Smoking

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SMOKING

Ce soir, c’est la cérémonie des Césars. Repas télé et pantoufles pour moi. Smoking pour les protagonistes du petit écran. Les enfants sont couchés et Stéphanie, mon épouse, vient s’affaler à côté de moi. Derrière le canapé, des piles de cartons encore fermés. 

- Ouf, je suis morte, je n’ai pas encore tout déballé. Qu’est-ce que tu regardes ?

- Les Césars. Ca rigole, ça applaudit, ça rigole, ça applaudit.

Avalanche de tenues de soirée. Les femmes ont des décolletés pigeonnants comme j’aime. Sophie Marceau arrive, elle donne sagement la réplique à Antoine De Caunes. Richard Berry sourit, costard avec petite écharpe blanche autour du cou, mouais. Charles Berling a mis son beau nœud pap. Smoking. 

Je ne me souviens pas en avoir jamais porté hormis le jour de mon mariage. En revanche, j’en ai souvent vu à une époque. 

Pendant une année presque quotidiennement. 

Oui ! C’était du temps où j’étais étudiant…Sur le campus de l’ICE, l’école de commerce dans laquelle j’ai passé trois des plus belles années de ma vie. 

Je revois encore la scène : vers 19 heures, un étudiant arrivait à la cafétéria de l’école habillé d’un smoking. Quand j’y repense, ça m’ a marqué à tel point que certains soirs je me rends compte qu’ à l’heure de l’apéritif, j’ai une image en noir et blanc dans la tête. Avec le temps, cette vision s’est peut-être teintée de gris. 

Toujours dans mes pensées, je regarde l’écran et c’est comme si chaque smoking se dépixellisait peu à peu. 

Je ferme les yeux pour retrouver ces scènes. Lentement, je revois Pierre pénétrant dans la cafétéria. Le pingouin arrivait sur la banquise. L’animal commençait à envahir mon esprit. 

Pas une semaine sans que ce Pierre ne vienne nous saluer. Une Garden Party pour le lancement du nouveau titre des éditions Filipacchi, l’inauguration du restaurant panoramique de la Tour Montparnasse, un concert privé des Rolling Stones. Toute l’actualité y passait. Nous étions sur un campus éloigné de la capitale et les sorties étaient rares. La ville située dans le sud de la banlieue parisienne était mal desservie - deux accidents de voiture mortels d’étudiants un peu éméchés nous ont passé l’envie d’être motorisés. 

Pierre disait qu’il dormait souvent à Paris chez un pote du 8ème arrondissement. D’autres fois, on venait le chercher et on le raccompagnait. 

La cafétéria était notre lieu de rendez-vous après les cours, un peu comme dans « Hélène et les garçons ». Sauf qu’elle était moins colorée que dans le feuilleton et qu’on disait moins de niaiseries, enfin j’espère. Il y avait une grande baie vitrée, un lino bleu moucheté à pastilles qui conférait à la pièce une odeur de plastique chaud l’été. C’était un passage pour sortir du campus. Nous voyions arriver Pierre par la baie sur le coup de 19 heures, il avait l’air pressé. En général, dans sa hâte, il n’avait pas pris le temps de nouer son nœud papillon. Il arrivait un peu essoufflé; on tournait tous nos regards vers lui, l’air muet :

- Salut, les gars. Comment ça va ?

- Salut Pierre, ça va. Toi aussi, à ce qu’il paraît !

- On fait aller, on fait aller.

- Encore en smoking ? Ouahhh ! C’est quoi cette fois-ci ?

Pierre répondait distraitement :

-  Je suis invité à un cocktail salle Wagram. La sortie du dernier disque de Polna, « Retour…

- Polna, rien que ça ! 

- Ouais, ben écoute, c’est la même boîte de disque EMI (prononcé à l’anglaise), c’est normal je dois être dans leur guest list, c’est tout. 

- Ben dis donc, faisait Jérôme l’air admiratif, Tu peux nous avoir des invits ?

- Faut voir, c’pas évident,. Allez, je file, je dois y être à 20 heures. Ciao, les gars et bonne soirée !

Il ponctuait toujours sa sortie d’ un « Ciao les gars et bonne soirée ! ». Bonne soirée en effet. Nous, les gars, restions là, face à notre bière déjà tiède et nos cacahuètes rances dans cette cafétéria. En sortant, nous jetions un œil distrait sur le papier jauni du panneau d’information du BDE, Bureau des Elèves : Le Faucon Maltais à 20h00, Election de Mister Campus à 22 heures dans la salle polyvalente. 

- Je crois que je vais me coucher, ne manquait pas de lancer un des gars. 

