Sidonie

rivale

SIDONIE

 

Sidonie était arrivée tard dans la nuit. Elle avait voyagé de longues heures, cumulant les trains express et les tortillards de Province. Elle avait gardé en sûreté le bout de papier froissé qui lui avait remis sa logeuse où était inscrite l’adresse du correspondant qu’elle devait rejoindre. La description que lui en avait faite sa marraine était des plus succintes. Un homme jeune, de taille moyenne, sans signe particulier. De toute façon, ce qui comptait pour Sidonie, ce n’était pas l’aspect physique mais la personnalité qu’elle allait découvrir. Et pour cela, rien ne remplaçait le contact direct.

 

     Voilà un an qu’elle était ballotée de lieux nouveaux en personnes inconnues, acceptant tout les expédients dans cette existence faite d’imprévus et de rebondissements. Le seul inconvénient, c’est qu’elle avait perdu ses papiers et de ce fait, devait se cantonner dans une position marginale, frôlant sans jamais la franchir, la mouvance officielle. Cette vie de bohème inattendue laissait peu à peu quelques empreintes imperceptibles sur ce visage immaculé d’enfant dorlotée. Elle-même ne s’en rendait pas compte car son regard n’avait plus rencontré de miroir depuis de longs mois. Une cachotière, c’est ainsi qu’on la dépeignait. Les personnes qui l’avaient croisée sur son chemin n’avaient pas pu apprendre grand chose sur elle. Elle se livrait peu, usant avec art de sa faculté de parler sans jamais rien dire de révélateur. Certains avaient essayé en vain de deviner son âge. Tantôt gamine, tantôt caméléon aux couleurs sans cesse renouvelées.

 

     On la trouvait parfois revêche. Elle souriait peu et pourtant ses rares sourires irradiaient son entourage avec une telle force qu’on avait envie de fuir de peur d’être happé par ce souffle puissant. Elle avait quelque chose de la mégère, de la furie. On ne saurait dire pourquoi mais on le ressentait confusément. Sidonie restait une énigme.

 

     Le petit train poussif achevait sa course. Quelques voyageurs épars ornaient dans une tonalité grisâtre le compartiment vieillot, témoin de tant de villégiatures dans ce Sud-ouest hostile de la France.

 

     C’est à Pessac qu’elle allait. Petite localité de la Gironde, ce devait être le nouveau domicile d’une rebelle sans cesse en cavale. Pessac ou autre chose se disait-elle, pourquoi pas ? Dépourvue de sens de l’orientation, elle confondait les quatre points cardinaux, les reliefs et les régions. Seuls demeuraient en elle les noms mélodieux, les accents, le souvenir d’un trottoir où une femelle hargneuse l’avait heurtée au passage, la vision d’un visage d’enfant, le regard d’un compagnon de route. Mais tout se mêlait, s’enchevêtrait pour ne donner qu’un immense kaléidoscope de hiéroglyphes disparates.

 

     Le train s’arrêta paresseusement avec un grincement qui rappelait le bâillement d’un sexagénaire bedonnant. Elle n’avait pour tout bagage qu’une sacoche de toile bleu marine usée jusqu’à la trame. Elle se leva soudain, surprise par cet arrêt inopiné qui interrompait le flot de sa rêverie. Son cœur battait car elle n’aimait pas être dérangée. Elle attrapa son sac par la bandoulière pour l’accrocher à son épaule, geste qui lui appartenait tellement qu’il en devenait un signe distinctif.

 

     Elle avait beaucoup imaginé son arrivée car elle était toujours pressée d’atteindre son but. Il était rare que la réalité coïncidât avec son imagination. Cette nuit-là, à la gare de Pessac, elle découvrit un quai parsemé de rares voyageurs non attendus dont elle faisait partie. Paresseuse de nature, elle rechignait déjà à l’idée de marcher pour parvenir à destination. Il faudrait sans doute interroger des passants pour trouver l’adresse. Quelle fatigue de devoir demander, chercher, saluer, remercier. Passons, se disait-elle, ce n’est qu’un mauvais moment.

