

-Ce serait plutôt cohérent avec tout ce qui précède. Et puis, j'étais là. 

-C'est vrai, j'oublie toujours. Bon je zappe ce passage alors.

-Tu décides, après tout c'est ton histoire.

-Que je me serai bien passé de raconter. Je continue »

Je reviens sur mes pas, marche un kilomètre avant d'apercevoir l'épicerie ouverte. Victoire, quête validée, passage de niveau. J'entre, bredouille un bonjour au gérant sans tenter de cacher mon ébriété car c'est elle qui fait son chiffre d'affaire. Je me dirige logiquement vers le rayon alcool tout en me demandant si le gérant ne vit pas dans l'espoir qu'on vienne un jour lui acheter autre chose. Une salade et des œufs par exemple. Je ris. Je lève les yeux et aperçois la caméra de surveillance, je me déplace de quelques mètres et vois le type se moquer de moi à travers le moniteur. Je me sens profondément stupide, pour la peine je n'achèterai pas de légumes, bien fait pour lui il m'a cherché. Un coup d'œil sur les prix, 22euros la bouteille de vodka. Je l'avoue, l'idée d'acheter un filet de pommes de terre pour la faire moi-même m'a traversé l'esprit. Lorsqu'une autre idée, de loin supérieure, une idée de génie même, me saisit. La consigne. Si je ramasse un nombre suffisant de bouteilles en verre, je peux récupérer les deux euros qui me manquent. J'aime l'Allemagne et l'écologie. J'informe le gérant que je vais lui faire un tour de magie et serai de retour dans une heure avec l'argent. Je fais la route en sens inverse et la chance me sourit enfin, des bouteilles vides partout. Je marche, je ramasse. L'ivresse disparait petit à petit me rendant la tâche plus aisée. Je fais le compte, ça devrait suffire. Un coup d'œil aux alentours m'apprend que je suis revenu devant l'appartement.

« -C'est un peu gros quand même.

-J'arrête de raconter alors ? Tu n'arrêtes pas de me couper, et puis je n'entends personne rire.

-Bien sûr que si, tes malheurs amusent la galerie.

-Si je peux rendre service. »

Fier de mon idée et de ma collecte, je remonte à l'appartement pour leur raconter mon histoire, les bras chargés d'une petite dizaine de bouteilles. Ils m'écoutent sans un mot, Thomas se lève, fouille dans ses poches et me tend une pièce de deux euros. L'envie de le tuer est si grande que je fais le premier pas, prêt à passer à l'acte. Je prends sa pièce, lâche mon chargement qui s'écrase et se brise sur le sol dans un bruit infernal. Tête baissée, je repars à l'épicerie. Il est grand temps de mettre un point final à cette histoire. J'allume une cigarette et respire calmement et profondément. Sophrologie et tabagisme s'entendent aussi bien que bip-bip et coyote. Je ne vois plus de lumières à l'horizon et commence à comprendre : c'est une sorte de tragédie dans laquelle mes actes et ma persévérance font rire mon destin. Sur la porte close de l'épicerie :

« Moi aussi je connais un tour de magie »

« -Je trouve ça hilarant.

-Je préfère en rire aussi mais je l'ai un peu mal pris.

-Il n'y a pourtant pas de raison.

-Je ne serai pas aussi catégorique. En tous cas, tu me laisses tranquille? C'est bon maintenant, je l'ai racontée cette histoire. Et je n'ai pas entendu quiconque rire.

-Oui, c'est bon maintenant, j'avais juste envie de l'entendre une nouvelle fois. Merci.

-Désolé pour ceux qui n'ont pas trouvé ça drôle…

-Ne t'en fais pas va, ouvre les yeux.

-Quoi ? »

Je soulève mes paupières qui semblaient peser plusieurs kilos chacune, tente de me trouver des repères. Je suis chez moi. J'ouvre mon portable : 4h du matin. Les invités sont partis, depuis plusieurs heures.

« -Qu'est-ce qu'il m'arrive ?

-Comme d'habitude, on a sans doute un peu trop bu…

-Sans doute. »

Signaler ce texte