si elle disait oui
danouchkas
Les coudes posés sur la table de la cuisine, Frédéric fumait. Il rêvassait devant sa tasse de café vide. Son regard errait dans le bleu du ciel de ce mois de juillet étouffant.
Elle avait dit qu'elle appellerait à quinze heures. Il était quatorze heures cinquante. Frédéric attendait. Il s'était installé dans la cuisine pour laisser passer deux sonneries avant de décrocher. Il ne voulait pas montrer qu'il était dans la fièvre de l'attente.
Intérieurement, il bouillait d'impatience, il imaginait la vie si elle disait oui... Il rejetait de sa pensée toutes les conséquences d'un non fatidique.
Si elle disait oui... D'abord il irait s'acheter un jean blanc et un tee shirt du bleu qui faisait ressortir ses yeux. Il demanderait à sa sœur de lui prêter sa voiture pour le week-end. Il irait chercher Florence à son bureau sans prévenir, comme autrefois, et ils iraient dans le ravissant petit hôtel de Fontainebleau qui avait abrité les débuts de leur amour. Il y avait si longtemps qu'ils n'avaient plus partagé les plaisirs de la chair qu'il en avait les larmes aux yeux.
Si elle disait oui... Il déménagerait. Il trouverait un appartement avec une grande cuisine, où il pourrait se remettre aux fourneaux. Il adorait préparer de somptueux repas pour ceux qui lui étaient chers. Florence bien sûr, mais aussi sa sœur, ses parents, ses amis et Jérôme qui l'hébergeait depuis quatre mois déjà.
Frédéric se voyait en train de tâter une volaille, soupeser un melon, humer les tomates juste sous leur branche, là où affleure l'odeur de la Provence, froisser une feuille de basilic. Soudain, il eut faim, il ouvrit le placard et constata qu'il n'y avait que des biscottes et du thon en boîte. Il referma le placard, dépité.
Il se rendait compte avec appréhension qu'il pensait déjà à son désespoir au passé. Il arrivait à oublier le conditionnel de ses désirs... si elle disait oui.
Mais elle allait dire oui, et tous les bonheurs seraient à nouveau à portée de sa main. Il ne connaîtrait plus les nuits agitées, les réveils angoissés. Il ne serait plus apathique, il dirait oui à la vie, oui à la joie, oui à l'amour. Si elle disait oui... Il ferait un enfant à Florence. Jusque là, il hésitait, il se trouvait trop jeune, il voulait profiter de la vie, dormir le dimanche matin, ne pas avoir d'obligations et puis à la fin il n'avait plus eu envie de rien. Ni d'elle, ni d'enfant...
Il ne voulait pas faire de peine à ceux qui l'aimaient sinon, il se serait suicidé. Ce qui l'avait retenu, c'était le désespoir de la mère de Christine, sa voisine, quand elle avait sauté du huitième étage. Frédéric n'avait pas mis fin à ses jours radicalement, mais il avait arrêté de rire, d'aimer, de parler, de bouger, de manger. Il avait perdu au moins dix kilos.
Si elle disait oui, il se remplumerait vite. A quarante ans, on se remet de tout.
Frédéric rit silencieusement. Toute sa vie était liée à un coup de téléphone et à une voix de femme qui disait oui...
Et si soudain il y avait une panne générale ?
Quatorze heures cinquante cinq, encore cinq minutes...
Et si elle avait un empêchement ? Si elle l'avait oublié ? A cette pensée le cœur de Frédéric manqua un battement. Il n'était pas sûr de pouvoir tenir plus. Il y avait déjà trois jours qu'elle lui avait dit, jeudi quinze heures.
Trois jours qu'il ne vivait plus. Passant du désespoir total à la plus folle excitation. Trois jours qu'il faisait et défaisait des projets au gré de sa foi ou de son abattement.
Il se remémorait tous les plaisirs qu'il avait connus auparavant.
Il aimait les extrêmes, le bouillant et le glacé, la mer et la montagne. Ce qui lui manquait le plus c'était le silence très particulier qui règne dans la montagne quand on skie seul. Il skiait à l'heure du déjeuner. Les pistes étaient vides, les remonte-pentes n'attendaient que lui et il entendait le léger sifflement de ses skis sur la neige. Il aimait particulièrement dévaler les pentes à Pâques, quand le soleil est assez chaud pour ne pas avoir besoin d'être engoncé dans un anorak. Ce plaisir, il ne le partageait avec personne. Il aimait aussi le soleil brûlant sa peau juste avant de se jeter dans la mer.
Il se promit d'aller au Liban. On lui avait raconté que la mer est au pied des pistes de ski, il irait voir. Ils iraient voir si elle disait oui.
Tous les plaisirs dont il allait à nouveau pouvoir profiter se profilaient en masse dans son esprit. Les brunches du dimanche matin sur les péniches le long de la Seine. Les dîners dans les restaurants indiens où les morceaux d'agneau fondaient sous la langue en un feu d'artifice de goûts qui se suivaient, se mêlaient, se réveillaient les uns les autres pour devenir cette saveur inégalée. Les Béotiens croyaient que le curry était une épice. A chaque fois, il expliquait le subtil mélange de coriandre, curcuma, gingembre, tomate, ail et piment qui constituait cette merveille. Il racontait si bien qu'il voyait des étoiles s'allumer dans les yeux de ses convives.