 

     La rue était noire de nuit. Quelques voitures parquées devant la gare semblaient avoir largué leurs amarres pour l’éternité. Une torpeur s’empara de Sidonie qui n’arrivait pas à se décider à marcher. Elle eut un sursaut de volonté et s’élança d’un bond sans savoir où elle s’engageait. Elle connaissait par cœur l’adresse de cet inconnu :

 

Monsieur Edouard Valère

5, passage des Maraîchers

 

Elle avait déjà photographié ce lieu jusque-là imaginaire : un nuage de nuit se repliant sur une demeure fantomatique, où devaient régner en maîtres la tradition et l’avarice. C’est cette description onirique qui allait la guider dans sa quête d’un foyer de fortune.

Les rues se succédaient dans l’obscurité de sa route, faisant surgir çà et là une boutique désaffectée, un café fermé, quelques immeubles éteints. S’il faut errer, et bien errons se disait-elle. Je finirai bien par atterrir quelque part. Elle sentait l’humidité auréoler son corps assoiffé, elle voyait la nuit empoigner son visage et malgré elle, son cœur se mit à battre. J’ai peur, oui j’ai peur, s’avoua-t-elle enfin. Où est donc passée la protection de mon enfance, la certitude d’une porte qui s’ouvre sur des êtres rassurants, la garantie d’une nuit bercée par la présence discrète de mon père et ma mère ?

 

 

     Elle n’avait pas de montre sur elle, aucun repère à part ce bout de papier. Elle marchait au hasard, son fidèle sac à bandoulière sur son épaule qui commençait à fatiguer, ses souliers moulés à ses pieds de marcheuse impromptue, et elle se sentait prête à épuiser des kilomètres. Elle se souvint du chant de sa mère,  « Ma poule n’a plus que vingt-cinq poulets, marchons au pas accéléré, elle en avait trente, allongeons la jambe ». Ce chant venait de loin. Il convoquait des personnages enfouis dans la brume de ses pensées, il faisait surgir des voix qu’elle avait cru perdues, comme un prestidigitateur il lui envoyait de la compagnie dans son errance. Elle n’était plus seule.

 

      Malgré la noirceur de la perspective, elle réussit à percevoir une silhouette qui avançait dans sa direction. Sidonie portait des lunettes qui la sous-corrigeaient. Sa vision restait approximative. Elle s’était habituée à son absence d’acuité visuelle et compensait sa myopie par une grande aptitude à deviner. C’est ainsi qu’elle sut que cette silhouette allait jouer dans son avenir un rôle dépassant celui du simple figurant dont la réplique consiste à indiquer son chemin à une inconnue. Et portant, elle n’en avait pas encore identifié le sexe.

 

 

EDOUARD

 

 

     Edouard était rentré plus tôt que prévu. Sa grand-mère lui avait fait part de la venue d’une inconnue que lui envoyait Madame Chapuis, marraine de Sidonie. La nouvelle avait aiguisé la curiosité d’Edouard, habitué à la routine d’une vie rythmée par l’horaire des repas et d’un travail peu exigeant. Vivant chez sa grand-mère depuis le départ de ses parents pour Nouméa, Edouard se sentait bien dans la demeure de l’aïeule. C’était un homme jeune par l’âge et vieux par son absence de goût pour l’aventure.

 

     Les femmes aimaient sa bouche et surtout son haleine fraîche. Cet air frais qui en émanait avait ce quelque chose de rassurant qui plaît aux femmes les plus avides d’amour fou. Elles se plaisaient à plonger dans cette senteur de jasmin ou de glace à la vanille qu’elles dégustaient avec d’autant plus de frénésie qu’elles se savaient condamnées à se perdre dans les méandres de la passion. La texture de sa peau était un autre de ses atouts. Il était, comme disent les dames, bien de sa personne. Et pourtant, il n’avait jamais pu retenir les femmes dignes de ce nom qui sentaient en lui les stigmates du vieux garçon. Bien que peu disert, il finissait toujours par dire à son amie du moment qu’il habitait chez sa grand-mère. Autant dire qu’il vivait avec elle. Rien de plus rebutant pour une femme pleine de vie que l’idée d’une vieillarde régentant tout, finançant et gardant sous sa coupe son petit-fils chéri. Ce qui exaspérait le plus ces élues du moment, c’était le mystère qui entourait cette grand-mère énigmatique. Pas un mot de plus que ce faire-part laconique annonçant le mariage d’un célibataire et de son aïeule.

