Sous le Cerro - 3 - Les gradins

raphaeld

A midi, les gosses vont jouer dehors et les cuisinières s'affairent autour de gigantesques marmites. Elles ne sont pas salariées ; si elles viennent c'est avant tout pour nourrir leurs gamins. De temps en temps une tête surgit au cœur des trombes de fumée qui s'échappent par la fenêtre ouverte. Elles beuglent un prénom puis retournent à leur popote. Les gosses mouftent pas, ils continuent à hurler et courir dans tous les sens…

Puis les mamas sortent toutes ensemble de la cuisine, trimballent leurs marmites jusque dans la cantine. Il n'y a qu'une dizaine de mètres et quatre marches à parcourir, mais à la fin elles soufflent bruyamment et leurs bras tremblent lorsqu'elles sortent appeler les marmots… Juste pour la forme, ils ont déjà tous accouru à l'odeur, même ceux qui étaient planqués au fin fond de la cour, cent mètres plus bas. Ils se pressent et se chamaillent dans l'embrasure.

Aujourd'hui on déjeune avec l'équipe permanente. C'est l'occasion d'un briefing. On passe en revue ce qu'a fait l'équipe de juillet : ils ont installé deux panneaux solaires thermiques et organisé un planning de douches.

-          Le but c'est que chacun des enfants prenne au moins une douche par semaine.

-          C'est pas aussi simple que ça en a l'air.

Ils ont acheté du papier-toilette en grande quantité, assez pour passer tout l'hiver.

-          Quand on est arrivés, ils se torchaient avec des cartons qu'ils trouvaient dans les salles ou dans la rue.

-          Parfois ils arrivaient pas à en trouver.

Et leur plus grande réussite : la mise en place de tournois de football à intervalles réguliers, avec les papas.

-          C'est important qu'ils voient le cadre qu'on fournit à leurs enfants, qu'ils entrent en contact avec nous… Et puis ça crée du liant.

Du liant. Je manque de peu l'étranglement.

La patronne du centre, c'est la plus grosse de toutes. A la fin du repas elle se tourne vers nous.

-          A partir de demain vous mangerez avec les enfants, c'est important qu'ils vous connaissent, que vous leurs parliez de votre pays. Et vous apprendrez vous aussi à les connaître.

J'ai pas compris du premier coup. Elle a dû répéter plus lentement pour moi. Ça me vaut quelques regards réprobateurs de la part de mes collègues. « Qu'est-ce qu'il fout ici s'il parle pas l'espagnol ? » Voilà ce qu'ils doivent se dire. S'ils savaient…

Comme nous l'a dit la patronne, c'est un jour spécial, et le centre a organisé un spectacle grandiose pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants et faire ses adieux à l'équipe sur le départ. Les gosses ont l'air tout excités quand ils se ruent dehors pour revêtir leurs costumes. Les plus petits ne feront pas partie du spectacle… Les malheureux observent les grands se déguiser du coin de l'œil. Ils se grattent la morve d'un air décontracté mais leurs yeux trahissent la jalousie. Pour eux, ce sera les genoux des gringos !

La cour se prolonge sur un peu plus d'une centaine de mètres, divisée en plusieurs paliers séparés par quelques marches d'escaliers. L'équipe a profité cette particularité pour installer un toboggan entre le palier supérieur et celui qui donne sur la cuisine. Tout en bas, il y a le terrain de foot. Il est en bitume, ici l'herbe ne pousse pas toute seule… Il suffit de regarder le paysage pour s'en convaincre. Sur un côté du terrain, trois rangées de gradins – d'énormes blocs de béton. C'est là qu'on s'installe.

Les petits se battent pour les genoux de la blonde de l'équipe du mois de juillet… Puis pour ceux de Julie, la brune… Peu à peu les gringos disparaissent derrière des grappes de bambins qui rebondissent sur leurs genoux. Les miens sont complètement ignorés. A côté de moi, Mathieu le barbu a lui aussi subi l'indifférence générale, mais il a l'air de s'en foutre.

