SOUSTRAL - chapitre 1
Claire Arbogast
Les deux fuyardes tentaient de se fondre dans les ombres de la ville, mais leur odeur ne pouvait échapper à leurs poursuivants. Peu importe leur faculté exceptionnelle à se métamorphoser en toutes sortes d'êtres, elles ne pouvaient dissimuler leur véritable nature.
Un homme, qui paraissait si jeune et si expérimenté à la fois, les traquait avec plus de hargne encore que ses compagnons. Ses cheveux caramel et son visage avenant, le classaient dès le premier regard dans la catégorie "bellâtre inoffensif". Mais il suffisait d'apercevoir derrière ses lèvres gourmandes, les deux canines qu'il avait lui-même taillé en pointes féroces pour comprendre qui il était vraiment. Ian était un traqueur. Et il était le plus acharné de tous. Ces deux femelles, il les voulait comme trophée de guerre et il les aurait.
Si elles avaient pris toutes deux l'aspect de louves, il ne pouvait cependant pas confondre leurs odeurs. L'une d'elles dirigeaient les opérations, elle était relativement sûre d'elle, possédait une certaine fougue et Ian sentait bien qu'elle était un peu plus âgée que l'autre. Son poil soyeux et doré était étincelant comme un clair de lune.
La deuxième dégageait une intense aura de nervosité. Ni enfant, ni adulte, il sentait bien qu'elle était dans une sorte de transition. Qu'elle contrôlait moins aisément ses transformations. Qu'elle ne savait pas encore être en phase avec ce corps de louve qui n'était pas le sien. Son poil hérissé était sombre comme une nuit profonde.
La folle poursuite semblait ne pas se finir. Aussi, Ian décida que le jeu se terminerait maintenant. Il prévint ses compagnons grâce à la magie de Ferlyn qui les liait les uns aux autres. Ils réagirent au quart de tour et se répartirent de manière proportionnée et organisée dans chaque rue de la cité. Ainsi ils pouvaient contrôler à loisir les déplacements des deux louves.
La louve dorée comprit presque immédiatement que quelque chose clochait... Les odeurs de leurs ennemis qui étaient un peu plus tôt regroupées en une masse menaçante, s'étaient détachées les unes des autres pour occuper un plus grand périmètre. C'était mauvais... Très mauvais...
Elle comprenait leurs intentions mais ne voyait pas comment échapper de cette machination qui arriverait fatalement à son terme. De plus, elles n'étaient que deux en territoire ennemi. Elles avaient une moindre connaissance du terrain. Elles ne pouvaient pas s'appuyer sur une quelconque magie. Et elle sentait que sa compagne commençait à fatiguer.
- Minzy, dit-elle à la louve noire, à moins que tu ne te sentes capable de te métamorphoser en volatile, je crois que nous ne pourrons pas échapper à l'affrontement.
- Je ne... Je ne vais pas y arriver... Je n'ai plus d'énergie, Ethel, il va falloir que tu continues sans moi! balbutia Minzy, affolée.
- Il en est hors de question, protesta Ethel d'une voix caverneuse. Tu es ma disciple, tu es sous ma responsabilité. On va faire face ensemble.
Elle tentait de se montrer confiante, mais le tremblement de ses pattes la trahissait. L'angoisse devint palpable. Très vite, elles n'eurent pas d'autre choix que de se diriger vers une évidente impasse. La louve dorée s'était mentalement préparée à ce combat inéluctable. Préparée à mourir. Peut-être. Elle espérait que Minzy s'y était préparée elle aussi.
Un premier mutant se présenta à elles. C'était encore ce beau garçon qui semblait si ridiculement poseur. Comme à peu près tous les humains contaminés qu'elle avait pu rencontrer. Ethel avait en horreur cette sous-race maniérée qui se croyait si supérieure à toutes les autres. Ils n'étaient que le fruit d'une erreur monumentale. Contre-nature. Pas de quoi pavoiser!
Dès son approche, Ethel montra les crocs. Minzy l'imita.
Ian leur adressa un sourire carnassier qui dévoila ses canines acérées.
- Oh, qu'avons-nous là? Deux petits toutous égarés...
- Laisse nous partir, cracha la louve dorée, nous ne sommes pas venus dans le motif de nous battre.
- C'est ce qu'on dit quand on est en position de faiblesse, répliqua Ian d'un rire doucereux.
- Ethel... murmura Minzy en la consultant de ses grands yeux perçants.