 

     Edouard n’invitait pas ses amies chez lui. Son domicile restait la chasse gardée des deux occupants du 5, passage des Maraîchers. D’où sa surprise d’apprendre qu’un visiteur allait y pénétrer, une femme de surcroît. Cette nouvelle bouleversait Edouard sans qu’il en prît vraiment conscience. Depuis quelques jours, il ne tenait pas en place. Il sortait sans but précis, revenait un quart d’heure plus tard, il tournait et se retournait dans son lit.

Loin de voir dans la venue de cette femme la perspective d’une découverte amoureuse, il se sentait trompé par sa grand-mère qui avait, à son insu, pris des dispositions pour recevoir une étrangère. Se lassait-elle donc de lui pour éprouver le besoin d’amener une tierce personne ? Celle qui était son aînée par l’âge avait un besoin de changement plus grand que lui dont la jeunesse aurait dû le faire bouger, sortir de ce cocon familial. Cette invitation était un coup de théâtre qui devait bouleverser un train-train trop confortable. Ce qui déroutait le plus Edouard, c’était cette nécessité toute nouvelle de se remettre en question.  Sa grand-mère ne pouvait pas le congédier, bien sûr, elle n’y songeait certainement pas. Cependant un désir secret l’avait poussée à le mettre à l’épreuve, lui, le petit-fils régulier et fidèle. Madame Valère, mère du père d’Edouard, était issue d’une riche famille de viticulteurs bordelais pour qui le vignoble était à la fois la raison d’être, le lucre et la tradition. La richesse lui donnait une assurance et un ascendant sur tous ceux qu’elle fréquentait. Elle alliait à ce glorieux lignage une forte personnalité qui en faisait une femme respectée. Elle compensait son absence de beauté par un maintien que les ans n’avaient su fléchir.

 

     Son défunt époux correspondait tout à fait à l’image des maris de femmes fortes. C’était un personnage falot, un petit commerçant sans ambition ni passion. Chapelier de son état, il avait réussi à épouser Mathilde pour avoir inconsciemment perçu la faiblesse de cette femme : son absence de féminité. En effet, Madame Valère était trop autoritaire pour plaire aux hommes, trop péremptoire pour susciter l’amour. Quand cet homme lui fit la cour, elle avait déjà trente-cinq ans, la vieillesse en somme, pour l’époque. Entre l’état de vieille fille et le noble statut d’une femme mariée, elle n’hésita pas un instant malgré la répugnance qu’elle éprouvait pour ce petit avorton livide. Le mari mort, elle se retrouvait propriétaire d’une chapellerie poussiéreuse dont elle ne pouvait se débarrasser. Elle avait chargé une grosse femme grisâtre de s’en occuper, Edouard, quant à lui, ayant opté pour la profession d’employé de banque. Pour la douairière, cette nouvelle vie était une régression bien regrettable. Cependant, rien n’atteignait la confiance solide de » cette femme, son passé victorieux la portait dans toutes les vicissitudes de  l’existence.

 

     Revenons à la chapellerie. C’est une petite boutique étriquée, située dans une rue passante, elle est encadrée de deux vitrines rendues opaques par la poussière et les quelques chapeaux qu’elle arbore n’ont pas bougé de place depuis des années. Les passants qui s’y arrêtent, loin de vouloir acheter l’un des articles exposés, sont attirés par l’opacité de la vitre qui devient pour eux un miroir improvisé. Quant à la vendeuse, du moment qu’elle touche son salaire… A une époque où l’on se passe aisément de couvre-chefs, les chapelleries se transforment en musées aux reliques d’une élégance surannée. On y pénètre parfois pour se plonger dans une ambiance défunte, on revit devant les feutres les sorties de la Belle Epoque, on se croit Coco Chanel, on s’imagine en Sherlock Holmes, on se rêve en capeline. Quelques rares clients se portent parfois acquéreurs. Des hommes le plus souvent qui ne renoncent pas plus aux chapeaux à larges bords qu’au rasage au blaireau. D’éternels amoureux de leur jeunesse virile, du temps où ils fréquentaient l’Académie de billard et les clubs de bridge, sentant l’eau de Cologne et le cigare du mâle. Epoque où la femme n’était pas encore épousée, où ils avaient la quasi-exclusivité des maisons closes. Bref, la chapellerie est à la confection ce que la traction-avant est à l’automobile : le souvenir d’une grandeur passée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA ROUTE

