Solène
bobo29
- Eh t' m'en r'mets une Jean-Do ?..
- Paye déjà la dernière et on verra.
- Ouais euh demain Jean-Do, demain j'te la paye...
- Mais oui c'est ça, allez rentre bien mon gars.
- Merci chef !...
Chaque soir c'était pareil. J'en prenais une, deux puis trois et quatre jusqu'à ce qu'il m'en file une gratis parce que j'avais plus une rondelle de métal. C'était un brave type le Jean-Do. Bref. Chaque soir, j'allais dans son troquet pas loin de Place d'Italie, et chaque soir je rentrais chez moi par le même fichu chemin. Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, comme on dit. J'étais quasiment à la rue. Je vivais dans une chambre de bonne dont les arriérés de loyer s'amoncelaient comme un tas de fumier sur le bureau et contre le mur. Je pouvais pas payer le chauffage non plus alors je chauffais pas et, pour l'hygiène, dès que c'était possible j'allais chez un copain. J'écrivais pourtant quelques chroniques de temps à autre mais ça faisait pas casser la croûte. Il me fallait un roman, quelque chose d'épais que je pouvais refourguer pour quelques billets à un de mes contacts dans l'édition. Qu'on se le dise, j'étais dans la merde. Et je sais pas en faire grand-chose d'autre de mes dix doigts que d'écrire. Faut savoir se vendre dans le business de l'art mais j'ai jamais été une bonne pute. Je voulais écrire de la littérature, pas de la merde pour voyageurs ennuyés. Sauf que depuis deux mois j'avais rien écrit. Pas de chronique, pas d'article, pas de nouvelle, pas de poème. Je grattais à peine le papier. Y'a rien qui sortait. Pas un bordel de mot acceptait de se coucher sur la feuille. Les saligauds ! Alors un roman, vous pensez bien, c'était folie que d'y songer sérieusement. La page restait inexorablement blanche. Ou bleu, rose, jaune, elle était vierge quoi. Je picolais. Tous les soirs, j'avais mon rituel. Espérant tomber sur une fulgurance des plus géniales qui m'aurait fait sortir de ce marasme, je marchais comme un funambule dans les rues mornes de Paris, sobre comme un cul de Ricard.
C'est pas que je crois pas au destin. Je crois juste que parfois on aime y foutre des signes là où il n'y en a pas. Cependant, je dois bien admettre qu'il y a quelque chose comme du dessein divin dans cette histoire, vous voyez le genre. Peut-être bien que c'est pas Dieu, peut-être plutôt est-ce de l'amor fati. Y'a comme quelque chose de ça. Le moment d'une vie où une rencontre, un événement, un truc brise le quotidien avec la netteté d'un coup de guillotine. Vous êtes là, encore tout ébranlé, sans rien y comprendre mais vous saisissez le changement du paradigme. L'amor fati, oui. Tu sais que c'est sans doute qu'un hasard au milieu du chaos mais tant pis, tu fais comme si. Puisque c'est arrivé et que tout est trop tard, puisque même le présent est déjà du passé, seul l'avenir est encore captable. Comme plus rien ne s'écrira plus pareil, tu reprends la route avec ses nouveaux pavés, qu'ils caressent ou ensanglantent tes pieds, tu marches.
C'était un mardi, ou peut-être bien un vendredi. Je ne sais plus. Il me semble bien que c'était un mardi quand même. Le bistrot était pas très rempli ce jour de la semaine. Toujours ces quelques zigotos, après s'être cramés pour leur patron, qui venaient se détendre un coup pour mieux supporter leur misère. Mais ces types-là, on les comptait sur les doigts d'une main. Moi, je m'accoudais au bar histoire de causer quelque peu avec Jean-Do. C'est jamais bon signe de connaître le patron d'un débit de boisson. Ça en dit trop long sur vous. Enfin voilà, je dégoupillais comme d'habitude ma sérénade sur les lois du marché et de pourquoi j'arrivais pas à vivre de ma plume. Lorsqu'elle entra. J'y ai pas trop cligné des yeux au début, juste un coup de regard furtif pour voir si c'était pas un acolyte. N'empêche que j'ai fini par la voir. Là, à une table posée, elle sirotait calmement un mojito. Jean-Do c'était le roi du mojito faut dire. Qu'on se le dise aussi, elle faisait tâche dans le boui-boui. C'était pas le genre que les gens biens fréquentaient dans le Ve ou à Bastille. C'était un boui-boui perdu dans le XIII ème. C'est pas ça qui l'empêchait, le Jean-Do, de la faire à trop cher sa pinte, le salaud. Vous savez, j'étais peut-être déjà un peu ivre. Mais pas beaucoup. Tout du moins, elle m'a plu cette demoiselle là. C'était pas juste physique, vous savez, c'était plutôt comme l'énergie qu'elle dégageait. Elle m'inspirait enfin. Soyons franc, je fus fou d'elle dès le regard. Comme une réminiscence, comme la part manquante de mon androgyne. C'était comme si qu'elle eût toujours été là, quelque part planquée dans mes veines et qu'elle vînt à remonter vers mon cœur. Et je vous le jure, il battait dru.
