SOUSTRAL - chapitre 2
Claire Arbogast
Tous les camarades de Ian admiraient la belle prise qu'il avait faite. Une jeune soustralienne, aux cheveux noirs coupés à la garçonne, à la peau matte, frissonnante car entièrement nue, qui essayait de se couvrir du mieux qu'elle le pouvait dans un sac de jute. La gamine jetait des regards terrifiés tout autour d'elle.
- Simon, ne fais pas la tête... dit Ian d'un ton amusé à son rival qui revenait bredouille.
Mais Simon n'avait aucune envie de se laisser contaminer par l'allégresse générale, tant il avait honte de s'être fait berné aussi stupidement. Evidemment Ian se faisait un plaisir de fanfaronner devant lui.
- Ce n'est pas comme si la petite blonde était à ta merci et que tu l'avais bêtement laissé échapper... ajouta Ian d'un ton goguenard.
- Ferme-la.
- J'en connais un qui ne va pas être content... Et encore, ce n'est pas lui le pire.
- La ferme j'ai dit!
Simon attrapa Ian par le col de sa veste, quand une voix de femme le stoppa aussitôt.
- Arrête ça immédiatement. C'était tout à l'heure qu'il fallait se montrer violent.
Tous les mutants se tournèrent vers l'apparition. Minzy les imita. C'était une superbe brune qui, malgré sa petite taille, était d'une majesté inouïe. Bien qu'elle ait revêtu une tenue de combat, on ne pouvait en aucune façon la confondre avec ses compagnons, car elle avait l'aura indéfinissable des gens de pouvoir. On devinait rien qu'à son regard et son assurance, qu'elle avait beaucoup plus vécu qu'il n'y paraissait. Minzy écarquilla les yeux. L'inconnue avait un visage qui semblait sculpté dans de l'argile tant ses traits étaient réguliers. Elle avait des cils interminables ourlés de noir, des ongles longs et acérés comme des griffes, les cheveux maintenu en une tresse stricte et de grosses boucles d'oreilles chandelier qui encadraient son petit minois. A Soustral, les femmes se maquillaient rarement, ces futilités étaient généralement réservées aux grandes occasions. Autant dire que jamais de sa vie, Minzy n'avait déjà vu une créature si sophistiquée.
- Ferlyn...
L'assemblée s'inclina devant elle avec ferveur. Simon n'en menait pas large.
- Tu m'as beaucoup déçu, dit-elle à son attention.
Minzy fut surprise par sa voix qu'elle trouva trop douce, trop tranquille.
- Tu as bien de la chance, mon frère n'est pas rancunier et moi je ne me sens pas d'humeur à m'attarder sur ton sort.
Ian parut quelque peu soulagé mais néanmoins sur ses gardes.
- Malgré tout... Je saurais m'en souvenir le moment venu, ajouta t-elle sur un ton presque enjoué.
Elle passa devant lui et s'arrêta devant Ian.
- Je dois reconnaître que tu as fait du bon boulot! C'est un présent pour moi, n'est-ce pas?
- Evidemment votre altesse, je n'ai fait que vous servir, répondit Ian en s'inclinant, faussement modeste.
Simon réprima un rictus et Ferlyn eut un petit sourire satisfait. Elle scruta l'adolescente des pieds à la tête et lâcha soudain du bout des lèvres:
- Couvrez-la un peu et emmenez-la en cellule... ou plutôt non, emmenez-la dans mes appartements.
- Bien votre majesté.
Ses guerriers s'inclinèrent et prirent congé. L'un des mutants qui l'accompagnait, un garçon aux cheveux décolorés, s'adressa soudain à elle:
- Tu fais la cruelle mais moi je sais bien que tu as un cœur tendre, la taquina t-il d'un ton complice.
Peu de gens auraient osé lui parler ainsi, mais Taz faisait partie de son cercle intime.
- Tendre comme un agneau, ricana t-elle. Mais crois-tu vraiment que les agneaux puissent attraper des loups?