 

 

Quand la silhouette parvint à la hauteur de Sidonie, elle fut incapable de prononcer les quelques mots qu’elle avait mûris dans sa tête. Elle avait eu l’intention de demander poliment son chemin, mais devant cette ombre mystifiante elle perdit sa phrase préméditée. La silhouette était un homme. Elle se rendit compte qu’elle l’avait déjà su. C’était un homme sans âge ni bagage. Un homme qu’on ne rencontre qu’en rêve, un visage dont on s’imprègne et qui s’en va en laissant son empreinte. Un homme qui vous dit tout sans avoir parlé. Celui devant qui on reste muet. Celui qui vous surprend pour mieux disparaître.

 

-          Bonsoir, lui dit-il

-          Bonsoir, répondit-elle d’une voix étouffée par l’émotion.

Ils s’arrêtèrent tous les deux dans un silence qu’elle rompit.

 

-          Où mène cette route ?

-          Nulle part dans la ville.

-          Mais c’est dans cette ville que je dois rester.

-          Alors, il vous faudra rebrousser chemin.

-          Et si je continue ?

-          Vous marcherez longtemps.

-          Je suis invitée à séjourner à Pessac. Peut-être pourriez-vous me dire…

-          Je ne suis pas d’ici.

Elle se tut. Elle comprit qu’il ne fallait attendre de lui aucune indication géographique.

 

-          J’ai envie de marcher, reprit-elle.

-          Dans le sens de la route ?

-          Oui. Voulez-vous retourner sur vos pas et faire un bout de chemin avec moi ?

Il répondit par un sourire plein de bonté qu’elle perçut dans la nuit. Ils marchèrent. La fatigue de son épaule disparut comme par enchantement. Il allait d’un pas régulier en s’adaptant à sa cadence à elle.

 

-          J’ai faim, dit-elle, je m’aperçois que je n’ai pas mangé depuis midi.

-          Ce n’est pas sur cette route déserte que vous trouverez de quoi vous sustenter.

-          J’ai peur quand j’ai faim, j’ai peur aussi quand je ne dors pas. J’ai toujours peur.

-          Peut-être ne savez-vous pas vous abandonner.

-          C’est vrai. Je retiens toujours un élan qui m’entraîne.

Il se tut à nouveau. Elle commençait à écouter son silence. Ses mains froides tout à l’heure, avec la nuit immense et la fatigue du voyage, se réchauffaient et tout son corps était parcouru d’un fluide ondoyant. C’était l’été en Gironde, de belles journées ensoleillées aux nuits fraîches.

 

 

 

 

Elle portait un T-shirt à manches courtes et un jean.

 

-          Vous n’avez pas froid aux bras ?

-          Plus maintenant.

Il se tut. Leurs pas résonnaient au bord de la route. Ils étaient à l’unisson.

 

-          J’aime cette nuit, reprit-elle.

Il la regarda. Elle ne voulut pas tourner son visage vers lui car elle craignait qu’il ne se détournât. Elle voulait que son regard pesât ainsi sur elle pour toujours.

La route s’éternisait en ligne droite qu’interrompait de temps à autre une voiture qui passait. Ils marchèrent longtemps sans prononcer un mot. Des champs longeaient la route. Ils arrivèrent à un chemin qui croisait cette route pour s’y engager d’un accord tacite.

 

-          Il doit être bien tard, dit-il.

-          J’étais attendue ce soir à Pessac.

-          Attendez demain. Marquons une pause ici, si vous voulez.

-          J’ai envie de chanter une berceuse ou plutôt j’ai envie qu’on me la chante.

Ils s’assirent sur l’herbe.

 

-          Quel est votre nom ?

-          Sidonie, et vous ?

-          Benjamin.