Elle avait de l'or dans les boucles de ses cheveux soleil. Ils lui tombaient sur la nuque comme de malicieux serpentins. Ça resplendissait. Ce serait pas mentir de dire qu'elle illuminait la pièce mais c'est un peu suranné comme verbiage. Mais quand même... Vous auriez vu ça... Comment vous le dire. Ah ! Elle.. elle quoi ! Enfin vous comprenez, n'est-ce pas ? Imaginez. Tous les jours il fait froid et obscur. Tous les jours. Puis soudain une brise chaude. Vos membres se relâche, votre cœur semble reprendre son activité originelle et là, tout au fond vous voyez une minuscule flamme. La hardiesse vous prend par le col et vous porte jusqu'à cette flamme, votre unique chance. C'est ça qu'on ressent quand on la voit pour la première fois. Elle portait une fine robe noire qui lui tombait sur les cuisses. Les courbes étaient cintrées, le tissu déployé. Sa peau, claire et voluptueuse, avait l'ondulation d'une étoffe de soie. Aux alentours de son petit nez rond venaient se détendre quelques tâches de rousseur. Un minuscule grain de beauté ponctuait sa lèvre supérieure. Ses lèvres, on aurait juré que c'était de la pâte d'amande rosée. Quant à ses yeux, on les aurait dit calligraphiés à la mode des motifs sur de l'argent ciselé. En dedans c'était tout azur comme le ciel. C'est con mais je vous jure, c'était pas bleu saphir ou lapis-lazuli, non, mais bien comme le ciel ou ces mers exotiques qu'on voit qu'à la télé. Et puis ils avaient la même profondeur ténébreuse. Sous son charme, j'y voyais qu'elle buvait pas à la santé du bonheur. Elle avait l'air désappointé de ceux qui se perdent. Elle avait pas l'air triste, elle n'avait pas l'air de savoir ce qu'elle devait être tout simplement. Quelque chose la tiraillait sans doute, suis pas devin. Suis pas un bon medium si vous voulez savoir. Bref, vous avez mieux compris ?
Pourquoi cet homme la regarde ? Devait-elle se demander. Elle lançait quelques sourires gênés en coin de temps à autre. Elle croisait et décroisait les jambes, en baladant sa tête de la terrasse au mur du fond. Lorsqu'elle eut fini son verre, elle se leva et s'approcha du bar pour l'y déposer. Elle s'arrêta pourtant, ne repartit pas de suite. Elle fixa la tireuse d'où nous nous reflétions.
- Vous êtes dérangeant, vous savez. Déclara-t-elle lentement.
- Oh... Excusez-moi, c'est que vous faites un étrange tableau - pour ce bistrot...
- De mieux en mieux, n'avez-vous jamais vu de femmes ?
- Ce... Ce n'est pas ce que je voulais dire. C'est juste... Enfin regardez l'endroit quoi. Vous êtes bien trop belle pour lui.
- Et lourd en plus de ça...
- Non ! Non, attendez, laissez-moi vous offrir un verre et vous expliquer, vous comprendrez mieux.
- Vous avez de la chance que j'ai soif... Et que je sois curieuse. Un mojito s'il vous plaît, je vous attends à la table.
- C'est comme si c'était fait... Jean-Do, mets nous deux mojitos !
