silence.
waxette
Il fait chaud dans la cuisine.
Le jour est tout juste levé, la brume couvrant encore, dans le pré, l'herbe que le froid y a blanchi, et les arbres plumés qui au delà de la barrière de bois, ferment l'horizon. La lumière dehors est un peu opaque comme si les vitres étaient constamment embuées.
Les garçons terminent de s'emmitoufler dans leurs vestes de laine épaisse, l'écharpe autour de la tête, le béret par dessus, la mère aidant les deux petits à caler des feuilles de journaux sur leur poitrine pour que le vent glacé ne vienne pas leur prendre les bronches.
Joseph tiens la lampe à pétrole. Il est le plus grand. C'est lui qui passe devant pour traverser la cour jusqu'à l'étable et qui une fois arrivé s'occupe des plus lourdes corvées. Sa sœur ne l'aide pas aujourd'hui, la mère en a besoin dans la maison. Il faut balayer avant de partir à l'école, et si elle met aussi le repas en train, ce sera toujours ça de gagné : la mère pourra travailler son champ tranquillement dès leur départ pour le village. Les yeux fuient le manteau de la cheminée, et les deux lampes à mèches qui encerclent le portrait en pied du grand-père, Félicien, celui qui est venu de la ville quand tous au village y partaient, et qui trône en photographie, fièrement dressé, torse bombé, en patriarche déjà blanc et sévère dans son habit ajusté.
Mangeant les pieds du vieux de son blanc sali et jaunâtre, la lettre est toujours là. Elle coupe les jambes de l'ancêtre, qui, de son regard réprobateur, à chaque coup d'œil, accuse l'apparente légèreté de la famille de son fils, qui l'ampute avec désinvolture.
Mais la lettre n'a pas bougé.
Elle n'a pas été ouverte.
Une ou deux fois, Joseph a failli poser la question. Mais il l'a gardée dans la boule coincée quelquepart entre ses côtes et le bas de la gorge, là où, lorsqu'il court après les petits qui rient aux éclats en se dispersant, il sent si fort battre son cœur. Il a croisé le regard de sa mère. Il a vu ses yeux à elle aussi fuir la cheminée, et lorsqu'il a fallu allumer une lampe, c'est dans l'appentis qu'elle est allée la chercher. Alors, la lettre devient énorme, boursouflée, le papier écru semble marron, le tampon dessus, bave ses lettres bleues délavées et fatiguées, l'adresse inerte semble incrustée, les déliés et les courbes enchevêtrés, emmêlés, mélangés. Il la voit presque vivante, un animal malfaisant caché à l'intérieur, maîtrisant sa respiration comme au jeu de cache-cache, quand caché derrière un simple rideau, Joseph contrôle la sienne en priant que sa sœur ne tire pas sur le tissu. On fait des prières pour bien peu de choses…
Mais là, il n'ose même pas prier, puisqu'il ne peut même pas simplement penser à ce qu'il craint, à cette bête dans l'enveloppe laide et rêche de la cheminée. Il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre, attendre que Maman se décide à y jeter un œil, attendre qu'elle en détache le regard et qu'elle lève la tête pour y lire… quoi, la joie, la détresse, l'indifférence d'une femme qui savait bien avant d'avoir ouvert l'enveloppe, et qui s'y était courageusement résignée, choisissant d'être forte pour ses nouveaux orphelins. Avant de sortir dans le froid qui brûle les lèvres, Joseph a fixé une dernière fois le carré de papier sur la cheminée. Et tandis qu'il en détournait le regard, il a croisé les yeux de sa mère. Alors, maintenant, enveloppe ouverte ou pas, il sait.
Pour la première fois, en refermant la porte de bois derrière le petit dernier, il se sent écrasé par l'amour qu'il porte aux plus jeunes.
Ecrasé, mais vivant.