-          Mon père et ma mère sont morts, il y a un an, dans un accident de voiture. J’ai été accueillie par ma marraine qui n’a pas d’enfant. Mais elle ne pouvait me garder à demeure. J’ai dû partir et travailler chaque fois que l’occasion se présentait. Ces derniers mois, j’ai vécu à Paris chez une dame qui me louait une chambre. Dans l’intervalle, ma marraine a contacté une amie à elle de Pessac qui a bien voulu m’inviter pour quelque temps parce qu’elle a un petit-fils de mon âge. C’est chez elle que je devais être ce soir. Cette vie est nouvelle pour moi. J’avais l’habitude d’une vie choyée, pleine de certitudes. Je m’aperçois désormais que la certitude est une illusion.

-          Vous avez une belle voix, Sidonie.

-          Je ne veux pas dormir ce soir.

-          Je suis avec vous ce soir.

-          Il y a si longtemps que je n’ai parlé à personne. Je veux dire parler librement.

 

Il l’observa longuement. La lune les éclairait. L’herbe sentait bon. La citadine qu’elle était découvrait la riche odeur de la nature. L’humidité chantait sous ses mains. Elle entendait le sifflement des grillons, un son léger et pourtant poignant.

- Je trouve que la vie est immense comme cette nuit. J’ai peur.

- La peur est la pire des maladies.

 

Cette réplique la surprit mais elle le comprit. Elle s’aperçut que c’était toujours elle qui avait l’initiative dans leur dialogue. S’il n’en tenait qu’à lui, il se tairait toujours. Sauf son « bonsoir ». C’était lui qui avait parlé le premier. Elle se rendit compte aussi qu’elle ne voulait rien savoir de lui à part son nom. Elle voulait parler d’elle.

 

-          Benjamin, vous semblez avoir mille ans.

Il lui sourit.

 

-          Je me sens tellement enfant.

-          Vous êtes une femme.

Il lui ôta un brin d’herbe qui s’était posé sur une mèche de ses cheveux. Elle sursauta. Elle s’allongea sur l’herbe. Il resta assis.

 

-          Quand mes parents sont morts, je suis restée sans réaction. Il m’a fallu aller à leur enterrement. Je n’ai pas pleuré. J’ai dû faire la maîtresse de maison et recevoir les condoléances. Quelques jours plus tard, je me suis retrouvée seule et vide. Une terreur s’est abattue sur moi. Je croyais me noyer. J’ai appelé Papa et Maman au secours. A mon grand étonnement, mon père me souriait dans mes pensées. J’ai sangloté. Je voulais mon père et, la nuit, j’appelais Maman. Elle me berçait. J’ai encore pleuré. Je pleure souvent quand je me lève le matin. J’appréhende la journée qui commence. Pourtant, depuis quelque temps, il m’arrive de sourire. J’ai interrompu mes études depuis l’accident.

-          Vous pourrez les reprendre si vous le souhaitez.

-          Non, pas encore. Pour l’instant, je préfère l’école de la vie. Je me sens épuisée de fatigue. Je reste des nuits entières les yeux grands ouverts, tapie dans mon lit comme un petit chien terrorisé qui aurait perdu sa mère. Il m’arrive de vouloir mourir devant une vie qui me devient un cauchemar. Et puis, je me dis que je n’ai pas le choix, que l’avenir ne m’appartient pas et qu’un jour peut-être ma peur me quittera quand j’en aurai compris la cause. En plus j’ai toujours soif, la bouche asséchée. Il me faudrait des litres et des litres d’eau pour étancher cette soif.

 

