Sous le Cerro - 2 - Les cicatrices
raphaeld
Le réveil sonne – c'est un grand jour, le premier jour de la mission du mois d'août ! L'équipe du mois de juillet va nous passer l'étendard dans quelques heures… L'intérieur du Koala Den résonne d'un milliers de sonneries de portables. Quelques instants plus tard les chambre propulsent des gens par centaines dans les escaliers, ils s'écoulent tous dans la même direction… La salle à manger !
Une trentaine de jeunes gens qui déboulent ensemble le matin, c'est bien trop pour la minuscule cuisine du Koala Den. Les tranches de pain se font rares… le beurre et la confiture sont rapidement engloutis… on s'écharpe pour des œufs brouillés… Et je ne parle même pas du jus d'orange ! Enfin…
Les visages sont cernés et les mouvements ralentis. Rien à voir avec la veille au soir. Ils sont tout maladroits… Hagards, peu sûrs… Jusqu'à ce qu'un plateau arrive. Tout le monde se réveille en trombe ! Ils repèrent la bouffe à pleines narines ! C'est la débandade, tout le monde fonce dedans à bride abattue ! Ils engloutissent, dévorent à pleines mains ! S'en foutent partout, ça gicle jusqu'au plafond ! Puis ils redeviennent complètement transis… Attendent la fournée suivante… Ils se noient dans leurs bâillements… Autour de la table ça papote pas trop. Les gens ont honte de parler le matin, ils ont l'impression de dire que des conneries… Plus tard dans la journée par contre, ça les dérange plus du tout ; ils reprennent à plein gaz.
On s'est séparés en petits groupes, chacun va vers son centre respectif. Le nôtre se trouve à cinq minutes de marche, de l'autre côté du centre-ville. L'équipe de juillet nous a devancés… On remonte la calle Sucre, on fait un petit détour par la grand place, nichée entre la cathédrale et la préfecture. En plein milieu sous un arbre y'a un petit marchand ambulant qui presse des oranges… Tout de suite on se jette dessus ! On lui fait sa journée ! On veut compenser l'hécatombe du petit déj. Il a juste assez de mains et d'oranges pour nous six… Après nous avoir servis il abdique et disparaît dans la cohue, le presse-agrume sur la tête.
Je finis de déguster mon verre en dévisageant ceux qui seront mes collègues pour le mois à venir. Une rouquine à la morphologie de manche à balai… Des dents et un nez proéminents, je me dis que c'est un bon spécimen de commère en bas âge… Elle glousse avec ma jolie brune en regardant de l'autre côté de la place. A côté d'elles y'a deux types qui ont déjà l'air de s'entendre cordialement… L'un du genre frisé farceur, l'autre plutôt les pieds dans le plat, rentre-dedans. Ça se voit à sa démarche, sa manière de balancer les bras. A ma droite y'a le dernier de la troupe, un barbu qui n'a pas dit le moindre mot… L'air plutôt distant, un type qui se contente d'observer.
Quelques rues plus loin se trouve notre centre. J'essaie d'aborder la brunette mais les deux pipelettes lui lâchent pas les basques. Ils ont un débit ceux-là… Y'a de la place pour rien d'autre, rien que leurs vannes. Elles éclatent de rire à chaque tournant… Le barbu traîne des pieds derrière moi… J'essaie d'en placer une… ça marche pas trop c'est emporté par le vent… Je renonce pas tout de suite. Je me dis que je vais commencer par les cerner, savoir ce qui les fait rire… Je fais mine d'aller parler au barbu. Il regarde ses pieds et moi je regarde les quatre mariolles ; je prends des notes. Mais déjà ils se marrent plus trop… A l'approche du centre ça devient plus sérieux, ça tente des réflexions, des argumentaires… L'arrivée les tire de leur naufrage.
Le nom du centre est peint en grosses lettre au-dessus de la porte. Wayna… Pacha. Wayna Pacha. Wayna Pacha. Faudra bien que je le retienne un jour ou l'autre. Ça fait mauvais genre de demander aux autres… Je me méfie.