Elle alla s'asseoir tranquillement. Elle ne savait pourquoi mais cet homme, moi, ne l'effrayait pas. N'importe qui mais lui non. Il lui rappelait quelqu'un, elle savait qui. J'avais, plus qu'elle encore, la gueule de ceux qui se paument dans la vie. Un verre n'engageait à rien et son histoire serait peut-être intéressante, devait-elle se dire. Il revînt avec les verres.
- Voilà ! Deux mojitos bien frais, composés d'une main de maître par notre cher Jean-Do !
- Merci. Alors racontez-moi pourquoi vous êtes flippant. Elle avait un sourire, elle se moquait.
- Et bien en fait voilà, je suis écrivain voyez-vous, et ça fait quelques mois que je n'ai rien écrit, rien, pas d'inspiration. Pourtant je la cherche, je tourne dans Paris en quête d'elle, mais rien. Et puis là, ce soir, vous êtes entrée et vous m'avez inspiré. C'est peut-être encore plus bizarre maintenant que c'est dit mais je crois que je pourrais vous écrire.
- Et beh... C'est pas tous les jours qu'on me dit ça. Vous arrivez à en vivre ?
- Pour ne pas vous mentir, c'est compliqué. J'ai besoin d'écrire un roman, un vrai, quelque chose de bien.
- D'accord mais que voulez-vous écrire sur moi ? Ma vie n'est pas très intéressante. Je sais que c'est un peu bateau de dire ça mais je vois vraiment pas ce que vous pourriez en faire.
- Croyez-moi, vous avez juste à parler, je vous écoute, je passerai le tout au mixeur de la créativité et on verra ce qui en sortira. Mais je vous le dis, ce ne sera pas une biographie. Je veux faire de vous mon personnage et son histoire se créera d'elle-même.
- D'accord... J'ai des semaines chargées. On peut se dire même jour la semaine prochaine, vers dix-neuf heures trente ici, on grignote et je me raconte ?
- J'accepte avec joie, merci du fond du cœur.
- Oh, rien n'est fait vous savez, tout le travail reste pour vous.
Ils se séparèrent peu après et chacun rentra chez soi. Lui tenta d'écrire toute la semaine, les idées lui venaient, fugaces et renversantes mais il lui manquait une substance que seule sa parole pourrait donner. Les jours lui parurent s'étirer comme si la Terre avait ralenti sa rotation pour le faire chier. Télévision, promenade, tentatives d'écriture, bouffe, télévision, internet, bouffe, télévision. Il avait le cœur en marathon. Ses jambes demandaient le mouvement, ses promenades l'emmenaient jusqu'à loin ; Saint-Michel, Châtelet puis République pour revenir à Bastille. Il tournait sur les grands boulevards.
Le jour arriva tout de même. Il avait une boule en dedans, ça le prenait, ça roulait en lui en déversant de l'acide sulfurique dans son estomac. Et elle ? Allait-elle venir ? Elle avait accepté si vite... Souffrait-elle des mêmes maux ? Elle, il ne savait pas, je ne savais pas, nous ne savions pas. Elle entra. Elle brillait encore, c'est fou ce qu'elle est brillante. Il existe de ces êtres dont vous ignorez tout mais que vous connaissez entièrement, vous les saisissez d'une intuition, ainsi fait sans description possible et qui vous laisse une trace à l'âme pour l'éternité. Nous en apprîmes énormément sur nous, nous échangions, deux assiettes entre-nous pour la convivialité. La fragilité de sa voix contrastait la puissance de ses mots. Elle était comédienne.
- Le théâtre ça a été pour moi la façon d'être au monde. Tu vois j'ai toujours eu un rapport difficile au langage, pourtant je l'adore ! J'aime comment il est rythmé, ses sons, le langage c'est viscéral et c'est bon ! Mais c'est justement pour ça que c'est compliqué.
- Je vois... Mais pourquoi pas l'écriture dans ce cas ?
- Parce que le théâtre permet au corps tout entier de s'exprimer. Je suis plutôt réservée alors les mots des autres, leurs situations, c'est plus rassurant. J'ai manqué de force, j'en manque encore mais quand je joue, mes personnages ont cette force que je n'ai pas, ils l'ont pour moi... J'aime bien écrire pourtant, mais j'ai les mots au bout de la langue ou de la plume et ils ne sortent pas alors ce sont les mots des autres que je fais mien. J'incarne pour être.
