Smells Like Teen Spirit - Musique de Nirvana

Mickaël Vivas

I.


Sylvia est une sale gosse mais elle est propre sur elle. Sylvia n’est pas une chic fille mais elle a son chic pour fustiger mes errements. Sylvia a les cheveux noirs et la mine grisonnante. Sylvia n’est pas une fille bien mais elle n’est pas trop mal. Sylvia est une connasse de première et je suis le dernier des cons. J’me dis qu’on s’est bien trouvés, j’me dis qu’on se retrouvera peut-être, dans un lupanar ou dans les limbes de l’enfer.

Sylvia est Sylvia, un modèle unique, pas dernier cri mais la mode est au vintage et elle s’en réjouit.

Sylvia a trente ans depuis hier, « la trentaine assumée » dit-elle. Du moins, c’est ce qu’elle s’efforce à croire. Son subconscient l’approuve sans circonspection, fortement aidé et conditionné par les lignes du magazine féminin que Sylvia engloutit pendant sa pause-déjeuner. Les conseils de dragues, les exercices de stretching suédois et la shopping-list idéale lui vont bien au teint. Elle a une taille de guêpe, une bouche à butiner mais le cœur comme un essaim.

Dans sa tête, pullule un tas d’idées noires, trente-six mille questions souvent pour un rien allant du dressing-code glam ou trash à la démarche chaloupée ou rectiligne. Pas étonnant que sa vie sentimentale tourne au désastre. Les défections affectives s’empilent comme des boîtes à chaussures. « Plus de place pour rien ni personne » soupire-t-elle, quand elle écrase sa dernière cigarette au fond du cendrier à défaut de pouvoir le faire sur le chibre de l’ex-petit ami qui s’en est allé dans les bras d’une autre, naturellement plus jeune, plus belle et moins névrosée qu’elle ne l’est. Sylvia recherche écoute, compassion et condescendance mais ces messieurs font la sourde oreille.

II.


Alors, elle souffle ses bougies en invitant ses vieilles copines de fac’ dans ses pénates. Instant de convivialité, instant de grâce. Sylvia et compagnie conspuent en toute liberté la condition masculine qui tend à se détériorer au gré des époques. Sylvia  disserte sur Humphrey Bogard, Marlon Brando et Paul Newman, sur ses premiers émois avec Nils, maître-nageur au Cap d’Agde. Sylvia se souvient des jours anciens et elle pleure.

La bouteille de rhum fait son tour de table, la désinhibition s’opère comme par magie et chacune y va de sa petite confession.

Linda, la retapeuse vénale, est mariée avec Paul, banquier de son rang, queutard à ses heures perdues. Il pèse cent-dix kilos et cent mille euros par an. Chaque matin, Linda pense blanches montagnes et vertes prairies au cours de yoga pendant que monsieur fricote avec la p’tite stagiaire du département des ressources humaines. Linda devient calme, voluptueuse et détachée. Paul la félicite et s’en félicite, aboule la thune pour financer l’abonnement du trimestre prochain chez Liu, le maitre zen.

Véronica, la mocheté idéaliste, voulait être une jeune mère comblée, épanouie et tout le tralala. Chaque matin, elle fait la guerre à son monticule abdominal sur une machine à muscles. Ce n’est pas de la graisse qu’elle draine, mais tout l’étiolement et la solitude de neuf mois de grossesse. Le lendemain de la troisième échographie, le cracheur de spermatozoïdes est parti à Cancun, « pour des raisons professionnelles », c’est ce qu’elle songe à dire à sa progéniture lorsqu’il intégrera la première section de maternelle et qu’il commencera à se poser des questions sur l’absence du sexe opposé. Linda a perdu trois kilos depuis son accouchement, elle en avait pris une vingtaine.

Christine, la mégère dandiesque, vante les bienfaits de la crème anti-âge Clinic qu’elle a débusquée chez Sephora. C’était un lundi, il était 9h30, le soleil se levait, pur, sur l’activité séculaire de la vie des sous-fifres d’un autre monde que le sien et une connasse d’un autre monde que le leur déferlait, oppressante, pour transformer leur vie en une tare quotidienne. Elle maintient sous silence le mot « ride » qui irriterait l’assemblée, parle avec apprêt de cellules mortes parce qu’elle trouve ça plus poétique mais Christine ressemble à une dinde cryogénisée, sans vie mais ses copines se garde de le lui dire et lui passe de la pommade. 

