Si le temps se couvre (chapitre 1)
Manu
Si le temps se couvre
Chapitre 1
- Il n'y a plus d'essence ! Inutile de se chamailler autour des pompes !
Sa culture d'entreprise était à saluer, mais la désertion s'imposait, car si le temps se couvrait davantage, cet employé se transformerait en sac de frappe avant d'avoir eu le temps de se déclarer irresponsable.
Gaby l'abandonna à son sort et joua des coudes pour s'extraire de la station service. Il dépassa les pompes et marcha en direction de son break immobilisé dans la masse de véhicules aux moteurs éteints. Le bitume régurgitait la chaleur de la journée.
Des familles nombreuses se partageaient des fins de sandwichs à l'ombre des coffres ouverts. Des naufragés arrivant des deux sens convergeaient vers la station. Parmi eux, des parents suppliaient qui voulait bien les écouter de troquer des vêtements contre de la nourriture avec, pour preuve de leur sincérité, des enfants en pleurs dans les bras.
Seul, à contresens de la file de piétons, peut-être prenait-on Gaby pour pour un pillard en reconnaissance. Il aperçut par hasard Eddy émerger du haut du monticule gauche. À peine rhabillé, son ami dévala la pente, avec, dans son sillage, une grosse femme soulevant des nuages de poussière à chaque fois qu'elle perdait l'équilibre. Gaby fulminait.
- Tête de con ! T'es obligé de partir si loin ? On fait quoi s'il t'arrive quelque chose ? On est sensé, je te rappelle, se...
- Attends, attends, rigola Eddy. Tu l'as vue, la meuf qui me suivait, ben, he he he... Après que tu partes, elle me regardait genre : « toi tu... », alors je lui ai proposé et puis elle m'a dit « oui » et puis...
- Hein ? La meuf, là ? Vous avez...
- Oui ! lança Eddy, serrant le poing tel un tennisman victorieux.
Gaby eut aimé rire de cette aventure mais l'urgence l'en empêchait. Il en tira néanmoins une conclusion utile : si des inconnus s'accouplaient dans des endroits sordides, il était urgent de s'en aller car tout portait à croire qu'ils avaient commencé à perdre les pédales.
Ils retrouvèrent la voiture. Matt n'avait pas bougé, somnolant sur le siège passager avant, les pieds sur l'airbag.
Ils se trouvaient à des dizaines de kilomètres de leur but : la maison de sa sœur, située sur un plateau proche. La seule station de radio en activité annonçait des embouteillages généralisés, sans donner plus de détails. Les portables n'émettaient ni ne captaient plus, des bagarres étaient sur le point d'éclater.
- On est mal, dit Gaby. On doit laisser la caisse.
- Continuer à pied ? fit Matt. Il nous reste combien à faire ?
- Soixante kilomètres, avec huit cents mètres de dénivelés.
- Ça veut dire qu'on va devoir passer la nuit ici ? Parce qu'on est déjà le soir...
- Justement non. Dans mon manuel, ils disent qu'il vaut mieux voyager de nuit. On aura qu'à suivre la lumière de la ville et bifurquer avant, parce que si on s'y aventure, on aura des problèmes, le manuel est très clair à ce sujet.
- Soixante kilomètres de nuit ? insista Matt.
- Arrête de faire ta sucrée ! lança Eddy. Si jamais tu préfères rester ici, je peux te brancher sur la grosse Julie que j'ai rencontrée, mais je te préviens, tu vas flotter dedans.
Lâche-moi !
Matt ruminait sur son siège tandis qu'Eddy s'allongeait à l'arrière pour récupérer. Instinctivement, cet animal de la banlieue savait le prix du repos. Gaby jalousa cette sérénité. Il ouvrit le coffre. Dans leurs sacs de randonnée, il y avait cinq litres d'eau, des dizaines de barres énergétiques achetées en catimini par Matt – il y avait vu la quintessence de la nourriture de survie –. Il y avait aussi deux flacons de désinfectant périmés, une bouteille de vodka, aucun pansement. Sous le plancher du coffre, l'arbalète démontée accompagnée d'une dizaine de traits munis de pointes de chasse coupantes, comme des rasoirs. Il y avait aussi une lunette de visée, une binette aiguisée et un manuel de survie.
On tapota l'épaule de Gaby. C'était un homme chauve, avec des lunettes à grosses branches et une barbe de trois jours. Sa chemise était maculée de sauce tomate.
