Seule (2)

lzarama

Laurence fixe le linéaire de papier toilette. Rose, blanc, double ou triple épaisseur, avec ou sans parfum. La somme des possibles lui donne le vertige, il ne s’agit pourtant que de se torcher les fesses. Plus loin, elle hésite entre la caisse automatique ou moins de dix articles. Elle choisit la seconde, elle a envie de parler à quelqu’un mais l’employé, engoncé dans le gilet du magasin, ne la regarde pas. Elle passe devant le panneau des petites annonces, elle est toute proche de la sortie, les portes automatiques la détectent et s’ouvrent grand. Sans sembler gênée par le courant d’air glacé qui s’engouffre, elle se plante là.

Il y a punaisé des chiots et des chatons, des voitures d’occasion, des baby-sitters et de l’aide au devoir. Son regard frôle les photos, les mots. Elle tend le cou, son long cou de girafe comme se moquait Pierre avant, vers le panneau de liège, se le tord presque, comme si c’était plus sage que d’approcher. Elle a remarqué accroché là, en bas à gauche, presque caché, un petit mot. Elle le lit dans sa tête une première fois. Elle le relit, sa bouche s’arrondit et forme les sons, tout bas. Elle recommence, pose à terre le sac en plastique dont le papier toilette déborde. C’est un petit carré jaune sur lequel une écriture serrée promet à l’âme malheureuse, esseulée, oisive de donner du sens à la vie. La façon dont les choses sont dites est fine et élégante. Il y a un prénom, Mabel, et un numéro de portable.

Laurence n’est pas idiote, elle sait que c’est louche, voire dangereux. Une part d’elle se ravise, elle fléchit très légèrement les jambes, une de ses mains se dirige vers le sac pour le saisir, son corps prêt à reprendre son chemin. Mais quelque chose la retient, elle déplie ses genoux, serre les poings à la hauteur de son ventre, sa tête montre qu’elle commande. Elle arrache le petit papier jaune et le fourre dans la poche de son manteau. Le mot ne fera plus de mal à personne, elle se dit avec une rage étrange. Ni de bien, d’ailleurs.

Le samedi suivant, Pierre est au squash et les enfants chez leurs amis. Laurence est seule, comme les autres jours de la semaine. En rangeant le placard de l’entrée, elle retrouve le petit papier jaune, qu’elle sait avoir laissé là. Assise devant sa tasse de thé, le morceau de papier posé à coté, elle écoute le tic tac de l’horloge. Debout dans la cuisine, à préparer son assiette pour le dîner, elle le glisse dans la poche de son tablier. Le soir, allongée dans l’obscurité de la chambre, à guetter le bruit des clefs de celui qui va rentrer en premier, elle le caresse d’un doigt , minuscule, plié en quatre à l’intérieur de son poing.

Le lundi, elle compose le numéro de Mabel. D’abord, une voix presque timide et suave lui répond. Laurence explique doucement le petit mot sur le panneau de liège du supermarché, le quotidien avec les paquets de bn et les rouleaux de pq, le vide, le vertige et la nausée en permanence. Elle prend le temps de dire tout ce qu’elle tait depuis si longtemps. A l’autre bout du fil, la voix devient plus ferme, pose des questions très précises. Laurence reconnaît le ton employé sur le morceau de papier. Puis, elle souhaite la bienvenue à Laurence, elle lui explique que le refuge l’attend, qu’elle ne sera plus jamais seule, qu’il ne faut pas qu’elle ait peur, qu’elle et les autres la regarderont et l’aimeront comme jamais elle ne l’a été auparavant.

Laurence attend le samedi suivant et prend la voiture pour se rendre à l’adresse indiquée. Elle n’a pas de bagages car elle est censée rentrer chez elle, ce soir, dans un premier temps. A condition de se taire, a précisé Mabel. Laurence a répondu : "de toute façon, cela fait longtemps que je ne parle plus à personne". Si tout se passe bien, si Laurence remplit les conditions, d’ici peu, sa nouvelle vie, au sein de la communauté, commencera. Elle ne songe déjà plus qu’à cela.

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