Son Acte Manqué
kal
Cela fait maintenant quelques temps que je n’ai pas senti une douce plume caresser mes feuilles laissées vierges d’encre. Il est cependant bien là ce jeune sauvageon… Sa plume qui commence à sécher est pourtant posée à quelques pas de ma reliure dorée, son capuchon un peu plus loin, l'abandonnant ainsi tristement éventrée, et me laissant sans nouvelles de ma chère amie. Cette scène laisse transparaître le désordre qui règne sur ce bureau. Boules de papier jetées un peu partout, tâches d’encre sur le porte feuille et sur les papiers buvards, crayons et pots d’encre qui sont restés ouverts et qui sèche au vent mornes des courants d’air fusant dans cette maison. Il n’y a que moi qui soit bizarrement fermé sur le bureau, trônant même en son milieu, le marque page méthodiquement mis à la première page d’une histoire qui loin d’avoir une fin peine à trouver son début.
Ce n’est pourtant pas sa mauvaise foi qui l’a forcé à me refermer. Je le comprends, bien plus qu’il ne l’imagine. Ces lignes seront d’ailleurs les seules témoins de ma conscience de papier, dont l’encre s’évanouira à ma prochaine ouverture… Un peu de magie n’a jamais tué personne n’est-il pas?
Ce jeune homme qui fait les quatre cent pas, essaye depuis bon nombres d’années de sortir quelque chose de ce qu’il a comme éponge et qui lui sert de cerveau. Musique, écriture, j’en ai entendu et vu des choses depuis cette étagère (pas toujours très artistique avouons le, mais il faut bien commencer quelque part). Je dois néanmoins avouer mon étonnement quand je fus choisis pour atterrir sur ce bureau, bouillon d’idées où se croise notes de lettres et de musiques. Apparemment, un roman se dessinait à l’horizon. Quoi de mieux pour un livre! Un roman… Ne suis-je pas fais pour ça après tout?
Un roman n’est pas une entreprise facile pour quelqu’un qui ne s’est adonné qu’aux petits jets de quelques pages. Dans un roman, l’histoire est fournie, calculée. Les personnages ont leurs histoires ficelées, entremêlées… Les lieux sont peints dans les moindres détails, avec un bistrot là dans ce coin de rue, qui accueille Mr Durand chaque soir, pour son ballon de vin rouge quotidien (paraît-il que ça fait garder la santé). Déjà là, j’ai pu sentir que mon ami peinait à me peindre tout cela dans ses mots et son phrasé. Loin d’être une raison de se décourager, il a eu la bonne réaction de prendre le problème à l’envers. Quelques semaines plus tard, sa plume était plus saillante, rapide, et surtout sa plume savait où elle allait. Bonne nouvelle! Enfin une histoire à vivre pour moi, qui ne faisait qu’observer la vie des autres humains, ou qui se laissait à écouter mes semblables me dépeindre des histoires fantastiques. Des Hobbits sauvant leur monde des ténèbres d’un mal sans nom, un condamné à mort racontant ses derniers jours, un sorcier vivant des dizaines d’aventures plus farfelues les unes que les autres… Autant dire que j’étais assez enthousiaste à l’idée de vivre ma propre aventure!
Cependant, après quelques longueurs, la plume s’est trouvée fatiguée, comme vidée de l’encre qui la faisait glisser le long des lignes de mon vieux papier. Le premier volet de son histoire ne comptait qu’un personnage mais elle se trouvait malheureusement meurtrie d’incohérences qui tuaient le récit à petits feu. Et mon jeune ami l’a bien senti. Il s’est par ailleurs battu pour panser les plaies de cette intrigue blessée, mais ses efforts furent vains.
Bon nombres de bonnes idées passent à la trappe faute d’une concrétisation efficace. Et mon pauvre écrivain en herbe en a fait les frais. Hésitations et questions sont le lot d’entreprises de cette taille. Et bon nombres de grands écrivains ont commencé par échouer dans leurs œuvres. En ce qui concerne ce nerveux qui marche devant moi depuis tout à l’heure, notre petite discussion n’aura pas été vaine, contrairement à ce que tu peux peut-être penser.
Je suis néanmoins content de t’avoir rencontré mon jeune ami. En plus de m’avoir sorti de ma routine de vieux rat de bibliothèque, je te connais désormais mieux. Ton écriture fait passé plus sur toi que tu ne le penses. La passion t’anime, tu te laisses volontiers porter par ce que tu aimes faire, parfois au détriment de ce que tu te dois de faire. Et parfois également au risque de changer d’intérêts, voulant découvrir tout ce qui s’offre à toi, pour assouvir ta soif de nouveautés et de passions. Et c’est dans ce détail que je sens en toi une grande jeunesse d’esprit. Ne t’inquiètes pas mon ami, c’est loin d’être un mal, ce n’est juste une question de temps avant que tu trouves ton équilibre. Dans quelques décennies, ton plus grand crime sera d’oublier ces vicissitudes qui font tout le charme de ce que tu es en train de vivre. Crois en un vieux loup de mer, ou plutôt un vieux morceau de papier qui a vu défiler devant lui plus de monde que tu n’en verras dans toute ta vie!
Je sais que je ne te reverrai pas avant un moment. Peut-être me conserveras-tu sur la table de nuit, m’ouvrant quelques fois par nostalgie, par regrets, que sais-je encore. Mais je suis sûr que nous serons amenés à nous recroiser ta plume, toi et moi. Dans combien de temps? Je ne saurais le dire. Mais tu réessaieras. Quelque chose me dit que l’échec et l’incompréhension te frustrent et te poussent à réitérer...
Magie de mon histoire, tu ne liras jamais ces mots. Il n’y a donc que l’avenir qui nous dira si j’ai vu juste. Mais fais en sorte que cet échec ne t’empêche pas de réaliser moult autres choses, dans quelques domaines que ce soit. Fais en sorte que cette histoire mal ficelée ne soit qu’un acte manqué, mon jeune ami...