- J'ai un billet de cinquante, et une tablette tactile, je peux tout vous donner contre de l'eau ou de la nourriture.
Gaby referma le coffre
- Vous avez de l'or ? Des bijoux ?
- Non. Mais j'ai des gamins, trois petits gars, ils ont faim. S'il-vous-plaît, rien qu'un peu.
Gaby tira une barre de céréales du sac et la lui tendit.
- C'est tout ce que t'as pour trois gamins ?
- Nan mais oh ! fit Gaby, suffisamment fort pour qu'Eddy se réveille.
La porte arrière droite s'ouvrit, et le colosse à moitié endormi se traîna jusqu'au coffre. Un mètre quatre-vingts, quatre-vingts-dix kilos, du sang arabe, des yeux bleus, un nez cassé deux fois. Il était d'une race fusionnant le muscle et la graisse. Il s'avachit sur les sacs, somnolant, et la voiture plia sous son poids. Le type recula d'un pas.
- Faut pas vous énerver Monsieur, dit Eddy en baillant.
Le type leur offrit un embarrassant sourire de soumission.
- Excusez-moi les gars, je ne sais plus quoi faire. Je commence à me dire que personne va venir. On a vite fait de plus savoir où on en est... Et ces connards qui bloquent la bande d'arrêt d'urgence. Quand on est pas capable de rouler dessus, on la prend pas !
Les deux amis silencieux, il reprit :
- Ils disent qu'une bande avec des cocktails molotov remonte le bouchon, allez savoir si c'est vrai. Personnellement, j'y crois pas. Mais ils auraient des chiens avec eux.
Eddy se redressa brusquement. Il était capable de se battre contre trois adversaires et s'en sortir la tête haute, mais il s'était déjà sauvé parce qu'un labrador réclamait son affection.
- Des chiens ? s'insurgea-t-il. Mais fuck à la fin ! Qu'est-ce que des chiens foutent sur une autoroute ? C'est n'importe quoi ! Ça m'énerve, sérieux !
L'homme finit par empocher la barre céréalière sans remerciements. Après qu'il fut parti, Gaby le surprit à retirer l'emballage de la barre et se la fourrer tout entière dans la bouche, la mâchant à peine. Il se retint de le dire à Eddy qui aurait pu forcer cet escroc à la recracher, ce qui aurait pu leur attirer des ennuis.
Eddy scrutait nerveusement les deux côtés de l'autoroute.
- Faut se tirer tout de suite ! Ils ont des chiens !
Il frappa le capot de la voiture.
- Vieille chatte ! Bouge-toi, on y va !
Si Eddy s'autorisait à parler ainsi à Matt, c'était parce que celui-ci avait d'abord dédaigné leur projet d'exode, taxant ses deux amis de rats quittant le navire, de petites frappes égoïstes et opportunistes. Lui avait choisi de « rester au contact », avec ses amis anarchistes. Mais en dépit de la convergence supposée de leurs luttes, ses camarades s'étaient volatilisés aux premières pénuries. Pendant le trajet, il avait pris soin de donner les détails de cette terrible découverte, comme si la désillusion dont il avait été victime lui donnait d'autant plus droit à une place dans le break agonisant de Gaby, lui épargnant ainsi de ravaler ses jugements et de faire ses excuses.
Aux premiers signes de crise grave, le manuel recommandait de gagner une zone rurale, si possible éloignée des grandes villes. Sans cet embouteillage, ils seraient déjà sur le plateau. Au lieu de ça, ils se retrouvaient coincés sur cette autoroute. Gaby pensa à sa sœur qui devait être folle d'inquiétude. « Ne prenez aucun risque ! Même si c'est pressé, allez pas vous planter en voiture ! Faites des pauses. » Puis le réseau avait lâché.
Sans matériel adéquat, Gaby renonça à siphonner le réservoir.
« Go go les gros ! »
Le soleil disparut derrière le monticule droit et l'autoroute devint tout à coup très sombre. Les pleurs d'enfants se firent stridents, les coups pleuvaient sur les plus geignards. Une longue file de gens chargés de bagages s'étirait en direction de la ville. Gaby avait glissé l'arbalète démontée dans son sac, ayant pris soin de recouvrir d'un t-shirt le manche qui en dépassait. Il la monterait dès qu'ils se seraient éloignés de cette fournaise puante.
À peine eurent-ils abandonné la voiture qu'une femme au visage bouffi par les pleurs les aborda, une poignée de bijoux à la main.