- Vous avez l'impression d'être une autre quand vous jouez en fait ?
- Tutoie-moi. Non c'est pas exactement ça. Je ne suis pas une autre, je deviens moi quand je joue. Je ne prends pas la peau du personnage mais le personnage prend ma peau. Ça fait du bien, on est dans une disponibilité complète, à l'affût, à l'écoute, bien plus qu'au quotidien.
- Vous... Tu, pardon, tu es passionnante...
- Pourquoi tu écris toi ?
- Je sais pas, j'ai toujours écrit. Depuis petit. Je m'évade, je mets les mots que je ne sais pas dire sur du papier pour qu'ils existent. J'ai du mal avec le langage aussi, et avec les autres. Je ne trouve jamais au bon moment les mots qu'il faut. J'arrive pas à leur montrer à quel point ils me fascinent, à quel point je les aime en fait.
- Tu as déjà été amoureux ?
- J'ai fui beaucoup, j'ai blessé souvent, j'ai aimé parfois. Chaque fois intensément. Chaque fois maladroitement. Les gens me quittent de trop m'aimer. Moi, je les laisse partir.
- Tu as des regrets ?
- Trop pour les nommer. Et toi, l'amour et les regrets ?
- J'ai aimé un homme. Follement. Un peu comme toi, écrivain et perdu. Mes regrets, eux, je ne les connais pas, le déni sans doute.
- C'est pour lui que tes yeux flamboient ?
- Je... C'est bizarre comme formulation... Mais...
- Tu l'aimes encore ?
- Écoute, je sais pas si je veux en parler avec toi...
- C'est pour mon roman. Je m'en fiche au fond tu sais, mais ce serait intéressant pour le personnage.
- Alors disons qu'il a compté énormément, mais c'est vieux tout ça.
- Je vois...
- Je crois que c'est bon pour ce soir, on se retrouve la semaine prochaine ?
- Avec plaisir.
Les semaines passaient. Le roman prenait forme dans une frénésie d'écriture automatique. Une comédienne talentueuse, un amour perdu, le rôle de sa vie, la difficulté d'être, de parler, les personnages qui prennent le pas, la désertion. Une histoire tragique se constituait sans qu'elle suive la réalité. Si ses mots sonnaient justes, elle ne paraissait pas moins épanouie et libre, on ne se doutait pas de ça. Elle avait l'air de prendre la vie par le bon bout, d'avancer sans trop se poser de question. Elle avait l'air simple comme ces vieux sages qui en savent assez pour ne pas prendre la peine de courir après le bonheur comme les autres. Je me demandais qui était l'amour dont elle m'avait parlé. Comment s'appelait-il? Leur rencontre, leurs aventures, le goût de ses joues et leur rupture ? Elle parlait peu de lui alors je devais écrire il en pensant je. Puisque je lui ressemblais je n'avais pas le choix. Je devais incarner ce personnage comme elle incarnait les siens. Il devait entrer en moi. Lettre après lettre, mot après mot, phrase après phrase, je devenais lui, il devenait moi. Un soir je lui proposai d'aller voir un Tchekhov. C'était Oncle Vania. J'avais envie de voir la comédienne devenir spectatrice, s'arrêter un instant, stopper le temps, le prendre tout du moins. Nous nous voyions assez souvent, toujours au bar pour le roman, je lui lisais des morceaux, elle critiquait avec ferveur. Nous revoyions le style et les éléments narratifs. Je venais la voir jouer ou répéter. Je critiquais le metteur en scène qui ne la laissait pas librement guider les autres acteurs dans la pièce.
- Mais c'est normal je suis comédienne, pas metteuse en scène.
- Oui mais tu portes la pièce, ce con n'y connaît rien.
- Parce que toi tu y connais quelque chose peut-être ?
- Je te connais toi, cela me suffit amplement.
- Tu me connais moi ou mon personnage ?
- Haha, très drôle petite comédienne.
- Non sérieusement, au fond tu me connais moins que mon personnage, je ne te dis pas tout non plus.
- Alors dis-moi tout.
