Spect-acteur

ptipouce

J'ai peur.

Je tourne en rond dans la petite pièce, slalomant entre mes camarades. Chacun d'entre eux réagit différemment. L'un reste assis dans un coin, un autre se maquille, un dernier reste debout regardant le plafond et murmurant on ne sait quel psaume.

Moi, je slalome. Je cours d'un coin à l'autre de la pièce, prends mes accessoires et les place sur le rebord d'une table. Je fonce à l'autre bout pour prendre mon texte et jeter un œil à des répliques surlignées en jaune et que je connais pourtant par cœur. Le cigare ! Nouveau slalom… je bouscule légèrement Hélène qui n'a pas le temps de protester car mes excuses à peine formulées, me voilà loin d'elle devant mon cigare. Je le prends et l'emmène sur mon rebord de table, mon coin à accessoires. Et mon texte ? Je ne l'ai plus ! Rien de grave, car de toute façon, je connais chaque phrase jusqu'au moindre caractère effacé à force d'avoir plié la feuille dans mes poches : je n'ai plus besoin de lui. Mais où est-il ? J'en ai absolument besoin ! Comment s'est-il échappé ? Sûrement à cause du cigare… Je virevolte à travers la pièce, prenant soin cette fois d'éviter Hélène qui comme moi cherche ses accessoires. Mon texte est là, par terre, au sommet d'un tas de vêtements. A quel moment, ai-je pu le poser là ? Je le saisis, le feuillette… Erreur ! Les répliques surlignées sont celles du "Docteur Lewis"… ce n'est pas mon texte, c'est celui de Jean-François, négligemment laissé là. Je le repose soigneusement pour le mettre tel qu'il était avant que je ne le prenne, c'est à dire en équilibre instable. Peut-être que Jean-François avait volontairement laissé son texte ici, comme cela… cela semble peu probable… mais on ne sait jamais. Peu m'importe, c'est mon texte que je cherche… Un rapide balayage circulaire des yeux et… le voilà ! Après une dernière vérification (ce sont bien mes répliques qui sont surlignées !), je l'emmène pour le poser avec tout mon attirail.

Je suis prêt.

Je recompte mes accessoires : le cigare que je sortirai près de la cheminée après avoir quitté le bar et dit "Très belle cheminée !", mon sac à dos avec lequel je ferai mon entrée fracassante - mais est-ce que le public suivra ? - mon journal que je reviendrai chercher vers le milieu du premier acte, ma veste, mon chapeau, le plateau avec 3 verres de vin remplis de jus de pomme. Tout est là !

Je peux enfin me détendre.

Sauf que… ce coin de table ne me semble pas pratique, peu accessible, je risque de me prendre les pieds dans les accessoires des autres avant d'atteindre les miens. Je jette désespérément mon regard dans tous les coins de la pièce à la recherche d'une nouvelle base et j'aperçois une chaise libre… chose incompréhensible dans le chaos de cette pièce mais je n'ai pas le temps de chercher une explication rationnelle à ce miracle. Je rassemble tout ce qui est à moi dans mes deux bras et les transporte sur cette chaise que je prends bien soin de replacer de manière à être encore moins dans le passage. Je reste quelques secondes à admirer la chaise soudain recouverte des objets qui vont m'accompagner tout au long de ma petite vie et je dis à voix haute "Les amis ! cette chaise, c'est mon coin, merci de ne pas y toucher et de ne pas déplacer les accessoires qui sont dessus !".

Cette fois, je suis vraiment prêt.

Il me faut encore attendre.

Combien de minutes ?

L'agitation dans la salle montre que les spectateurs sont en train de se mettre en place. Je crois reconnaître quelques voix.

N'ayant plus rien à faire, mon corps qui n'arrive plus à s'agiter extérieurement commence à s'agiter intérieurement. Mon ventre semble habité par une colonie d'insectes : fourmis ? termites ? A moins que ce ne soit des abeilles… Cela semble plus réaliste vu le type de mouvements. Mon cœur semble battre irrégulièrement : vite et fort ou lentement et faiblement parfois vite et faiblement ou lentement et fortement… Pas besoin de prendre mon pouls, cela résonne jusque dans mes tempes. Avec un peu de chance, je vais faire une crise cardiaque avant de rentrer sur scène et j'éviterai alors d'affronter ce public dont le brouhaha grandissant entre en phase avec les mouvements de mes abeilles et les battements de mes tempes. Ma gorge nouée réclame du liquide et je vais chercher une petite bouteille d'eau que je tète : réflexe d'enfant qui se scotche au sein de sa mère pour se rassurer. Mais après avoir vidé la moitié de la petite bouteille, c'est ma vessie qui se rappelle à moi. N'ai-je pas commis une erreur en engloutissant tout cela ? Il n'y a pas de toilettes sur scène et je me vois mal interrompre une scène pour dire (en gardant mon accent anglais histoire de ne pas sortir du personnage) : "Exciouse mi pliz ! Dou you no ouaire are ze reste roum ?" pour ensuite sortir de scène ! Impensable ! Un petit passage aux toilettes s'impose donc : toutes les précautions sont bonnes à prendre avant l'ouverture du rideau.