Mais Ethel ne savait pas quoi faire. Contre ce mutant, elles s'en seraient facilement sorties à deux, mais elles sentaient qu'il y en avait beaucoup, beaucoup d'autres qui arrivaient derrière lui. Seule la fuite était envisageable...
Ethel darda son regard d'ambre sur Minzy, puis elle le fit glisser ostensiblement vers la montagne de rondeaux de bois qui surplombait une charrette. Un passant venait tout juste de l'abandonner craignant certainement de se retrouver au milieu de leur affrontement. En prenant appui très rapidement sur celle-ci, sa compagne pourrait s'enfuir par les toits. Les "mutants" n'étaient jamais très à l'aise pour crapahuter là-haut, elle pourrait gagner beaucoup de temps. Il ne restait plus qu'à espérer que Minzy ait saisi le message.
Sans plus attendre, Ethel sauta sur Ian dont les yeux étincelèrent d'une excitation effrayante. Minzy savait qu'elle était un poids pour sa coéquipière qui ne tenterait pas de s'échapper avant de la savoir en sécurité. Elle rassembla ses forces, s'élança vers la pile de bois, grimpa avec agilité et prit appui le plus haut possible. Elle se vit projetée vers le toit avec soulagement, mais à l'atterrissage: mauvaise surprise. Plusieurs tuiles mal fixées se dérobèrent sous ses pattes. Minzy crut qu'elle allait s'écrouler au sol, mais parvint à se rattraper in extremis.
Ian tourna la tête. Comprenant que son adversaire commençait à s'intéresser un peu trop à sa jeune disciple, Ethel redoubla d'efforts au combat. Mais le prédateur avait compris depuis bien longtemps qui était le maillon faible du duo et ne se laissait plus distraire.
Minzy se hissa sur le toit et s'enfuit aussitôt, lorsqu'elle entendit un jappement plaintif qui lui glaça le sang. Ethel. Hésitante elle stoppa sa course. Que devait-elle faire? Son instinct la suppliait de filer sans plus se poser de questions, mais sa conscience l'invectivait d'aider sa coéquipière. Avant même de pouvoir se décider, elle se retrouva presque aussitôt en face de Ian. Pendant une fraction de seconde, les prunelles de la louve noire s'arrondirent de surprise. Puis elle se mit à courir aussi vite que son corps le lui permettait. Minzy n'était pas très expérimentée au combat mais elle était rapide. Et visiblement sa mentor avait raison: caracoler sur les toits n'était pas le fort de Ian. Elle sentait qu'elle commençait à le semer. Et alors qu'elle prenait confiance, une douleur lancinante vint la lancer dans le dos. Elle n'eut pas le temps d'analyser la situation, qu'elle s'effondra sur le sol, inerte, une flèche tranquillisante plantée dans son poil d'ébène.
Ethel quant-à elle, restait courageusement droite sur ses pattes, malgré la profonde lacération qu'un deuxième mutant lui avait infligé. Il avait surgi de nulle part, un poignard à la main. La louve dorée avait un flair infaillible, pourtant elle n'avait rien su de sa présence, c'était à n'y rien comprendre.
"De la magie sans doute", pensa t-elle avec répugnance.
Ethel nota que son adversaire était bien moins charmant que le précédent. Il avait le teint blafard, presque maladif, des cernes violacés sous les yeux et des cheveux noirs en bataille.
La douleur qu'elle ressentait devenait insoutenable, elle l'envahissait et l'empêchait de plus en plus de réfléchir. Elle sentait que sa blessure l'avait trop fragilisée pour qu'elle conserve encore longtemps son apparence animale. Le mutant brun paraissait s'amuser de sa souffrance. Elle serra les dents de dégoût et s'élança vers lui en tentant d'oublier sa blessure. Il se déplaçait extrêmement vite mais Ethel était une soustralienne particulièrement douée: elle parvenait à prévoir tout ses mouvements.
Soudain elle sentit que son corps changeait et en un instant elle se retrouva nue sur le sol glacé, une longue trace rouge grenat perlant sur la peau pâle de son abdomen. Elle saignait abondamment.
"Je vais y passer si ça continue comme ça, pensa t-elle, j'espère que Minzy a réussi à s'enfuir..."
L'horrible face du mutant se fendit d'un sourire cruel. Ethel eu la sensation que sa fin ne serait pas douce.
- Jolie prise, dit une voix, il serait dommage d'abîmer une telle beauté.