Avant son drame, Frédéric riait beaucoup surtout avec Florence. Elle aimait ses foucades. Elle adorait le voir arriver avec deux billets pour Prague ou Oslo, le vendredi après midi à son bureau. Elle aimait qu'il transforme leur chambre en salle de cinéma. Rideaux fermés, répondeur branché. Une pile de cassettes vidéo, du coca, des pop corn et des esquimaux leur faisaient la nuit. Florence aimait tous ses actes. Elle l'aimait. Quand il était aimable... Mais c'était fini. Il remontait. La surface était proche... Il suffisait qu'elle dise oui.
Si elle disait oui, il recommencerait à flâner dans les librairies. Il aimait tellement lire. Il avait lu des milliers de livres. Dès qu'il découvrait un auteur, il lisait toute sa production. Parfois elle était courte. Parfois il y passait plusieurs mois.
Dans sa vie d'avant, sa vie normale, il était assoiffé de connaissance. Il aurait voulu tout savoir, parler toutes les langues, lire toutes les œuvres dans le texte original.
Depuis des mois, il avait abandonné les livres, ses compagnons de toujours. Il se punissait d'être si malheureux et par là même accroissait son chagrin.
Il avait renoncé à tous les plaisirs. Au printemps, il n'avait même pas regardé les jambes des femmes qui se dévoilaient enfin. Il ne s'était pas promené dans les bois, ni dans les jardins publics. Il était resté prostré, incapable de sortir de son univers brumeux. Il n'avait plus d'existence. A part Jérôme, steward toujours en partance, qu'il croisait par la force des choses dans la cuisine, il ne fréquentait plus personne. Ses amis s'étaient lassés de ses refus continuels de les voir.
Frédéric se sentait transparent, nié... Jusqu'à cette rencontre dans une soirée où sa sœur l'avait traîné de force. Où elle l'avait piégé !
Il l'avait vue, elle lui avait parlé, il s'était confié. Ils s'étaient revu lundi et elle avait dit qu'elle appellerait aujourd'hui à quinze heures.
Quatorze heures cinquante huit, Frédéric se regarde dans une glace et se trouve une mine de papier mâché. Lui qui aime tant les plaisirs du corps les a tous négligés. Il a continué à se laver, mais sans plaisir, sans s'ébattre sous la douche, sans profiter des délices de l'eau chaude ruisselant sur la peau. Il n'a plus fait jouer ses muscles et son corps a perdu son allure de vainqueur.
Il n'a plus fait l'amour non plus. Lui qui disait ne pouvoir s'en passer, n'a pas caressé la peau soyeuse d'une femme depuis presqu'un an. Il n'en a pas eu envie.
Si elle dit oui... Il le sent, son corps fonctionnera à nouveau. Son cerveau s'éclaircira. La lueur malicieuse qui a toujours été présente dans ses yeux réapparaîtra. Il charmera toutes les femmes, c'est son péché mignon. Florence n'est pas jalouse, elle sait qu'il n'aime qu'elle... Elle le savait.
Si elle dit oui, il retrouvera son aplomb et sera prêt à toutes les batailles, toutes les conquêtes, toutes les victoires. Il croquera la vie de toutes ses dents, par tous les bouts. Il redeviendra un battant. Plus humain, plus compréhensif, puisqu'il aura connu la souffrance.
Si elle dit oui... Mais pourquoi ne dirait-elle pas oui ? Elle l'a choisi elle-même.
Pourquoi dirait-elle oui à un pauvre type comme lui, abandonné de tout et de tous. Il s'était senti si pitoyable à cette soirée. Et s'il avait cru pouvoir faire briller son étincelle pendant leur rendez-vous de lundi, il s'était cruellement trompé.
Il est quinze heures, le téléphone ne sonne pas.
Frédéric ne veut pas se torturer plus longtemps. Il prend ses clefs et sort.
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Il n'y a pas de répondeur. A l'autre bout du fil Diane Dinaire peste. Elle lui avait bien dit qu'elle appellerait vers quinze heures. Il semblait tellement enthousiasmé par ce poste. Florence, une amie de fac lui avait raconté la descente aux enfers de Frédéric après la fermeture de la société dans laquelle il était associé. A quarante ans, toutes les portes semblaient lui être être fermées. Il était trop vieux dans ce monde où n'avoir pas vingt ans est un crime inexcusable. Florence l'aimait toujours et savait qu'il suffisait d'un travail pour qu'il remonte la pente au triple galop. Diane avait accepté de le rencontrer de façon informelle dans une soirée. Elle l'avait trouvé intéressant, avait bataillé avec son patron qui le trouvait effectivement un peu vieux. Et voilà qu'il n'était pas capable d'être là. On ne pouvait pas faire confiance à un chômeur. Tant pis ! Elle engagerait l'autre, celui que lui avait recommandé son cousin. Frédéric n'avait pas su saisir sa chance.
Diane travaillait depuis plusieurs heures, quand son patron l'appela pour lui demander si elle avait engagé son Directeur de la Communication. Elle lui répondit qu'elle s'en occupait dans l'instant. Elle décida d'appeler l'ami de son cousin. Elle composa machinalement le numéro qu'elle avait devant les yeux. À la troisième sonnerie, Frédéric décrochait...
Bien trouvé ! Toute une vie suspendue à un coup de fil
· Il y a environ 13 ans ·sophie-dulac