- Je veux de l'eau... Regardez, c'est du vrai or...
Gaby fit directement le tri dans sa main, isolant deux bagues et un collier de perles qu'il fourra dans sa poche.
- Mettez-vous autour de moi, ordonna-t-il.
Il s'accroupit entre ses amis, comme s'il se changeait sur une plage, il extirpa sa gourde du fond de son sac et remplit la petite bouteille en plastique que la femme lui tendait. Elle en but la totalité, devant eux, et reprit difficilement son souffle.
- Au moins celle en or blanc, supplia-t-elle quand elle eut reprit ses esprits, j'aimerais la garder, elle me vient de ma mère.
Gaby secoua la tête. La femme se remit à pleurer et s'en retourna, chancelante, aux malheurs de l'autoroute.
Ils repassèrent devant la station. Gaby fouilla les poubelles à la recherche de bouteilles en plastique. Un terrible vacarme émanait de la station. Les gens devaient s'imaginer des réserves cachées, le garçon à la blouse était peut-être durement questionné. La peur se lut sur le visage de Matt.
- Ce sont des oufs ! dit-il en se tapotant le front. Non mais vous avez vu ? En allant pisser, yen a un qui m'a demandé un briquet pour foutre le feu à sa bagnole, pour « rien laisser à ces crevards ». Je lui ai dit : « cool mec, faut souffler, faut se poser », il m'a dit fuck, il pensait qu'à son briquet. Mettre le feu à sa caisse... Faut être dingue ! Oh !... Les types... !
Ils franchirent la clôture d'un champ qu'ils traversèrent en courant. Personne ne devait les suivre.
- Mes pompes à six-cents boules, gémit Eddy en s'adressant au ciel, planté dans la terre argileuse. On dirait de la merde ! Enculés !
- T'avais qu'à pas penser qu'à ta gueule, répliqua Matt qui fit une pause et prit le temps de respirer. C'est à cause d'individualistes comme toi qu'on en est là aujourd'hui. À ne penser qu'à sa gueule, ça ne peut pas tenir. D'ailleurs, regarde : ça ne tient plus.
- Et toi ?! tonna Eddy, dix mètres en avant. À part picoler et donner des leçons de morale, tu as fait quoi pour que ça tienne ?
J'ai essayé. J'ai jamais renoncé.
- « Essayé » tu parles ! T'es pas en train de fuir comme nous ? Au fait, ça doit pas te changer de d'habitude, parce que je t'ai jamais vu à côté de moi quand j'étais en première ligne, à rattraper tes conneries de mec bourré !
Prenant Gaby à témoin, Eddy se mit à rigoler :
- Tu sais, les officiers soviets qui envoyaient les troufions en première ligne avec de grands gestes pour qu'ils se magnent le cul, je me suis toujours demandé ce qu'ils faisaient ensuite. Ben je le sais maintenant, grâce à cette vieille chatte : ils restaient tout près de la tranchée, prêts à se planquer si les choses merdaient pour ceux de devant.
Sans boussole, sans téléphone, aucune localisation possible. Quant aux cartes routières, le stock de la station avait été dévalisé bien avant leur arrivée. Gaby se mit à la recherche d'une départementale parallèle à l'autoroute, permettant de progresser rapidement et discrètement. Ils traversèrent leur quatrième champ, les têtes à hauteur du maïs, puis il atteignirent le sommet d'une butte en jachère. De l'autre côté se dissimulait une route sous une rangée d'arbre. Ils s'affalèrent dans les hautes herbes et Gaby fit circuler sa gourde. La nuit allait bientôt tomber.
Des lueurs oranges s'élevèrent au loin. C'était la station en feu. Matt se releva et posa les mains sur ses hanches.
- Ça y est...
- Ça y est quoi ? releva Eddy
- On a changé de paradigme, répondit-Matt nerveusement en s'entortillant le bouc.
- Tu vas arrêter ton pathos de tata ! Ça suffit ! Si ça se trouve, c'est ton mec de tout à l'heure qui a fini par trouver un briquet.
- À mon avis, dit Gaby, c'est pas ça.
- Et si c'est pas ça, reprit Matt, ça peut tout à fait être les cocktails molotov... et les molosses.
- On va pas calculer les probabilités... dit Eddy qui s'était déjà remis en marche.
- J'y crois pas... murmura Matt. On a bel et bien changé de paradigme...