Ian apparut soudain et détailla avec une perversion non dissimulée les courbes de la belle jeune fille blonde, qui ne semblait pas gênée le moins du monde par autant d'impudeur.
- Nous avons pour ordre de les capturer et de ne pas les tuer si ce n'est pas nécessaire. Il semblerait que ça ne soit pas nécessaire, ajouta Ian en contemplant Ethel qui le fixait sans un mot. Elle avait un regard félin. Un regard de prédatrice, comme lui. Elle n'avait pas l'air du genre à se soumettre pour sauver sa vie.
Le brun renifla de dépit. Visiblement son camarade venait de le priver d'une bonne partie de rigolade.
- Et qu'as-tu fait de l'autre? Maugréa t-il.
- Ici.
Il lui montra un grand sac de jute qu'il avait posé contre un mur.
- La petite fait un gros dodo.
Ethel gémit. Elle n'avait pas pu sauver sa protégée. Et elle ne serait pas en état de la sortir de là non plus. Non elle ne pouvait pas l'abandonner. Elle avait promis de la protéger. Il fallait qu'elle s'échappe. Il fallait qu'elle ramène du renfort. Les deux mutants, tout à leur conversation, avaient baissé leur vigilance. Ils devaient la croire bien trop mal en point pour répliquer. En effet, elle ne serait pas en état de se battre mais c'était le moment où jamais pour se faire la malle. Son instinct lui indiquait que ses autres ennemis étaient partis. Ils avaient sans doute reçu l'ordre d'arrêter les recherches. Une brèche s'ouvrait dans l'organisation des mutants. La faille qu'Ethel attendait tant était là. Elle se releva d'un bond en grognant, comme si elle avait toujours son apparence animale et détala sans attendre son reste.
Elle sentit que le brun la poursuivait, fou de rage. Elle pouvait discerner cette aura de fureur derrière elle. Au détour d'une rue, elle se saisit d'une poubelle en acier et lui balança au visage. Il laissa échapper un grondement sourd. Ethel galopait comme une gazelle. Il lui semblait que grâce à cette poussée d'adrénaline, la douleur de sa blessure s'était mise en veille.
Ses pieds nus frappaient le sol avec force. Elle se sentait comme soulevée dans les airs. Parfois des passants se retournaient, hébétés de voir cette superbe créature courir dans le plus simple appareil. Lorsqu'elle fut suffisamment loin de son ennemi, elle s'arrêta et se tapie dans un coin ombragé. Elle attendait qu'un humain passe près de sa cachette, ce qui ne tarda heureusement pas. Une femme marchait dans sa direction, inconsciente de cette dangereuse présence. Les humains étaient vraiment faibles à en pleurer. Ethel l'attrapa par les bras et la bâillonna avec sa main. La pauvre fille roula vers elle des yeux exorbités qui paraissaient l'implorer de lui laisser la vie sauve. Ethel se contenta de la priver suffisamment d'air pour qu'elle s'évanouisse, tout en prenant garde d'entendre encore ses battements de cœur. Lorsqu'elle fut inanimée, Ethel la détailla des pieds à la tête. Sa victime devait avoir une trentaine d'années, à y regarder mieux, peut-être même la quarantaine. Ses vêtements en tout cas, en paraissaient encore vingt de plus. Elle portait une robe couleur framboise écrasée avec des pois blancs, une petite étole en soie rose et des sandalettes assorties. La bouche d'Ethel se tordit en un petit rictus. Ce n'était pas le moment de faire sa coquette. Elle dévêtit la malchanceuse femme et traîna discrètement son corps sous l'arche imposante d'une maison bourgeoise.
Elle constata amèrement qu'elle était bien plus mince que sa victime. Sa petite poitrine et ses hanches étroites flottaient piteusement dans la panoplie criarde. Mais le principal était que le tissu était encore imprégné de l'odeur de l'humaine. Elle serra la ceinture sur sa taille. Son sang commençait déjà à tâcher la robe. Il fallait faire vite. Elle ramassa en un chignon ses longs cheveux qui voletaient au vent et noua l'étole tout autour. Ses ennemis auraient du mal à la flairer de cette façon.
Ethel sortit de sa cachette avec assurance. Elle songea à Minzy qui était là, dans cette ville. Tenter de la sauver ce soir équivaudrait à une mission suicide, elle en avait conscience, mais malgré tout l'idée de la laisser derrière elle lui déchirait le cœur.
Grâce à son subterfuge, elle parvint à se glisser hors de la cité sans encombre. Une boule de culpabilité lui enserrant la gorge.