- Demande-moi et je te dirais.
Alors nous nous assîmes sur les quais de Seine. Elle avait bousculé une certitude. Était-ce elle, ou son personnage ? Étions-nous elle et moi ? Ou elle et lui ? Nous-mêmes ou eux-autres ? Nous incarnions chacun des pans de la vie de l'autre, nous avions mué, je m'étais cru lui, elle s'était cru elle, elle était lui et j'étais elle. On se mêle, on s'emmêle, se démêle et se querelle sur le pourquoi du passé et le comment de l'avenir. Je, tu, il, nous, vous, ils. Qui sont tu ? Qui sommes je ? Qui êtes il ? Comment dire je quand je pense à elle ? Comment dire elle quand c'est moi qui la pense, quand c'est lui qui la pense ? Dès lors, nous étions nous. Nous, je et tu, nous, il et elle. Vie et fiction. Nous-mêmes. Nous à défaut de savoir ce que nous sommes d'autre. Nous, parce que la seule certitude était que nos deux corps se mouvaient quand bien même les mots étaient dit par d'autres.
La fin du roman approchait. Il me fallait une fin. Ma comédienne avait bravé toutes les montagnes et même la mort. Elle avait lutté avec panache, elle méritait une fin digne de son envergure. Nous en parlâmes au bar, la solution ne vînt pas. Nous marchâmes de longues minutes dans le froid et le silence. Nous avions des folies dans le cœur. Le calme et le sérieux de nos rencontres nous lassaient.
- J'en ai marre. Dit-elle.
- Quoi ?
- On ne trouvera pas cette fin ce soir, si on changeait un peu ?
- Que proposes tu, chère petite comédienne énervée ?
- Je veux partir. Paris m'étouffe.
- Alors où allons-nous ?
- Que dirais-tu d'Amsterdam, monsieur l'écrivain en manque d'inspiration ?
- Eh ! Mon roman est presque fini ! C'est pas un peu loin ?
- On peut y être au matin. Il reste des places sur certains bus. On peut réserver avec nos smartphones et hop on y va !
- Quelle heure le prochain ?
- Une heure du matin à Bercy et il est vingt-trois heures.
- Tu as tout prévu à ce que je vois.
On peut le jurer, on est parti comme ça. Un coup de tête comme c'est pas permis. Un ras-le-bol. On avait pas de vêtements de rechange, rien. Juste la présence d'esprit de réserver un bus de retour. Nous arrivâmes à la gare de Sloterdijk, plutôt loin du centre. Il était six heures du matin, l'air était frai. Le soleil venait poindre doucement sur l'horizon.
- On va où maintenant ?
- Au centre-ville, je connais un petit hôtel sur la Radhuistraat, à deux pas du Palais Royal.
- Tu connais Amsterdam ?
- J'y suis venu, oui.
- Avec lui ?
- Oui.
- Pourquoi y revenir avec moi ?
- C'est une ville magnifique.
- D'accord... mais...
- Suis-moi ! Dépêche-toi, on va prendre le train vers la gare centrale !
Rassurez-vous, nous eûmes notre train mais pas de réponse. C'est vrai qu'Amsterdam est une ville magnifique. L'hôtel était idéalement placé. Nous partions tôt, revenions tard. Le matin nous partions à l'aventure en vélo. Ça peut faire sourire mais le vélo c'est vicelard là-bas. On s'y trimballe comme en voiture alors ça fait des bouchons et des accidents. L'après-midi, c'était culture. La folie a ses propres limites, quand Vermeer ou Van Gogh sont à porté de main on ne leur fait pas un doigt d'honneur. Nous aurions bien squatté le lit de Rembrandt mais de gentils messieurs nous firent remarquer que la sortie était plus loin. Une friperie non loin nous fournit les vêtements adéquats pour s'habiller quelques jours. Lorsqu'en sortant nous cherchions un coin où se prélasser avant de repartir le soir faire la bringue ou fumer des joints, elle refusa la statue de Spinoza qui offrait pourtant un accueil fort recommandable à nos postérieurs. Nous n'en parlâmes pas. Pas besoin, la raison était évidente. C'est que les autres coins ça devait aller, c'était ils, eux, tous les deux ensemble. Mais cette statue, je crois que c'était lui, comme un mémorial à son existence. Peu importe, l'alcool ou l'herbe nous propulsait chaque nuit dans les décombres de notre conscience. Le dernier soir, nous avions décider de nous calmer et de seulement passer fumer un joint avant de rentrer. Faut dire qu'ils sont forts là-bas. On était pas mal dans les vapes. Comment sommes-nous revenus sur la Radhuistraat ? Mystère. Toujours est-il qu'on les a grimpés ces fichus escaliers, raides comme le pic du Midi.