Des gosses arrivent de toutes parts. Ils gambadent entre les déjections de chiens qui traînent dans la rue… Tout de suite je suis frappé par leur excitation. Ils ont l'air si joyeux ! Rien à voir avec les chiards que je m'étais coltiné dans les centres aérés français. Je dis pas que c'était des sales gosses… enfin pas tous… Mais les marmots que j'ai sous les yeux là ! Le moindre sachet plastique se transforme en montgolfière ! Les vieilles conserves, des ballons de foot ! Ils ont la gueule pleine de poussière collée à leur morve séchée mais ils s'en tapent ! J'en vois des hauts comme trois pommes sauter à cloche-pied au-dessus d'un fil barbelé tendu entre deux arbustes dans la cour intérieure… Un frisson me parcourt l'échine, je m'attends au pire… Mais les gosses ici ont l'air vraiment débrouillards. Pas un ne se casse la gueule, et pourtant y'a de quoi ! Vraiment rien à voir avec les morveux de chez nous qui se prennent la moindre porte, vont se faire éclater la cervelle sur un coin de table !
On est la relève du mois d'août, les missionnaires de juillet nous accueillent, nous présentent à l'équipe permanente… Des quadragénaires boliviennes bien grasses. Je dois me présenter.
- Hola, me llamo Raphaël y soy un ingeniero.
Elles ont l'air convaincues, elles passent au suivant… Le frisé... Il leur déballe toute sa vie, il leur en met plein la vue. Il fait le fier, ce bâtard. Je le déteste. J'avais déjà du mal à supporter son rire d'animateur télé, mais si en plus il fait le cabotin ! C'est à croire qu'il me cherche ! Comme ça à rouler des « r » juste pour me faire passer pour un plouc ! Les grognasses écarquillent les yeux, elles sont en transe ! Puis c'est à la suivante, la rouquine… Et je me rends compte que c'est un concours en quelque sorte. Chacun se donne du mal pour surpasser les autres ; à croire qu'ils ont répété leur texte. On a dû les prévenir. La brune – Julie – c'est celle qui parle le mieux et de loin, elle en fait pas trop mais c'est clair et concis… Les mamas sont pas convaincues, elles préfèrent Arnaud le filou… Et puis c'est au tour du barbu.
- Mathieu. Encantado.
L'équipe de juillet nous montre les alentours. On prend la mesure de l'ampleur de la tâche. Les poubelles dégueulent jusque par terre, les carreaux ne sont plus que des souvenirs, les lavabos sont défoncés, le moindre fil – corde à linge ou corde à sauter – est barbelé, un pot en béton posé sur un toit oblique en tôle menace les gosses qui trottinent sous son nez… Je me demande bien d'ailleurs à quoi ça peut servir un pot aussi énorme. Comme un pot de plante mais aussi haut qu'une voiture… Je leur demande aux autres ce qu'ils en pensent, ils me répondent pas… Je me demande ce qu'ils ont branlé ceux de juillet. C'est difficile d'imaginer une ruine pareille… On continue la tournée.
La salle à manger est à peu près correcte, si on oublie les courants d'air, le manque de luminosité et les trous dans les murs nus. Je me pose à côté d'une nana de l'équipe de juillet qui fait sautiller une gamine sur ses genoux ; en me voyant celle-ci me balance une phrase à cent à l'heure… Je sais pas quoi dire, je fais même pas mine de comprendre. La blonde à côté de moi me fait la traduction en voyant la tronche que je tire.
- Elle te demande pourquoi t'as des cicatrices sur la figure.
Je tente de lui expliquer à la gamine, dans sa langue… Je mime un accident de voiture, « fuego ! » Je lui dis que j'avais trois ans à l'époque… Elle me regarde avec des grands yeux, elle doit me prendre pour un abruti à la manière dont je m'exprime. Mais elle a l'air de comprendre.
En dehors des pauses la cantine sert de salle de classe. La cloche de dix heures sonne, c'est les mômes qui déplacent les tables. Ils contournent un énorme four qui trône en plein milieu… Mais qui a rendu l'âme il y a quelques années d'après ce que j'ai compris. On traîne encore un peu dans la salle, on récapitule… Je ressors le coup du pot, j'y tiens on dirait. Ils me regardent comme un taré, comme si j'avais des fixations… Ils préfèrent parler de cours de musique et de théâtre…
Je regarde la prof qui dessine une voiture au tableau. Les gosses tournent leurs petites têtes vers moi… A leur âge les informations circulent vite, c'est une chose qu'on oublie… Enfin ils savent pas que c'est que du flan, ce que je lui ai raconté à la gamine. Je me console en me disant que c'est parce que je ne savais pas dire acné en espagnol que je lui ai balancé ce bobard.