SOUVENIRS DU NEANT

Denis Dobo Schoenenberg

                                                  SOUVENIRS DU NÉANT

Grigorine était réapparu comme par miracle. Il s'était retrouvé sur un trottoir du centre de la ville, en plein midi. Son visage avait une apparence hirsute et ses vêtements portaient la trace d'une grande usure. Il eut quelque mal à suivre son chemin mais il finit par arriver devant le grand immeuble sombre où il était né quarante ans plus tôt. Sa femme parut surprise de le voir comme si, pour elle, il était déjà retranché du monde des vivants. Ses enfants l’embrassèrent avec une tendresse émouvante. Ils lui demandèrent de se raser, ce qu'il fit docilement. Puis, ne pouvant répondre aux questions de son épouse, il mit un costume neuf et se rendit dans le café le plus proche. Là il commanda une boisson forte et s'efforça d'accorder ses souvenirs. La seule chose dont il était sûr était d'avoir passé plusieurs mois - ou plusieurs années - dans une pièce minuscule qui s'ouvrait faiblement au jour. Parfois on le faisait venir dans une salle où des hommes en blanc lui posaient d'étranges questions. Il ne parvenait jamais à leur donner réponse. On le ramenait alors dans cette pièce qui résumait tous les malheurs de sa condition. Il eût aimé la quitter définitivement mais pour cela, il aurait fallu répondre aux questions de ses gardiens. Or, malgré tous ses efforts pour leur trouver un sens, il devait toujours y renoncer.

« Alors camarade, on noie son chagrin tout seul », demanda soudain un gaillard un peu essoufflé en lui assénant une bourrade sur l'épaule.

« Excusez-moi », dit Grigorine, « mais je ne suis pas d'humeur à parler.

-Allons, allons, cela fait du bien de causer un peu. »

L'homme s'assit à la table de Grigorine et sortit une pipe de sa poche.

« Je vous observe depuis un bon moment. Vous en êtes à votre troisième cognac. Ce n'est pas raisonnable, voyez-vous. Ne préférez-vous pas me dire ce qui ne va pas ? Vous vous soulageriez à moindre coût. »

Bien que Grigorine trouvât ces paroles d'une parfaite impudeur, il céda à la demande ; il lui semblait plus facile de se confier à un inconnu. Alors il raconta son retour soudain, l'accueil de ses proches et cet obsédant souvenir de prison ou d'hôpital. L'inconnu le regardait d'un air incrédule et même narquois. Il finit par l'interrompre : « Ah ça ! Camarade, vous rêvez tout éveillé ; moi qui m'attendais au récit d'un chagrin d'amour ou à une histoire bien romantique ! Au fait êtes-vous sûr de vous appeler Grigorine ? Avez-vous un document qui justifie votre identité ?

-Êtes-vous policier pour me demander cela », répondit Grigorine soudain méfiant.

L'homme se mit à rire.

« Policier, moi ! Tout juste un simple fonctionnaire de l'un de ces nombreux bureaux qui s'occupent des affaires des autres.

-Comment vous appelez-vous ?

-Un fonctionnaire n'a pas de nom. Disons Pavel, si cela vous convient. »

Grigorine fouilla mécaniquement ses poches mais se rappela qu'il avait laissé ses vieilles affaires à la maison. Il se leva.

« Si vous avez besoin de moi, je suis très souvent ici », dit Pavel en le saluant d'un signe de tête. « Un conseil toutefois. Ne racontez pas trop votre histoire. Tout le monde n'a pas l'humeur aussi badine que moi. »

Grigorine rentra chez lui. Il ne trouva absolument rien dans les poches de ses anciens vêtements que son épouse avait consciencieusement rangés. Il lui demanda soudain : « Es-tu sûr de me reconnaître ? Suis-je bien ton mari, le père de tes enfants ? » En guise de réponse, elle courut se réfugier dans la cuisine pour qu'il ne la voie pas pleurer. Alors, ils demeurèrent silencieux et, le soir venu, il s'installa dans la chambre d'amis afin de ne pas déranger ses habitudes. Elle ne lui en fit pas reproche. Grigorine alla au préalable embrasser ses enfants qui dormaient déjà. Il les trouvait très beaux ; il fit jouer entre ses doigts les boucles blondes et chaudes de la petite fille. Puis il se coucha et s'efforça de dormir malgré ses craintes.

Le lendemain, il se rendit dans le parc de Treplitz où il aimait jadis se perdre parmi les grands arbres peuplés d'écureuils. Il lui sembla retrouver son enfance dans l'odeur tiède des sous-bois. Il descendit les marches conduisant à l’allée des Martyrs au fond de laquelle se dresse une immense statue de bronze. Le long de cette voie sont gravées sur des stèles de marbre des inscriptions un peu étranges louant les exploits d’un illustre défunt, dont ses concitoyens ont oublié jusqu'au nom. Grigorine aperçut près d'une stèle un petit homme vêtu de sombre. À l'instant où il passa sa hauteur, l'homme se retourna et Grigorine le reconnut sans hésiter.