Debout, devant le trône, je compresse ma vessie et expulse trois petites gouttes de liquide jaune. Bon sang ! Comment est-il possible que ce ne soit que ces trois malheureuses gouttes qui me fassent de telles sensations ? Je me lave les mains et retourne avec mes camarades. Trente secondes plus tard, j'ai de nouveau envie de retourner me soulager… Mais comment est-ce possible ?? J'en reviens juste ! On ne m'aura pas comme ça !

Petit à petit, au fur et à mesure que mon ventre me torture de plus en plus, les conversations dans le public s'éteignent et un silence de plus en plus pesant se fait entendre. La lumière dans la salle est éteinte et nous nous retrouvons dans un noir presque complet avec juste l'éclairage "sortie de secours" pour nous permettre de nous jeter un dernier coup d'œil avec un sourire et un mouvement de la tête signifiant "ne t'en fais pas, cela va bien se passer".

Malgré le silence, j'entends la respiration des spectateurs.

Ils sont là. Ils m'attendent. Prêts à me bondir dessus dès que j'aurai ouvert la bouche. Comment les éviter ? C'est trop tard, je ne peux pas les éviter, il aurait fallu jeter l'éponge il y a plusieurs mois… mais à cette époque, la pièce n'était qu'un livre que j'avais à peine lu et la troupe une bande de camarade avec qui j'avais envie de continuer à m'amuser ; bien sûr, il était question de monter cette pièce, de la jouer devant des spectateurs mais j'avais oublié la torture que représente ce moment précédent l'entrée sur scène.

Mais à ce stade, tout ceci n'est plus important car "The show must go on" et bientôt le rideau va s'ouvrir.

Ca y est ! Le rideau est ouvert. Mes premiers camarades font leur entrée. Petit à petit, ils apprivoisent les spectateurs et me préparent le terrain. Dans mon malheur, j'avais au moins cette chance de ne pas avoir à rentrer sur scène le premier. Xavier revient en coulisse avec un bouquet de fleurs qu'il ramène de la scène. Pour les spectateurs, c'est simplement le majordome qui fait de la place sur la table basse du salon. Pour moi, ce bouquet de fleurs signifie que cela va être à moi d'entrer. Dernier sursaut des intestins. Je m'avance.

Dès mon premier pas sur la scène, je reprends le dessus sur mon corps et les sueurs, tremblements, crispations s'évanouissent. Il ne reste plus que mon personnage.

La pénombre de la salle et le contre-jour des spots ne permettent pas finalement de distinguer grand-chose dans cette masse. Est-on sûr d'ailleurs qu'il y a des spectateurs ? Oui, c'est évident, je le sais, je les ai entendus tout à l'heure : ils se terrent là quelque part devant moi.

Les mots appris, répétés, remâchés sortent inconsciemment de ma bouche ; mes gestes mécaniques m'emmènent d'un bout à l'autre de la scène. Mes yeux s'habituent à l'obscurité et je commence à percevoir des visages dans le public. Beaucoup d'inconnus, des amis ou de la famille des gens de la troupe. Il doit bien y avoir des personnes que je connais mais j'hésite entre les chercher et perdre un peu de mon personnage ou simplement rester ce brave Tony Martone qui a écrasé les deux enfants Campbell. Cette hésitation ne fut que de courte durée : Tony s'empare de mon corps et m'emmène au bar pour me servir une vodka-martini… ou plutôt de l'eau, l'alcool étant rigoureusement contrindiqué sur scène.

Tony quitte le bar pour aller de l'autre côté de la scène s'appuyer sur la cheminée. J'allume mon cigare. Nicolas commence à chanter "God save the queen"… Le signal pour Tony qui éteint mon cigare et me fait retourner au bar. Une nouvelle vodka-martini me fait participer à l'hymne national anglais… pour le plus grand malheur des spectateurs.