Progressivement, tout le pourtour du terrain se remplit de parents. Ils s'accroupissent dans la poussière et rient bruyamment en nous zieutant de côté. Ils doivent prendre leur pied, les durs mineurs, à voir des européens blancs comme culs débarquer pleins d'illusions. Je me dis qu'ils doivent aussi avoir un petit intérêt pour les nanas de notre groupe. Leurs mamas sont agglutinées en un paquet compact, juste au pied des escaliers. Ça jacte comme pas possible. Pas très différent de chez nous. Puis la patronne gueule un grand coup ; ça commence !

Une dizaine d'enfants – les plus grands du centre – déboulent en grande trombe sur des rythmes andéens. De la musique à la flûte de pan comme on peut les entendre dans les rues des villes françaises lors des fêtes populaires. Ils ont des costumes que je suppose traditionnels, très colorés et qui s'agitent dans tous les sens avec leurs mouvements. Ces petits animaux font preuve d'une vivacité et d'une agilité étonnantes ; ils se contorsionnent, sautent les uns par-dessus les autres… Leurs mains esquissent des formes exotiques, des lunes et des soleils qu'ils se passent comme des ballons.

Puis la musique cesse. Ils se retirent sous un tonnerre d'applaudissements et de cris d'encouragements. La plus grande gamine du centre reste seule au milieu du terrain. Elle se tourne vers le Cerro Rico, le mont qui domine la ville, et commence à réciter un poème auquel je ne bite rien. Mais à la fin je fais comme tout le monde : j'applaudis.

Les rondes d'enfants costumés se poursuivent pendant quelques morceaux, puis c'est le bouquet final ; la représentation de l'équipe permanente. Les mamas arrivent, déguisées en mineurs. Elles remuent avec peine sur du Shakira. Elles forcent sur la graisse, mais n'arrivent pas à réveiller leurs déhanchés, enterrés sous des couches de bourrelets. C'est l'une des choses les plus pathétiques que j'aie eu l'occasion de voir. Je noie bien mes rires tout au fond de ma gorge pour ne pas envenimer une situation déjà critique.

Les darons rappliquent avec leurs casques à eux, puis les mômes foncent eux aussi dans la mêlée. On relance le morceau, pour le plus grand plaisir de tous. Ça n'en finit pas. Au bout d'un moment il ne reste plus que moi et Mathieu sur les gradins.

Quand enfin tout se calme, des cadeaux sont distribués. Toute l'équipe de juillet croule sous des tonnes de bracelets, de sacoches et de bonnets. L'air ravi, ils poussent même quelques larmes, ce qui leur vaut de nombreuses embrassades. C'est magique les larmes, chez certaines personnes. Moins c'est sincère mieux ça marche. Ces pourris gâtés arrivent à faire craquer des gosses qui jouent dans la poussière et des types qui trimballent des tonnes de pierres sur leurs dos tous les jours.

J'essaie d'amorcer une conversation avec Mathieu.

-          Tu les connais bien les autres ? T'es de l'ESSEC aussi non ?

-          Ouais.

 

De retour à l'auberge du Koala Den, je retrouve mes trois compagnons de route. Jérôme, Nathan et Claire. Ils sont aux anges. Jérôme et Nathan sont dans le même centre, le plus éloigné de la ville, aux portes des mines. Là-bas, juste un puits et un générateur à essence. Quelques bonbonnes de gaz pour la cuisine. Des gosses en haillons. A côté, ceux du centre-ville font bourgeois. Ils ont des étincelles dans le regard quand ils passent en revue les chantiers qu'ils ont prévus. D'énormes réservoirs à eau, des putain de panneaux solaires…

Claire, elle, est dans l'autre centre qui se trouve en ville. Le sien accueille deux fois plus d'enfants que mon Wayna Pacha pour presque autant de personnel. Elle me raconte les histoires de famille d'une dizaine de gosses avec lesquels elle a fait connaissance pendant la journée. Je les écoute en dégustant ma côte de porc. Et puis, sans aucun tact, ils me demandent comment s'est passée ma journée.

-          C'était sympa, ils ont organisé un spectacle. Y'avait un pot sur un toit.

Ils insistent pas.

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