Seuil de porte, escalier, bunker et canons

vionline

Je me souviens de Marc. Cadet d'une fratrie de trois garçons, un gosse de 16 ans. Il se démarquait physiquement des deux autres, quasi-sosies avec une différence de 3 ans d'âge. Par son silence et sa capacité de faire en restant taciturne, il m'avait aussitôt paru plus original et de ce fait, plus intéressant à aborder. Sur son visage, il n'y avait aucune expression. Ni vraiment fermé, ni indifférent, ni étourdi, c'était un peu comme s'il cherchait à se faire oublier ou à se mettre en retrait de ses deux frangins, plus nerveux, s'exprimant avec de larges gestes et des voix fortes.


J'allai vers lui dès notre première rencontre, un dimanche durant une réunion de famille. Peut-être un peu aussi parce que je m'y ennuyais terriblement, je me suis approchée de ce charmant spécimen adolescent aux yeux sombres et vides, comme dénués de tous sentiments.
Les deux autres, attablés, s'amusaient avec des Kapla, jeu simple de construction avec des petits parallélépipèdes plats en bois.


- "On fait un bunker ?


- Ouais mais alors du costaud, hein ! Que personne ne puisse démolir !".


Marc s'assit à côté du benjamin, face à moi. Je les regardais interagir ensemble, étrangement comme si j'étais une scientifique analysant les processus de communication entre eux. L'aîné rassembla pratiquement tous les Kapla vers lui. Les fortifications devaient être solides. Comme il travaillait avec le petit, qui lui plaçait les pièces, il se fichait bien de savoir si...


- "Tu fais le bunker avec nous ?".


Question avec un ton qui laissait sous entendre que ce n'en n'était pas vraiment une. Et Marc décline, d'un hochement de tête presque antipathique. Enfin... Je ne savais pas trop. Le grand lève les yeux au ciel voulant dire qu'une fois encore ce n'était pas faute d'avoir essayé de l'intégrer. Mais il n'insista pas.
Cependant, voici que les doigts de Marc cherchent un bout de bois. Puis un deuxième, puis un autre dans le peu qui lui restait du tas. Et il empile, tout doucement le tout.


- "Tu fais quoi ?" lui dis-je en chuchotant. Pourquoi ai-je murmuré ?


Il ne me regarda pas, mais répondit sur le même registre de voix:


- "Un seuil de porte. Un escalier".

Je vis immédiatement, alors que les deux autres parlaient déjà d'ajouter des "canons camouflés", qu'il n'aurait jamais assez de matériel pour mener à bien son projet moins ambitieux que celui de ses frères.


J'avais envie d'une connivence, j'avais besoin qu'il remarque qu'il n'était pas seul à l'écart. Je pris un Kapla et continuai une marche de l'escalier. Il l'ôta aussitôt, repositionnant la pièce différemment. Ce n'était pas méchant, non, je ne crois pas. Mais c'était SA création, SA construction. Cependant, mon visage se rembrunit. Légèrement piquée au vif, je ne comptais pas en rester là, alors, en tentant de le fixer droit dans les yeux ou dirais-je, en essayant de récupérer le regard de Marc qui s'attardait sur le bas de son oeuvre inachevée, je fis glisser ma main du côté, très lentement, saisis un petit bâton servant à la confection du bunker des garçons particulièrement intéressés par les faits d'armes et la guerre. Ils n'y firent pas attention. Et je mis, quasiment devant son nez l'objet volé.


Il s'en empara et s'en servit. Deuxième tentative. Réussie. Troisième... Je n'avais qu'un but: qu'il remarque que j'étais de "son côté", que j'étais là pour l'aider, éventuellement pour créer un lien un peu "ça reste entre nous". Voir un sourire. "Oui, ça reste entre nous". Mais rien ne transparut sur son visage de marbre. Il construisait, c'est tout. Je lui ramenais de la matière. Apparemment, c'était très bien ainsi. Pourquoi y voir un geste d'approche amicale ? Une gentille petite entourloupe à son avantage ?


Quand le plus jeune des frères s'en aperçut, car je commençais à me servir directement sur le bunker:


- "Hééééé !".


Tout s'arrêta net. Ce n'était que des Kapla, après tout. Je crois même qu'il bazarda tout. Le bunker n'avait pas tenu, mais c'était lui qui avait tout détruit.
Marc s'arrêta lui aussi et retourna s'asseoir avec ses parents, toujours silencieusement.


Je pense souvent à lui. A ce moment en particulier. A son air à la fois présent et absent. Durant le confinement, nous avons eu quelques nouvelles. C'est ainsi que j'appris qu'il avait intégré une grande Ecole dans le Sud de la France. Quand on me rapporta ce qu'il avait dit, cela me donna une impression qui ne m'étonna guère. Il avait été factuel, avait parlé de son studio un peu trop petit, des cours qu'il faisait de chez lui... A aucun moment il n'avait confié ses sentiments. Pas de "Qu'est-ce que c'est dur cette période !", ni de "Tout va bien, je garde le moral !" ou encore de "Je ne sais pas si je vais avoir mon année... Comment ça va se passer ?", "Je fais quoi pour les vacances".


Non, il était dans le moment présent. Sans état d'âme, ni joie ni inquiétude.


Alors bien sûr, peut-être n'était-ce qu'un ado discret, un peu introverti, un peu "écrasé" par la personnalité dynamique de ses frères...


Je pense, pour ma part, que c'est un garçon (un jeune homme maintenant) autiste. Dans ma famille dès que quelqu'un est jugé "différent", c'est l'omerta. Comme si c'était une tare ou une honte. Mais dont il ne faut pas parler.


Les réactions des personnes autistes m'intriguent, me questionnent. Que se passe t-il dans leur tête, sont-ils cloîtrés dans un autre univers ? Ont-ils besoin de sensations plus fortes pour établir une communication ? Quel est leur rapport à l'amour ? A la mort ? A la plaisanterie ? A l'Art ? Ont-ils envie de parler sans savoir le faire... ? J'ai mille questions !


Comment en parler, d'ailleurs, de l'autisme, avec des personnes qui en sont atteintes ? Comme d'un simple fait ? En mettant notre propre affect de côté ? Ainsi, ils expliqueraient par A+B ce qui se passe en eux... J'en sais rien.


Le fait est que la question se pose aujourd'hui.

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