En général c’était moi. 

Nous étions une bonne bande à l’époque, Caro, Jérôme, Gilbert, Stéphanie ma future épouse. On faisait les 400 coups dans l’enceinte du campus. De temps à autres, certains venaient se mêler à nous. Un soir, Pierre nous a rejoints. Il avait été amené par un certain Stan, un fils de bonne famille fêtard à ce qu’on racontait. Pierre était venu habillé simplement cette fois-là. Jeans, polo et Spring Court. C’était une soirée disco, l’alcool coulait à flot. Tout contents d’accueillir ce nouveau camarade, on lui apportait des bières, des vodkas et on lui présentait nos connaissances. Il a dansé jusqu’au petit matin, heureux comme un gamin qui découvre la vie. Belle preuve de candeur de la part d’un type habitué aux soirées parisiennes branchées…

Le grésillement de la télé me fait sortir de mes songes. Stéphanie dort à mes côtés. Le poste est mal réglé, il passe du noir & blanc à la couleur. Il s’éteint et se rallume. Je change de chaîne. La fin du Passe-muraille avec Bourvil puis le ciné-club avec un film de Guitry. La scène est floue, des images de soirées tournent dans ma tête. L’homme, un bellâtre de l’époque en smoking propose à une mondaine un week-end sur la côte. La femme hésite, passe aux toilettes et revient. L’homme a disparu. Drôle de film, il me semble l’avoir déjà vu. Stéphanie part se coucher. J’ai faim. Un frigo fraîchement déménagé, rien dedans. Je vais à l’épicerie de nuit que j’ai repérée à l’angle de la rue Losserand et de la rue Niepce. Je descends les escaliers tapissés de rouge et je sors. Un froid de gueux. Transi, je me dirige vers la boutique, les yeux au sol. Un coup dans l’épaule. Un regard. Un homme au crâne dégarni me fait face, un sourire aux lèvres. 

- Philippe Bois ? me fait l’homme.

- Derbois, je corrige. A qui ai-je l’honneur ?

- Excusez-moi, vous ne devez pas me reconnaître, on était très nombreux à ce stage, dit-il d’un air rieur.

- Ce stage, ce stage… La formation que j’ai drivée au début de cette année ?

- Non, c’est un peu plus vieux que ça mon cher, j’en suis bien désolé !

C’est bizarre, ce type me dit vaguement quelque chose. Je le vois bien dans une ambiance plutôt gaie. Là, il me semble un peu plus éteint. 

- Bon, non alors, je vois pas… Le stage de 98 aux Etats-Unis. Pour mes juniors ?

- Vous ne chauffez pas du tout. Allez, essayez de deviner. Je vous aide : un stage d’élèves…

- Je vois toujours pas…

- ICE 72. Stanislas Vergnes, enchanté !

- Ah, le stage chez Rubifresh, j’y suis ! Ca c’est pas croyable, oh !oh ! J’étais dans le service de com et toi ?

- Aux finances. 

- C’est dingue, dingue. Quelle coïncidence ! 

- Oui. C’est fou !

- Oui. C’est plutôt loin dans le temps. Je suis plutôt du genre physionomiste d’habitude… Bon, et sinon qu’est-ce que tu deviens ?

- Je m’occupe de la com au Quai d’Orsay. J’ai deux petites filles et je viens tout juste de divorcer. Et toi ?

- Moi, j’ai monté ma boîte de conseil. On est sept maintenant. J’ai deux garçons et une fille. Je suis marié à Stéphanie que j’ai connue à l’ICE, justement…

- Stéphanie, Stéphanie, ça me dit rien. Oh là là, ça passe. De temps en temps je repense à cette époque. 

- Ah, notre vie d’étudiant !

- Oui, on en a bien profité. Je sortais tout le temps !

- Oui, c’est vrai que c’est beaucoup de bons souvenirs. T’as revu des anciens ?

- Non, bizarrement non. Et toi ?

- Moi non plus. Mais tout à l’heure en regardant la télé, je me suis rappelé d’un type qui…

- Qui ça ?

- Un certain Pierre…

- Le dijonnais ?

- Peut-être. 

- Brun, teint pâle, yeux bleus…

- Ouais, c’est ça !

- Oui, Pierre, mon coturne.

-  Ah, tu partageais sa piaule ?

-  Eh oui! Drôle de type, hein ?

- Drôle de type, non ! Drôle de chance, tu veux dire…

- Drôle de type, drôle de type… Je me suis toujours demandé pourquoi…

- Quoi ?

- Il enfilait son smoking tous les soirs à 19 heures…

- Oui…

- …et revenait se coucher une demi-heure après.

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