Vient le tour de Sylvia, elle se sert un autre verre pour s’armer de courage mais peine à trouver ses mots. Alors, elle allume une Fortuna pour faire durer le silence comme un plaisir délectable quand les bruissements alentours ne sont que vitupérations.

Pas le temps d’en placer une que ses cop’s  lui font l’affront d’évoquer son célibat, en longueur et en langueur. Elles la raillent cinq bonnes minutes puis la clouent sur la table d’interrogatoire : Et qu’est c’tu fous ? Et où tu vas ?  Et qu’est’c’tu vas faire de ta vie, ma chérie ? As-tu quelqu’un en vue ? Et ce Max dont tu en faisais des tonnes, il est comment ? C'est un bon coup ? As-tu songé à consulter un psy ? Alors, elle esquive le flot de questions et se réfugie derrière les clichés de la femme-enfant qu’elle cultive avec la bonhommie et la malice d’une fillette de dix-ans. Elle voit ça comme un acte de rébellion quand l’assistance juge le concept comme du pur négativisme.

L’ambiance fleurie du début de soirée flétrit. La grâce entrevue plus tôt s’incline désormais au mélodrame. C’est l’instant fratricide, le point culminant, le clou du spectacle, l’arrivée imminente du traditionnel gâteau d'anniversaire, des chants et des offrandes. Ta vie se consume d’année en année, des souvenirs, des cheveux et une dent en moins mais la trame du temps inscrit toujours ce jour d’une périodicité sans faille. En centre de table, la même pâtisserie lestée d’une bougie de plus. Aux alentours, les mêmes amis qui te forceront à te souler chaque année avec plus de vigueur et moins de résistance. C’est dans ces moments que tu t’dis que la vie n’est qu’un compte-à-rebours. La mort vaincra mais quand ?

Linda vérifie le compte et souligne à la reine de la soirée qu’elle a un orteil dans la tombe et personne pour financer ses funérailles. Véro et Chris se roulent par terre, Sylvia émet un rire forcé mais jure dans son for-intérieur. "Happy Birthday to you" est entonné. Sylvia s’attèle à l’ouvrage, le cœur mécanique et le souffle langoureux. Sylvia a trente ans et le décret solennel vient d’être ratifié, un nouveau pacte avec la vie. Le couperet tombe et les masques aussi.

Une flute de champagne plus loin, l’effervescence s’étiole. L’heure est venue de mettre fin aux festivités, de mettre un terme à cette mascarade, de mettre un bon coup de pied au derrière de ses invités qui s’imposent, veulent en imposer et vous oppressent. Sylvia est une hôte qui se respecte ou veux se faire respecter. Le jour de ses trente ans est le moment fortuit pour entamer un renouveau et elle souhaite établir ses plans en solitaire, à la sauvette, comme une grande. Sylvia accomplit les formalités comme une vieille besogne. Une bise et des salutations distinguées. A l’année prochaine.

III.


Le lendemain, le réveil est brutal et peu accommodant. Sylvia s’extirpe de ses rêveries et s’apprête à vivre un jour commun dans le commun des mortels sauf que Sylvia ne s’était pas soulé avec autant d’apprêt depuis l’obtention de son baccalauréat. Attention les dégâts ! Elle a la bouche comme une bétonneuse, la gorge comme une soupape qui rejette ses derniers relents d’alcool et l’allure déglingué d’un dandy salement endimanché. Elle se sent l’âme d’un fond de cuve. L’heure du jugement dernier intervient. Le pas décidé, elle prend possession de la salle de bains et reluque le miroir à la recherche d’une séquelle irrémédiable. Elle se dandine, prend différentes postures, se dispense de tout commentaire sur la proéminence de ces cernes. Pas une ride ni un cheveu blanc à l’horizon. « Le temps n’a plus d’effet sur toi » conclut-elle, l’air triomphant. Elle se dirige vers sa chaine stéréo, elle pioche Nevermind de Nirvana qui, selon elle, trouverait facilement sa place dans le top 10 des albums à écouter un lendemain de cuite. "Smells like teen spirit" résonne à toute volée. Elle s’étale de tout son long sur un canapé cuir Ikéa et fantasme sur un moniteur de ski suédois. Elle s’essaye à une introspection spontanée.

« Je m’appelle Sylvia. J’ai trente ans depuis hier. Je n’aime pas mon travail. Je n’aime pas les gens et je hais mes amies. L’amour me rase au possible. Ma haine est viscérale. Et ce Max est vraiment un connard de première. »

Signaler ce texte