Sidération

ysabelle

Ils étaient une quinzaine dans la pièce. Certains avaient pris de quoi noter.  En apparence, une réunion ordinaire.  Pourtant, il était invité. Il allait les aider à voir clair. C'était ce qu'il avait promis.

Une journée de septembre, pluvieuse, où le froid prenait aux os. Le chauffage n'était pas encore relancé et l'air était chargé d'humidité.  Dehors, tout était nuances de gris.  Les gouttes d'eau tambourinaient sur les carreaux.  Les vitres étaient semblables à des joues sillonnées de larmes dont certaines restaient accrochées aux bords, instables.

Jean avait le dos noué. Il écoutait, s'efforçant de rester stoïque.  Son regard était fixé à la silhouette de l'orateur, incisif s'il croisait le sien mais toujours dans la maîtrise.  Le mal être était général.  Personne n'était heureux d'être là.  Le long monologue s'écrasait sur les oreilles, s'engouffrait dans les cerveaux.  Le discours était ambigu, les non-dits vulgairement explicites, comme si, d'emblée, on les prenait pour des cons.  Le message, enrobé de bienveillance feinte, s'exhibait maintenant dans toute sa crudité.  Il avait l'art de prostituer les mots.

Pas de questions, de la résignation, de l'hypocrisie. On avait sorti les pâtisseries parce qu'il fallait que les apparences soient sauves.  Jean s'était levé de sa chaise, avait quitté la pièce pour se rendre à la machine à café.  Ses mains tremblaient.

 

J'ai lu quelque part que ce que nous redoutons le plus de faire est souvent ce que nous devons faire.

 

Jean est debout devant la machine à café. Il entend les voix provenant de la salle de réunion.  A la sidération se substitue les discussions animées.  L'autre est parti.

Jean est quelqu'un de discret et souriant, de travailleur, de disponible. A l'écoute, rarement un mot plus haut que l'autre, toujours prêt à rendre service. Mais aujourd'hui, Jean sait qu'il a changé. Il regarde l'ombre de ce qu'il a été traverser le couloir et retourner auprès des autres.  Il voit cette part de lui-même se déchirer de son corps, de sa tête, de son cœur.  Cela l'effraye mais il est soulagé en même temps.

Un grand fatigue l'envahit soudain. Il sait que son ombre va fonctionner jusqu'à la fin de la journée mais lui, déjà, s'endort. 

Jean dort. Il est paralysé par la peur et la culpabilité.  Elles le dévorent.

Son ombre guide encore ses gestes. Assis à son bureau, il regarde l'écran de l'ordinateur, ses doigts glissent sur le clavier mais dans sa tête, c'est le chaos.

« Que vont-ils penser ? Comment me réveiller ? Où vais-je aller ? Si j'arrête, trouverai-je la force de recommencer ? Suis-je encore capable ?  Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce que je n'y arrive plus alors que les autres bien ?  Est-ce que quelque chose ne tourne pas rond chez moi ?  Pourquoi cette fatigue ?  Est-ce normal que je n'arrive pas aligner deux phrases sans perdre le fil ? Pourquoi ces douleurs ?  Pourquoi est-ce que je ne me sens jamais bien ?  Comment font-ils pour continuer, pour avoir tant d'activités ?  Comment font-ils pour ne pas être touchés ?  Suis-je normal ?  Suis-je trop faible ? Ils vont me détester si je leur laisse tout mon boulot sur le dos ?  Que vais-je faire ? …»

Dans la tête de Jean, tout s'entrechoque. Il y a des étincelles.  Doucement, les questions se cristallisent et les réponses le brûlent.  Jean brûle.

Il se lève, va prendre le train, il rentre chez lui. Mécaniquement.

Dès à présent, tout se joue à l'intérieur. L'extérieur devient contrainte.  Le bruit, le monde, l'action, les autres, le bien, le mal, il ne supporte plus.

 

Couché dans son lit, en position fœtale, ses yeux sont fermés. C'est à peine si son corps bouge, les battements de son cœur sont pesants, démesurés.

Chaque matin, il garde les habitudes. Debout en même temps que sa femme, il continue à conduire les enfants à l'école mais, une fois rentré, ses journées vides l'angoissent.  Elles passent aussi trop vite.  Il est coincé entre l'incertitude et l'impossibilité d'un retour en arrière. Il réfléchit trop, il continue à s'épuiser. Il est en colère.

Le temps passe, quelques semaines. Il déambule dans sa maison. Juste des visites chez la psychologue. Elle l'aide.  Il prend du recul. Il comprend qu'il ne sait plus rien donner, que ses batteries sont vides et que ça fait bien longtemps qu'il ne s'est même plus posé la question de ce qui lui fait du bien, de ce qui lui donne de l'énergie. Jean réalise que la vie lui fait un cadeau.

Sa première réaction est de se mettre la pression. Ce cadeau , il doit en faire quelque chose.  Il ne faut pas que son épuisement soit vain.  « Il faut », « je dois », ce n'est pas naturel.

Il se pose. Qu'est-ce qu'il aime, qu'est ce qui lui fait plaisir ? Il se calme.  Il trouvera dans le plaisir.

Mais quoi ? Ils se rend compte que ça fait tellement longtemps qu'il agit en tenant compte des autres sans se préoccuper de lui-même qu'il a oublié qui il était.  C'est difficile de se concentrer sur soi.  « Qui suis-je pour prétendre avoir autant d'importance ? » se demande-t-il.

Et puis il réfléchit encore. Pourquoi est-ce que je ne fais pas pour moi, ce que je fais pour les autres ?  Je le mérite tout autant.

Jean se remet à écrire, à lire. Il fait de longues promenades solitaires dans les bois.  Il ralentit le rythme, apprend la lenteur, s'éveille.  Il est surpris.  Plus il a conscience de lui-même, plus il se sent attentif aux autres.

Ce matin, il est assis dans la cuisine et boit son café. Ses enfants sont à l'école, sa femme partie travailler.  Le silence enveloppe la maison de légèreté. Il regarde par la fenêtre.  Le jardin murmure, l'herbe est couverte de gouttes de rosée.  Quelques moineaux, quelques mésanges, un chat qui observe leurs jeux.  Le vent arrache à l'arbre des tourbillons orangés et le soleil, paresseux, se lève.

La tasse est chaude au creux de ses paumes, la vapeur humidifie son visage. Jean respire interminablement, déplie son corps intérieurement. Il est bercé par une paix nouvelle.

Il sait enfin que, pour lui, tout commence.

  • oh mon dieu....................
    ce texte m'a bouleversé
    immense, immense merci de l'avoir écrit

    · Il y a environ 6 ans ·
    33

    torpeur

    • Heureuse qu’il vous touche. Merci à vous.

      · Il y a environ 6 ans ·
      20170621 cbc 495   copie

      ysabelle

Signaler ce texte