La succession des verres d'alcool commence à faire ses effets et ma vue se trouble… quand soudain, je les aperçois, elle et lui, assis l'un à côté de l'autre… Elle est venue mais il est venu. Les battements de cœur de Tony s'accélèrent. Je ne m'attendais pas à une telle provocation. Il se penche vers elle pour lui dire… je n'entends pas ! Mon partenaire donne la réplique à Tony, je réagis violemment, toujours ces mêmes mots qui sortent de je ne sais quelle partie de mon cerveau. Elle rit en secouant légèrement la tête puis se penche vers lui. Que peut-elle bien lui dire ? A partir de ce moment-là, je ne suis plus vraiment capable de mettre une chronologie aux événements… Il vous suffirait de lire la pièce pour savoir ce que Tony me fait faire. Ma seule obsession est de comprendre pourquoi elle est venue avec lui, pourquoi leurs deux coudes se touchent. Est-ce qu'elle n'avait rien compris à ce que je lui avais dit il y a quelques jours ? Est-ce que je n'avais rien compris à ce qu'elle m'avait répondu ? J'avais compris… imaginé… qu'elle ne l'aimait pas… que je pouvais lui faire confiance… Mais tout, à cet instant, me montre le contraire. Arrête de te pencher vers elle ! Arrête de rire à chaque fois qu'il te susurre quelque chose à l'oreille ! Mais surtout arrêtez de vous regarder de cette façon ! Ce regard complice et amoureux que je saurai reconnaitre entre mille lorsqu'il concerne la femme dont je suis amoureux !

C'est insupportable ! Il me faut mourir au plus vite ! Je prends le verre de Tony, celui dans lequel l'assassin a versé du cyanure et Tony s'avance au milieu de la scène pour que je puisse le boire ostensiblement. Je sens bien le regard inquiet de mes camarades. Non pas qu'ils anticipent ma mort, cette mort nous l'avons vécue des dizaines de fois en répétitions. Mais c'est plutôt qu'ils me sentent absent de ce premier acte comme je ne l'avais jamais été auparavant. Tony lève son verre et je l'avale d'un trait. Nous tombons maladroitement. Je meurs. C'est en fini de Tony. Noir.

Je ressuscite en coulisse…mais Tony lui est bien mort. Cet instant devrait être pour moi le meilleur moment du spectacle, celui où ressort le plaisir d'avoir bien joué, celui où le corps expulse une fois pour toute les corps des abeilles mortes, les toxines injectées par les termites, les déchets du trac, ce moment où l'acteur laisse éclater sa joie, ce moment où l'acteur perd une dernière fois la maitrise de son corps.

Mais aujourd'hui, rien de tel. Je ne vois plus le public et mon imagination poursuit la scène dont j'ai été le spectateur. Là, il lui prend la main et elle se laisse faire. Là, elle appuie sa tête sur son épaule. Mes camarades de troupe continuent dans l'indifférence absolue. Ils rentrent, sortent des coulisses sans même s'apercevoir que je suis assis, par terre, dans un coin de la pièce, la tête entre les genoux. Là, il approche ses lèvres des siennes… Happy end ! Noir. Applaudissement du public.

Il va maintenant falloir aller saluer. Je ne peux pas. Mes jambes tremblantes ne veulent pas soulever mon corps. La salle est maintenant totalement éclairée : je ne pourrais que les voir eux ! Je ne veux pas la voir. Pas maintenant. Pas comme ça. Pas avec lui.

Mes camarades me soulèvent et me tirent par la main, m'entrainent sur la scène, c'est obligé, cela faisait partie du contrat : "tu apprends le rôle, tu joues la pièce et tu vas saluer le public : tu as signé !". Mais je ne franchirai jamais le rideau debout : mon évanouissement fut à l'origine d'une entrée fracassante où mon crâne survécut à un choc assez redoutable avec les planches !

Plus tard, l'infirmier expliquera que j'ai fait une crise d'hypoglycémie. Je sais que ce n'est pas vrai. Mais je ne vais pas le contredire. Comment pourrais-je expliquer que je suis tombé d'amour et de jalousie ?

  • Une atmosphère de coulisses bien retranscrite et rythmée, puis quelques pas sur les planches avant une chute de rideaux tranchante, à en faire tomber des têtes et des cœurs.

    · Il y a presque 14 ans ·
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    Sylvain C.

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