Spectacle de fin du monde

Olivier Six

Un vieil homme s’installe sur le toit de son immeuble pour admirer ce qui pourrait bien être le dernier spectacle de sa vie. Peut-être même, le dernier grand show de l’humanité.

Paul était confortablement installé sur sa chaise longue. Il l'avait soigneusement installée pour faire face à l'est, en direction de Manhattan. Son seau de glace rempli de bières était à portée de main, il était fin prêt pour le spectacle.

Derrière lui, la porte qui menait sur la terrasse du toit grinça. Quelques secondes plus tard, Eddy déposait un pack de 12 et dépliait une chaise près de la sienne.

— Beau T-Shirt, lança Eddy.

— Knicks saison 72-73, à cette époque-là on avait toute une équipe. Je me suis dit que ça valait la peine de l'honorer une dernière fois.

— Je ne savais pas que vous étiez un fan de Basket ball.

— Bah pas depuis cette époque-là. Trop de déceptions. Et tu peux me tutoyer tu sais, répondit Paul tout en lui tendant une fraiche

— Merci.

— Pas de quoi gamin.

Eddy finit de s'installer. Une douce lueur dorée commençait à poindre à l'horizon, soulignant le contour des skycrapers de New York. Le vent leur portait une partie de la cacophonie des grandes artères. Heureusement, leur quartier était loin de celles-ci et vraiment pas un lieu de passage pour qui voulait entrer ou quitter la ville.

« Ça a parfois ces bons côtés de vivre dans un ghetto », songea Paul. « Quoi que, à bien y penser, à part aujourd'hui, je ne vois pas vraiment lesquels. Des fois on peut vraiment se faire des réflexions connes. » Des taches noires se mouvaient sur le ciel encore obscur, un véritable ballet aérien. « Pas des conditions idéales, mais ça pourrait être bien pire. » Au moins la faible clarté leur permettrait d'apprécier une plus grande partie du spectacle.

Pshht, le bruit caractéristique de la canette qui s'ouvre.

« Un peu comme le fameux  Plop  lorsqu'on débouche une bonne bouteille de vin. C'est comme un signal, et immédiatement la bouche se met à saliver par anticipation. C'est drôle comme le cerveau a tendance à faire des raccourcis pour s'épargner du travail d'analyse. Pshht, Plop, ça pourrait être bien autre chose qu'une bouteille ou une canette. Mais il faut lui donner ça au cerveau, le raccourci a raison dans quatre-vingt-dix pourcent des cas, comme en ce moment. Pas besoin de me tourner pour savoir qu'Eddy a ouvert sa bière. Ce serait quand même intéressant de savoir dans combien de cas ces raccourcis ont conduit à des catastrophes ? Et ce qui serait encore plus intéressant, c'est que j'arrête de philosopher et que je me concentre sur le présent. »

Ils entrechoquèrent le cul de leur canette et déglutirent en silence. Le doux nectar ambré réveilla milles sensations sur ses papilles et rafraichit sa gorge asséchée. Comme un ruisseau de printemps né de la fonte des glaces irriguant de nouveau une plaine aride. Ce devait être ça le paradis. Pas grand-chose donc au final. Pas de quoi en faire tout un plat en tout cas.

Il regarda du coin de l'œil Eddy s'agiter sur sa chaise. Son compagnon avait besoin de parler sans doute. Il fit un effort pour reposer sa bière, mais ses vieilles lèvres desséchées étaient collées au goulot telles d'avides sangsues. Comme par miracle, la bouteille vide, elles se détachèrent toutes seules.

— Tu sais Eddy, j'ai bien cru que tu monterais pas 

— Vous rigolez Paul, je n'aurais pas voulu manquer ça.

Bravade, typique de la jeunesse. Quoique, Eddy devait bien être dans la trentaine, plus vraiment un gamin, sauf pour quelqu'un qui avait le double de son âge bien sûr.

— Et moi pas voulu vivre cet évènement seul. « Et c'est vrai en plus ». J'ai jamais été un gars trop social, mais y a des choses qui ne se vivent pas seul. 

Eddy hocha la tête.

— Tu vois, même ces gars qui traversent l'océan seuls à la rame. Tu vas me dire que tu ne les comprends pas, et moi non plus, m'ont toujours paru une bande de frapadingues. Bref ça doit les faire triper pour une raison ou une autre. Mais le point ici, c'est que même eux sont contents de retrouver la civilisation et leurs proches quand ils arrivent. Ils sont avides de partager leurs aventures, même si c'est pour repartir quelques mois après. Sinon où est l'intérêt ? L'humain est un être social, et même le plus asocial a ce besoin de partager avec ses pairs. 

— Je pensais qu'ils faisaient ça pour être célèbres ? 

Pshht. Une autre rasade fraiche descendit dans la gorge de Paul.

— Sûrement aussi. Bon point. Mais tu vois, je pense qu'on a toujours plusieurs choses qui nous motivent. Sinon pourquoi choisir cette pénible aventure pour devenir célèbre ? Y a ben des moyens plus faciles. Comme par exemple, t'enfermer dans un loft avec une bande de guignols et être filmé 24 heures sur 24.

Eddy eut un sourire en coin.

« Eh ben, je ne pensais pas faire de la psycho à deux sous aujourd'hui. Moi.»

Une tape sur l'épaule le tira de sa réflexion, Eddy pointait le doigt vers le nord. Une grande lueur qui dura quelques instants.

C'est parti, Paul se renfonça dans son siège et tendit une paire de lunettes fumées à Eddy.

— Tiens petit, tu profiteras mieux du spectacle avec ça.

— Merci.