Savez-vous, Benjamin, que dans mes rêves – car je rêve beaucoup quand je réussis à dormir – j’ai la voix d’une cantatrice. Je vocalise comme si j’escaladais des montagnes, mes traits ont ce velouté que si peu de divas atteignent, c’est comme si je recréais la musique que j’interprète. Il m’arrive aussi de déclamer avec la voix d’un grand acteur de théâtre. Je dis bien acteur et non actrice, la voix des actrices étant souvent trop mièvre ou alors trop posée jusqu’à frôler la virilité, comme celle d’Edwige Feuillère. Je suis un acteur de l’ancienne école, je déclame dans une pièce filmée en noir et blanc, comme si je voyais un film du ciné-club. Ma voix résonne dans tout mon corps. Je porte en moi la féminité dans le chant et la virilité dans la diction. Je renferme les deux sexes et je suis merveilleusement femme dans toute mon ambivalence. Puis vient le réveil et avec lui la journée qui me paraît bien trop pâle à côté de ce monde onirique. Je deviens de plus en plus le protagoniste de mes rêves et la réalité n’est rien d’autre pour moi que la source d’inspiration de ma vie nocturne. Je crée la nuit des tableaux aux couleurs éblouissantes, j’assortis les éléments les plus disparates sans le moindre effort, sans l’ombre d’une censure. Je suis libre. Quand vient le jour, je remets les chaînes. Pourquoi ?

 

-          Ne demandez pas pourquoi, vous connaissez vous-même toutes les réponses.

 

-          Vous est-il arrivé d’être enfant, de pleurer, Benjamin ?

 

-          Imaginez, vous le pouvez si bien.

 

-          J’a i très chaud maintenant, Benjamin. Je croyais pouvoir parler à l’infini. Mais voilà que je me fatigue.

 

 

-          Vous avez besoin de dire mais au fur et à mesure que vous vous exprimez, vous continuez à puiser de nouvelles images. Vous vous régénérez comme cette fontaine aux plateaux qui se remplissent l’un après l’autre, le premier déversant son trop-plein dans l’autre et ainsi de suite, chacun connaissant un moment de tourbillon puis de repos apparent, prenant et donnant à la fois dans un échange sans cesse renouvelé.

 

Ils se turent. Ils se regardèrent longuement. Dans l’éclairage de la lune, elle essayait de percevoir la couleur de ses yeux qui étaient tour à tour, marron ou bleus, un pigment indéterminé qui laissait paraître la lumière dans toute sa nudité. Sa gorge se nouait dans un spasme qui semblait annoncer un sanglot et qui pourtant restait sec. Pour se dénouer, elle savait que leur dialogue aurait dû aboutir dans un immense séisme d’amour. Mais elle n’était pas prête. Celui qu’elle avait rencontré ce soir n’était pas qu’un homme mais un monde. Devant ce géant, il lui fallait être sinon gigantesque à son tour, du moins libre. Elle ne l’était pas. Elle traînait derrière elle le poids d’un passé obscurci par des années de silence, par des masques sociaux et la nudité effrayait l’esclave tout juste affranchie. Elle resta sur sa faim. Elle savait aussi qu’il lui fallait profiter jusqu’à la dernière seconde de cette présence de l’amour incarné. Elle respira profondément, buvant ces yeux de lumière. Elle se sentait envahie par celui qui lui chuchotait un oui, celui qui lui apportait une promesse de bonheur.

 

     Ils ne se touchèrent pas. Elle s’endormit sans l’avoir voulu, pour la première fois alors qu’elle ne cherchait pas le sommeil. Elle ne sut pas ce qu’il fit pendant ce temps. Elle aurait parié pourtant qu’il la regardait sans jamais la quitter. Elle s’éveilla paisiblement avec l’aurore. Il était là, près d’elle.

 

-          Bien dormi ?

-          Oui, grâce à vous.

-          Vous êtes belle, Sidonie.

-          Il va falloir repartir.

 

Il ne répondit pas. Ils se levèrent ensemble et reprirent la route vers Pessac. Ils n’échangèrent plus un mot. Arrivés à l’entrée de la ville, c’est lui qui rompit le silence.

 

-          Nous allons nous quitter pour l’instant. Sidonie, je vous dis au revoir, en épelant chacune de ces trois dernières syllabes. Puis il lui serra fortement la main.

 

 

L’ACCUEIL

 

Elle le vit s’éloigner d’un pas lent et sûr. Sa vision se troubla. Elle essaya de reprendre ses forces pour continuer sa route. Dans sa détresse de le voir s’éloigner, elle puisa tout l’espoir qu’elle recelait en elle pour avancer dans l’inconnu qui l’attendait. Elle avait envie de hurler d’impatience et absorba en même temps tout ce qu’elle avait reçu de lui pour se le distiller par la suite en petites gouttes de bonheur. L’activité matinale battait son plein. Autobus, voitures et passants commençaient leur ronde infernale, se perdant dans une frénésie de gestes et de mouvements qui noyaient l’angoisse de la nuit profonde.