- Garde tes balivernes pour ces idiots, moi je sais que tu t'inquiètes pour cette gamine.
Les longs cils de Ferlyn papillonnèrent innocemment.
- Taz, c'est une ennemie, pourquoi donc ferais-je une chose pareille?
- Je ne sais pas moi... Tu dois avoir tes raisons... Peut-être parce qu'elle a l'air aussi chétive que Krystal. En tout cas tu as habilement obligé cette brute de Ian à te l'offrir...
Ferlyn sourit d'un air entendu.
- Pourquoi est-ce que tu essaies toujours de me percer à jour?
- Parce que ta manière d'être est fascinante... Je ne cesse de me demander ce qu'il te passe par la tête...
- Je veux l'interroger, c'est tout.
- L'interroger sur... cette personne?
- Tu devrais chasser de ton esprit ce que je t'ai raconté.
- Et toi tu devrais arrêter de penser à cette histoire.
- Je sais bien, murmura t-elle avec un petit sourire.
Taz était ami avec Ferlyn depuis de nombreuses années. Il l'avait aidé lorsqu'elle était enfant et elle l'avait transformé. Ou plutôt elle l'avait "élu", comme elle aimait à le dire. Ferlyn avait été la toute première humaine à muter et aussi celle qui avait engendré sa race. Elle était cette reine forte et implacable qui avait guidé son peuple vers l'indépendance. Ce peuple qu'elle avait nommé Les Descendants.
Ferlyn se réfugia dans ses appartements. La mutation avait cette particularité de décupler les émotions humaines, jusqu'à parfois en frôler la folie... Et sur ce point elle était plus intensément touchée que les autres. Elle sentait bouillonner ce sang impétueux et sauvage qui coulait dans ses veines et faisait ce battre ce cœur qui semblait sur le point d'exploser à tout instant.
Peut-être cette gamine avait-elle quelque chose à lui apprendre? Il ne fallait pas trop y compter. Même son ami ignorait à quel point ça la rongeait... Personne ne le savait, personne ne devait le savoir.
Minzy s'était assoupie, sans doute épuisée par sa folle course. Elle se vit réveillée par une mélodie aérienne. D'une perfection inégalable. Sans les voir, elle pouvait imaginer les doigts qui courraient sur ce piano, à la fois légers et puissants. Des doigts de femme sans doute. Vraisemblablement surhumaine. La musique se suspendait parfois en une note fragile et retombait en une averse de sons qui semblaient s'écraser sur elle. Chaque son intimidait et ravissait son cœur tout à la fois.
Petit à petit, Minzy s'étonna de la tiédeur confortable qui entourait ses muscles endoloris. Elle en déduisit qu'elle était dans un lit, ce qui était plutôt surprenant, puisqu'elle s'était imaginée se réveiller dans une cellule froide et humide. Elle se rendit compte que sa mémoire était devenue confuse dès l'instant où elle avait vu cette femme impressionnante.
Minzy avait conscience de ne pas être seule dans cette pièce, mais le souffle de l'inconnue était à peine audible malgré son ouïe excellente. Oui, mutante c'était une certitude. Elle entrouvrit légèrement ses yeux perçants et aperçut à quelques mètres d'elle une silhouette élancée, corsetée de telle manière qu'aucun être humain normalement constitué n'aurait pu ni respirer, ni même s'asseoir. La chevelure de l'inconnue était rassemblée en un volumineux chignon dont s'échappaient de longues boucles brunes.
Sur le clavier d'un splendide piano verni, ses mains se déplaçaient avec une virtuosité qui ne pouvait que susciter la fascination. Minzy se rendit compte avec surprise que, perdue dans sa contemplation, elle en avait oublié de s'inquiéter du sort que lui réservait sa geôlière.
"Ethel... Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé..."