Il prit la paire de lunettes avec des mains tremblantes, comme si c'était un don inestimable qu'on lui faisait, et c'en était peut-être bien un. Après tout Paul n'avait pas tant l'habitude que ça de donner.

Pshht, et de trois. Le jeune lui n'avait pas fini sa première.

— Tu sais Eddy, tu devrais relaxer et profiter du spectacle. Je sais qu'on ne se connaît pas beaucoup, mais je peux te dire qu'avec l'âge y a une chose qu'on apprend, les regrets ça ne sert pas à grand-chose. Je te dis pas qu'en ce moment je n'aimerais pas être en train de serrer de beaux seins bien fermes, mais que, que j'aimerais ou pas, ça n'y changera rien. Alors autant profiter de ce qu'on a. De la bière ben fraiche et de la bonne compagnie. 

Paul tendit sa canette à moitié vide et Eddy finit par venir y frapper la sienne.

— À la nôtre. Ils déglutirent de concert. Ah de la bonne américaine, pas comme cette pisse Européenne.

— Vous ne pensez pas que si on avait voté autrement ça aurait pu, je ne sais pas moi, changer les choses ? 

« Nous y voilà, culpabilité. Pourquoi faut-il que les gens se donnent toujours autant d'importance ? Pas à dire, vieillir ça ouvre les yeux. »

— Moi aussi j'ai voté Trump, comme des millions d'autres de nos concitoyens, et tu sais quoi Eddy, ça fait peut-être de nous le peuple le plus con de la terre, mais au moins, on a eu le choix. Les autres eux, ils font juste subir.

— Je pensais plus qu'enfin…

— Oui je sais ce que tu pensais Eddy, mais ça ne change rien au fait. Et oui peut-être que, mais avec des peut-être, on ne va pas bien loin. Tu veux mon conseil, de toute façon t'as pas ben le choix. Respire un bon coup, prends toi une autre fraiche et relaxe. Tu vas voir, le monde n'aura pas arrêté de tourner. Enfin façon de parler.

— Je n'aurais jamais cru que vous étiez un tel puits de sagesse Paul.

« Elle est bonne celle-là, on me l'avait jamais faite. Paul le puits de sagesse. »

Et Dieu répondit immédiatement au blasphème. Une colonne de lumière jaillit de Manhattan. Un pied rouge qui montait vers le ciel en un dégradé de jaune surmonté d'un magnifique chapeau blanc. Paul comprenait mieux pourquoi on appelait ça un champignon atomique maintenant. Le souffle qui s'ensuivit l'aurait décoiffé s'il avait encore eu un cheveu sur le caillou. Un souffle si chaud qu'on aurait pu se croire à Cuba, les pieds dans le sable, avec un réacteur de jet supersonique dans l'oreille cependant. C'était simplement superbe, indescriptible. Il se leva et fit la gigue, tendant les mains vers son compagnon. Il hurla pour se faire entendre par-dessus le vacarme qui provenait probablement de tous les immeubles, qui devait s'effondrer à Manhattan.

— Tu as vu ça ? T'as vu ça non de Dieu. Jamais rien vu de tel. Ih ah et il refit un tour de gigue.

En se rasseyant il remarqua que le petit s'était fait dessus, mais ne dit rien. De toute façon ça changerait quoi ?

— Je pensais vraiment jamais voir ça avant de mourir. Il tapota l'épaule de son compagnon. Ne me dis pas que ça ne t'impressionne pas ?

— Allons gamin le choix est fait, il est trop tard pour changer d'idée.

— Vo vou vous.

Eddy dut prendre une grande inspiration pour contrôler un début de bégaiement. Paul fixait l'horizon. Les couleurs du pied du champignon se dissipaient tandis que le chapeau prenait de l'ampleur. Il savait qu'il verrait des larmes sur le visage d'Eddy s'il regardait et il préférait leur éviter à tous deux cette gêne.

— Vous ne regrettez pas d'être resté ?

La voix était mieux maitrisée. « Il a quand même du cran ce jeune » se dit Paul. « À son âge, je pense que je me serais carapaté avec les autres. L'instinct de survie et l'espoir d'un futur meilleur. Mais j'ai pu trente ans

Hell no, pour manquer ça ? Tu sais, j'en ai vu des navets à Hollywood sur des mondes post-apocalyptiques, j'ai peut-être même lu un ou deux bons romans sur le sujet, et tu sais quoi ? J'ai foutrement pas envie de passer les dernières années de ma vie sous terre à me battre pour manger et avoir peur des mutants. Nop, surtout quand je me paye l'enterrement du siècle aux frais de la princesse et en bonne compagnie en plus. Et si t'es resté petit, c'est pour les mêmes raisons, pas vrai ? Pense à tous ces idiots qui viennent de cramer dans leur voiture en tentant de fuir. Ils vivaient dans la peur et ils sont morts dans la peur. L'espoir de survivre ne leur a pas donné grand-chose. « L'espoir, quelle bonne blague. Sûrement la plus grande force et la plus grande faiblesse de la race humaine. Celle qui a mené à sa survie sur des millénaires et sa probable destruction en quelques heures. »

Une éternité d'à peine une minute s'écoula.

— Vous avez probablement raison.

Ben oui que j'ai raison, l'expérience qui parle. Allez trinque donc.

Les canettes s'entrechoquèrent.

Un sifflement aigu leur vrilla les oreilles.

Paul hurla.

— Je crois que celle-ci est pour nous fiston.

Un flash rouge et jaune. La bonne fraiche s'évapora instantanément des cannettes et c'était maintenant deux corps calcinés, dans le cas de Paul figé sur un rictus de sourire béat, qui observaient le nouveau champignon grossir à quelques distances. Un spectacle digne d'une fin du monde.

FIN

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