 

     Elle sonna timidement. Elle perçut un affairement derrière la porte, puis des pas qui venaient vers elle. On lui ouvrit. Elle reconnut la douairière qu’elle avait imaginée.

 

-          Bonjour Madame, je suis Sidonie Boieldieu, annonça-t-elle sans un mot d’excuse.

 

-          Nous vous attendions hier soir, Mademoiselle, lui répondit-on d’une voix cassante.

 

-          Je sais. Mais je me suis égarée en route. Il faisait nuit noire. On n’a pas pu me renseigner et j’ai pris mon parti d’attendre ce matin.

 

-          Entrez.

Elle sentit que l’aïeule fléchissait, tiraillée entre l’habitude de réprimander les désobéissants et l’engagement qu’elle avait pris de recevoir de son plein gré cette jeune fille.

-          C’est tout ce que vous avez pour bagage ?

-          Oui, avec mes chansons.

La grand-mère sursauta. Insolente, la petite ? Cependant, elle se tut.

 

-          Vous êtes bien Madame Valère, la grand-mère d’Edouard ?

La vieille fulminait de voir qu’on put douter de son identité mais dut admettre qu’elle ne s’était pas présentée.

 

-          Oui.

-          Madame, je tiens à vous dire combien votre invitation m’a réconfortée. L’idée de savoir que j’allais avoir un foyer pendant quelque temps m’a fait un bien immense.

-          Soyez la bienvenue. C’est votre marraine qui vous envoie et j’ai donc lieu de croire en votre bonne moralité. Votre marraine ne vous a peut-être pas dit ce que j’attendais de vous pendant votre séjour chez nous. Voyez-vous, mon petit-fils et moi sommes très attachés à la ponctualité. Vous vous doutez sans doute que cette demeure n’est pas un simple hôtel mais un foyer où vous serez astreinte à des horaires.

-          Bien sûr…

-          Ne m’interrompez pas. Si j’ai consenti à vous recevoir, c’est non, par besoin de compagnie mais par souci d’éviter que l’orpheline que vous êtes devenue ne se dévoie dans ce lieu de perdition qu’est Paris. Vous avez été longtemps livrée à vous-même et il importe que vous repreniez des attaches pour affronter, solide, cette foire d’empoigne qu’est la capitale.

 

Sidonie écoutait sans mot dire cette litanie de vieille dévote. Elle s’avoua pourtant que Madame Valère ne lui était pas antipathique. De plus, elle avait tellement besoin de chaleur qu’elle consentait à recevoir aussi l’agressivité de cette dame un tant soit peu acariâtre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA RENCONTRE

 

On sonna à la porte. Edouard fit son entrée.

 

-          Mon petit-fils, Edouard.

-          Enchantée.

La grand-mère les jaugeait. Quant à Sidonie, reprenant ses souvenirs de drague qu’elle délaissait désormais, elle se dit in petto « Pas mal le mec ».

C’était, en effet, le genre d’homme avec lequel elle aurait tant aimé danser un slow, bien serrée contre lui, avouons-le contre sa braguette. Il était un de ces hommes, tout de chair vêtus, exhalant un parfum que l’on dit pour homme, qui semblent avoir pour seule raison d’être celle d’aiguiser la convoitise des femmes.

 

-          Vous avez fait bon voyage ? – lâcha-t-il pour briser la gêne ambiguë qui s’installait entre eux.

-          Très bon, merci.

 

La grand-mère s’éclipsa. Toute femme, passé l’âge de séduire, glisse imperceptiblement dans le rôle de la maquerelle. Ne pouvant trouver de satisfaction directe à ses désirs charnels, elle bifurque tout naturellement vers les intermédiaires.

 

-          Si vous voulez, je vous montrerai le coin. Les journées sont très belles en ce moment, la mer est fascinante et puis j’ai mon bateau.