Minzy détacha son regard de la jeune fille pour analyser l'ensemble du cadre dans lequel elle se trouvait. Elle réalisa que les murs étaient embellis de riches tapisseries qui semblaient brodées d'or véritable et que son propre corps nu était recouvert d'un joli peignoir en satin bleu. Bien que les mutants se soient enrichis par leurs crimes sur le dos des honnêtes gens, peu d'entre eux pouvaient se payer un tel luxe. Tout portait à croire que cette femme était haut placé, peut-être même l'une des chefs en personne. Minzy tenta de se lever avec toute la souplesse animale dont elle était capable, mais elle entendit le frottement discret du satin la trahir. L'inconnue l'entendit aussi. Elle vit la silhouette se retourner tranquillement vers elle.
- Comment te sens-tu?
Son timbre de voix avait quelque chose de rassurant et de directif à la fois. Elle s'approcha avec lenteur et Minzy put la détailler plus attentivement. Elle avait l'air jeune, environ seize ans, en années humaines évidemment. Une coiffe dorée formait comme une auréole autour de son visage poupin. Ses joues avaient encore la douce rondeur de l'enfance et ses lèvres roses affichaient un sourire taquin. Elle avait tout d'un ange. Mais ses yeux en amande aux prunelles d'émeraude étaient indéchiffrables. La puissance manifeste qui se dégageait d'elle trahissait son apparence inoffensive.
- Je t'ai posé une question.
Minzy se sentit soudain incroyablement nerveuse. Non parce qu'elle était en face d'une adversaire, ni parce qu'elle était retenue prisonnière, mais juste parce qu'adresser la parole à cette femme lui semblait insurmontable.
- Bien, répondit-elle après de longues secondes.
Pas un mot de plus.
- Tu n'as pas à me craindre, je suis plutôt du genre pacifiste. Cette petite guéguerre ne m'intéresse même pas. Ce qui n'est pas le cas de mes compagnons, alors tu ferais mieux de coopérer.
- Je ne trahirai pas mon clan.
- J'ignore ce que te demandera ma sœur, mais prends garde, elle est bien plus dangereuse que moi.
- Ta sœur?
- Ferlyn bien sûr. Celle qui a fait naître ce royaume et qui le gouvernera encore pendant des siècles. Je m'appelle Krystal, je suis la sœur de sang de Ferlyn alors qu'elle était encore humaine. J'ai eu le privilège de faire partie des premiers élus.
- Des élus... J'ai toujours trouvé ce terme ridicule. Vous n'êtes que de pâles copies de notre race. Une erreur de la nature! Je ne vois aucune élection là-dedans! Quelle fierté peut-on retirer d'être un mutant? Récita Minzy avec ferveur.
Elle avait tant entendu les siens tenir ces propos, qu'ils s'étaient échappés de sa bouche sans qu'elle n'ait pu les en empêcher. Elle blêmit quand elle réalisa qu'elle était toujours en face de cette fille saisissante de beauté et de force. Cependant il ne fallait pas qu'elle se laisse intimider.
- Ne nous appelle pas les mutants, ici on préfère le terme de Descendants.
- Vous n'êtes pas nos descendants, rien qu'une bande de dégénérés!
Krystal esquissa un petit sourire, au grand étonnement de Minzy.
- Tu as un sacré répondant pour ton âge. J'aime ça. Je pense que ça ne me déplairait pas de te garder sous ma protection.
- Je ne suis pas si jeune, protesta faiblement Minzy, je n'en ai peut-être pas l'air parce que je suis une Originelle, mais j'ai déjà vingt-cinq ans.
Krystal rit.
- Et moi plus de cinq-cent ans. Pour tout te dire, j'ai arrêter de compter.
Elle posa sa jolie main fine sur la joue de Minzy qui s'étonna de l'agréable chaleur qu'elle dégageait. La soustralienne savait qu'on ne pouvait pas se fier à ces perfides mutants, quelque soit leur apparence, mais elle était coincée ici et si cette fille pouvait l'aider à survivre le temps que ses compagnons d'armes viennent la secourir, alors il n'y avait pas à hésiter.