- Je fume une clope et je viens me coucher. Dis-je.
- T'as l'air étrange ça va ?
- Je suis défoncé.
- Dis-moi.
- Je crois que je t'aime.
- Encore ? Même après toutes ces années ?
- De quoi tu me parles, on se connaît à peine.
- Viens-là.
Elle me prit par le bras et m'assit sur le lit. Nos lèvres vinrent se frôler, se toucher, s'embrasser. Elles étaient comme j'avais pu les observer : de la pâte d'amande. Nous fîmes glisser nos vêtements sur le sol. « Ta peau... » murmura-t-elle. Je lui répondais par des « mon amour ». C'était plus très grave tout le reste. J'en avais plus rien à foutre du roman, de mes interrogatoires, plus rien à foutre qu'elle ne me dise pas tout, c'était son seul défaut. En fait non, son autre défaut, c'était d'être beaucoup trop belle. Elle avait pas la beauté des mannequins ou de ces femmes standardisées et filiformes, elle avait ce genre de beauté dans le fond des yeux. Ce genre de beauté de l'âme qui vient de l'amour et dont le corps se repaît. Quand on voit son corps, qu'on découvre le grain de sa peau, qu'on presse ses lèvres et qu'on lui mordille l'oreille, c'est là qu'on voit que tout est parfait. Sa voix s'était transformée en un souffle au rythme de mes reins. Ses seins caressaient l'air de leur bravoure. Nos deux corps enlacés, chair contre chair, dans la chaleur moite de ceux qui s'aiment, s'abandonnaient à nos âmes. Les étoiles entre-elles, et la lune sans son pareil, bénissaient le spectacle de leur lumière spectrale. Ses mains tièdes sur mon dos brûlant. « Serre-moi contre ta poitrine ». Elle avait tout su. Su ce que j'allais dire, lu dans mes tripes le combat qui s'y jouait. Et sans même me laisser parler, elle avait pris nos émois, elle les incarnait enfin. Elle savait que, ce soir-là, nous nous aimions trop pour parler d'amour. Les mots avaient suffit, il était question de faire. Et quoi de mieux que la nuit ? J'ai les mots sur le bout de la langue mais ma plume est muette. Je prends les mots des autres et je les fais miens : « c'est dans l'ombre que les cœurs causent, et l'on voit beaucoup mieux les yeux quand on voit moins les choses. » Nous étions. Nous ! Nous ! Nous ! Nous !
- Je... Tu... Nous... Nous nous aimons. Nous nous aimons. Bégayais-je
- Chut... Laisse le silence garder nos secrets.
- Lève un peu l'abat-jour, encore un peu. S'il te plaît, que je puisse voir tes yeux. Ah ! Ils sont si beaux, si nous.
- Chut... Laisse-moi te serrer contre moi.
- Laisse-moi être ce qu'on a jamais été pour toi.... Et quand l'amour te reviendra et qu'un autre saura être tien je m'éclipserai...
- Je connais la fin, je sais comment ça se termine...
- Quelle est-elle ?
- Attends. Je dois l'écrire.
- Fais vite, tu me fais languir.
- Voilà, c'est ça ,hein ? Il est bien là mon dernier coup de mine ?
- C'est à peu près ça, tu as compris l'essentiel. Acquiesça-t-elle.
- Alors...
- Oui.
- Depuis...
- Oui.
- Je ne sais même plus ton nom.
- Je me souviens du tiens.
- Ah, ça me revient !
- Dis-le...
- Attends, je dois l'écrire, ça fait un beau point final. Voilà.
- Tu ne me montres pas ?
- Non, je ne peux pas.
- Pourquoi ?
- Parce que le point final, le point final c'est toi, Solène.
FIN