Les yeux de Sidonie s’illuminèrent. Des ballades en mer, seule avec un homme, quelle merveille. Son plaisir se ternit aussitôt par une autre pensée. Et s’il était le genre à rameuter sa bande de copains ? La mode de la voile, le bateau au détriment de la mer gigantesque, la révulsait.

 

-          Vous travaillez beaucoup à votre bateau ? – glissa-t-elle comme si de rien n’était.

-          Oui, assidûment. Il y a toujours quelque chose à bricoler. Savoir naviguer, c’est bien connaître son bateau pour affronter la mer.

-          Pourquoi dites-vous « affronter la mer » ?

-          La mer peut être sa pire ennemie si l’on ignore sa particularité essentielle : elle vous surprend toujours. On voudrait s’y perdre tout en voulant regagner le rivage.

 

Mathilde revint. L’intermède avait assez duré. Elle s’adressa à Edouard comme si Sidonie n’existait plus. Cette indifférence feinte avait pour effet de rendre la nouvelle venue encore plus présente.

Il y a des raisons de penser que Sidonie plaisait à Edouard. Mais l’empressement de celui-ci avait la cause que l’on soupçonne. Devant les manigances de sa grand-mère, il voulait jouer au plus fort. Il s’était juré de la surprendre à son tour. Quant à Sidonie, elle était certes sous le charme mais elle ne se départait jamais de sa réserve. Tour à tour acteur et spectateur, elle opérait un jeu de scène permanent qui consiste à déplacer son regard des fauteuils à la scène et de la scène aux fauteuils sans jamais laisser d’angle mort.

L’IMAGINAIRE

Quand Sidonie regagna sa chambre après le dîner, elle referma sa porte sur elle. Ce geste était le sien depuis qu’elle avait pu exprimer cette préférence. Une porte ouverte signifiait pour elle l’absence d’intimité, le risque d’une pénétration étrangère dans son monde le plus intime. Elle avait beau savoir que les autres ne pouvaient lire ses pensées, elle avait besoin de matérialiser ce désir de recueillement en fermant la porte du lieu où elle se trouvait. Ce geste coutumier avait une autre signification plus floue. La porte ouverte était, certes, le risque d’une intrusion fâcheuse mais aussi l’accès à l’imprévu. Jusque-là Sidonie acceptait l’idée de l’imprévu, sa conception théorique, mais non sa réalisation. Bien que remplie de fantaisie, elle se choisissait une vie planifiée parce que rassurante. Accepter son lot. Elle aspirait à la liberté totale mais restait terrifiée devant la perspective d’un espace intérieur sans limite, comme la mer qui s’étend à perte de vue. D’où son impossibilité de nager loin.

Pour devenir celle qui couvait en elle, il fallait briser les chaînes, faire son deuil du connu, piétiner les valeurs établies, bouleverser sa routine et s’élancer dans l’inconnu. Elle en tressaillait mais comme un enfant devant le sapin de Noël illuminé, elle était aveuglée par la féérie d’une vie faite d’instants et non d’années civiles.

Elle s’était couchée. Depuis quelques mois, elle osait rester nue dans son lit. Autant il est facile d’être nu quand un homme est à ses côtés, autant nu seule, c’est autre chose. Voilà l’heure de vérité de sa propre pudeur. Et puis, plus de pyjama auquel se raccrocher. Rien d’autre que son corps, un et indivisible. Sidonie était donc nue. Elle se savait belle. Pourtant, quand on est seul avec soi-même, la beauté n’est pas d’un grand secours. On la sait là. Ensuite, il reste à regarder ces images qui virevoltent autour de pensées construites, ces instantanés qui interrompent sans vergogne une idée que l’on veut suivre. Une odeur vous revient sans crier gare, une voix, un souvenir enfoui et, le souffle coupé, on regarde. L’instant d’avant, on s’était cru malheureux, seul abandonné, et voilà que dans ce spectacle de scène anarchiques on se prend à sourire.

 

Je viens de vous conter mon histoire. C’était en août 1989. Je suis revenue à Paris au mois d’octobre. J’ai trouvé du travail à Paris. Mon patron est Benjamin.

Désormais, nous vivons ensemble au 69, rue du Montparnasse. Nous avons une fille : elle s’appelle Claire.

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