Spleen du Riveur

Grégory Parreira

Poème composé en septembre 2014 pour être intégré au recueil collectif de La Cause des Causeuses: "Aiguillages", un recueil regroupant 30 auteurs sur le thème du train.

I.

 

Je connaissais par cœur ce quai, ces bâtiments,

Le parcours quotidien des blonds cisaillements

Du jour que le tilleul semait sur mes chaussures,

Ces célestes reliefs, fines éclaboussures

De feu qui dérivaient au gré de la pendule

En saupoudrant mes murs de blanches particules.

Je savais les échos, les murmures les chants

Qui rosissaient au soir les naseaux du couchant;

L'aube et ses perles d'eau -ensorcelants effluves-

Apprêtant pas à pas la nature aux étuves

De juillet. De ma coque étriquée j'embrassais

Les remparts de ballasts, les infimes abcès

De mousse qui suivaient la traîne des averses,

Ces herbes défiant la rigueur des traverses.

Je prisais chaque jour le cycle fabuleux

Des lances du soleil, ces ballets onduleux

Dont les angles collaient avec précision

Aux écoulements du quai, aux submersions

Des nuées en partance; ombrelles, mousselines,

Dentelles, canotiers et tendres capelines

Tapissaient mollement les dalles de granit

De mon fidèle écrin: essaims de clématites,

Mosaïques d'éclats, culbutes de valises,

D'étoffes, de couleurs frémissant sous la brise.

J'apercevais, parfois, dans ce tumulte ardent

La foudre d'un regard, le sourire envoûtant

De cette nymphe blonde -ô troublante pépite!-

Dont les déluges d'or ingéraient le zénith.

Mon décor se cabrait sous les houles humaines

Et quand le quai enflait, craquelant, l'abdomen

En avant, la grimace exsangue et vultueuse

La bête s'immisçait lourde et majestueuse.

Un parfait funambule ! Un iule d'acier

Qui semblait dérouler sur le fin balancier

De mes filins d'argent son immense carcasse ;

Son ventre impétueux, ses entrailles de crasse,

Ces souffles nébuleux qui battaient la mesure

Versant des tremblements sur la frêle encolure

Du tilleul. Au sol, mes esquilles de soleil

Papillonnaient. Moi, je contemplais la merveille :

Ma gare, mon émoi, ces fers de démesure

Qui se glissaient sous les drapés de la nature.

La bête ponctuait ses soupirs aux borées

De moutons de vapeur lâchés vers l'empyrée.

Ainsi fusait ma vie, mon antre, ma nacelle,

Mes jours s'amoncelaient dans un grand carrousel,

Mes rangées de rivets, panaches argentés,

Marées de voyageurs aux capes éventées

Lancées vers l'horizon des océans lointains,

Vers les sommets de glace ou les toits byzantins.

Ainsi se balisait mon bosquet familier

Dans l'exquise torpeur des cycles réguliers,

Quand les miroirs d'hier soufflaient ceux de demain,

Quand rames et soleils trottaient main dans la main,

Quand la bête humaine aux vertèbres argentées,

Dans toute sa lourdeur, son animalité

S'ébrouait en crachats de vapeur, de visages

Avant de conquérir quelques nouveaux rivages.

 

II.

 

C'est sans doute aveuglé par mon insouciance

Qu'ils m'échappèrent : ce voile sur les faïences,

Cette fine lézarde à la base d'un mur,

Un fade reflet dans sa blonde chevelure,

La lente invasion de ces vers électriques

Qui avalèrent les mouvements des portiques,

Qui ligotèrent les traverses, les éclisses

Mettant sournoisement mon sentier au supplice,

Momifiant mes rails, les remblais, les aubines,

Affublant de froideur le ventre des cabines

Et teintant ma nature – imperceptiblement-

Du poison rouille et or de son étouffement.

Mon écrin perdit son panache cotonneux,

Ses plaintes, ses crachats, son buste charbonneux :

De livides crochets crépitant d'étincelles

Avaient destitué ma sage demoiselle.

Mes rayons n'étaient plus que des coursiers véloces,

Des javelots glacés, sarcophages atroces

Déchirant les labours de vives cicatrices,

De sous-bois, de vallons offerts en sacrifice.

Le quai n'était plus qu'un talus de meurtrissures

Plus de cisaillement tremblant sur mes chaussures.

Les marées se heurtaient d'une épaule pressée

Sous les tourments osseux des ramures gercées.

Plus de grâce ! Plus de capeline, d'ombrelle,

De sourire fugueur de quelques jouvencelles !

Le siècle avait vaincu les regards ébréchés.

Les sublimes blés d'or avaient été fauchés.

Dans un épais brouillard comme ultime linceul

J'entendis s'effondrer mon fidèle tilleul.

 

                                                            Lyon, Septembre 2014

Signaler ce texte