« Cher David, je ne pensais pas te retrouver ici », dit-il.

« Mais je ne vous connais pas », répondit l'homme calmement.

Grigorine se frotta les yeux.

« Comment peux-tu m'avoir oublié ? Nous étions ensemble à... »

Il dut s'interrompre, car sa mémoire ne répondait pas à son appel.

« Où étions-nous ensemble », demanda l'homme.

« Je ne sais plus. Mais tu ne peux pas m'avoir oublié, David ?

-Je ne vous connais pas.

-Sur ton bras gauche, il y a un tatouage en forme d'étoile », dit soudain Grigorine. « N'est-ce pas exact ? »

À cet instant, l'homme sembla prendre peur et disparut en courant derrière un bosquet. Grigorine resta seul, en proie à un vif chagrin. À nouveau, il mit en doute ses souvenirs. Un frisson le saisit comme si l’air avait soudain fraîchi. Il reprit la direction de la ville. Avant de retourner chez lui, il passa devant le café où il avait rencontré Pavel. Derrière la vitre, il le vit, assis à la même table ; il était hilare et lui faisait de grands gestes. Après un instant d'hésitation, Grigorine décida d'entrer. Pavel l'invita à s'asseoir et commanda un second verre.

« Mon cher Grigorine », fit-il d'une voix enjouée, « mon cher Grigorine, vous négligez mes

conseils.

-Qu'entendez-vous par là ?

-Oui, je me suis laissé dire que vous auriez terrorisé un de vos prétendus compagnons de captivité.

-Comment diable savez-vous cela ?

-Les nouvelles vont vite dans le pays ! Et puis c'est mon métier de savoir ce qui se passe autour de moi.

-Puisque vous êtes au courant de tant de choses, pourriez-vous me dire qui je suis exactement et ce qui m'est arrivé ?

-Cher, très cher Grigorine ; vous vous trompez sur ma place dans la hiérarchie. À supposer que je puisse répondre à des questions aussi difficiles, je n'y serais jamais autorisé.

-Alors qui pourra y répondre ?

-Je ne sais pas. Vous avez de ces exigences ! La vie est belle, cher Grigorine. Il y a le soleil, la nature, les femmes, le jeu, la chasse, que sais-je encore. Et à celui qui n'aime rien de tout cela, il reste le cognac. Alors pourquoi chercher à en savoir plus. De toute façon, ce serait inutile. » Grigorine pressentait la menace derrière les paroles de cet homme. Et pourtant il restait là, comme s'il écoutait un oracle. Pavel parlait sans cesse jusqu'à s'en étourdir. Grigorine sentait que la fatigue saisissait tous ses membres. Peut-être avait-il trop bu. Mais cette fois-ci Pavel ne l’avait pas mis en garde contre la boisson. Il semblait même l’y encourager.

Plus tard, lorsqu'il eut quitté le café, ses craintes lui semblèrent chimériques. Il rentra chez lui, mais la maison était vide. Il se prépara un déjeuner assez frugal. Puis il se reposa un peu sur son fauteuil préféré. Son épouse tardant à revenir, il décida d'aller rendre visite à vieil ami qui habitait non loin de là. Il ne trouva que l'une de ses filles qui se montra à son tour extrêmement surprise de sa venue.

« Je n'ai pas vu mon père depuis trois ans », lui dit-elle d'une voix émue. « On m'avait même dit qu'il était parti avec vous. »

Grigorine accepta la tasse de thé que la jeune fille lui proposait. Il n’était plus seulement inquiet; la peur commençait à le gagner. Il se mit à la recherche de Pavel. Mais il ne le trouva ni dans le café où il avait ses habitudes, ni en d'autres lieux où il pensait le rencontrer. Alors il erra dans la ville comme un animal pris au piège. Il longeait le mur de briques roses de la Manufacture des tabacs lorsque deux hommes qui le suivaient depuis un moment vinrent à sa hauteur. Ils se mirent à marcher à ses côtés en le serrant un peu. Grigorine se sentait presque soulagé à l'idée que le dénouement fût si proche. Cette conduite dura assez longtemps. Puis ils arrivèrent à l'emplacement d'une vieille automobile aux vitres sombres. Les deux hommes le poussèrent à l'intérieur, montèrent à leur tour et la voiture démarra.

« Retour vers le néant », pensa Grigorine ; « je n'aurais jamais dû le quitter. »

 

1989

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