Spleen du Riveur
Grégory Parreira
I.
Je connaissais par cœur ce quai, ces bâtiments,
Le parcours quotidien des blonds cisaillements
Du jour que le tilleul semait sur mes chaussures,
Ces célestes reliefs, fines éclaboussures
De feu qui dérivaient au gré de la pendule
En saupoudrant mes murs de blanches particules.
Je savais les échos, les murmures les chants
Qui rosissaient au soir les naseaux du couchant;
L'aube et ses perles d'eau -ensorcelants effluves-
Apprêtant pas à pas la nature aux étuves
De juillet. De ma coque étriquée j'embrassais
Les remparts de ballasts, les infimes abcès
De mousse qui suivaient la traîne des averses,
Ces herbes défiant la rigueur des traverses.
Je prisais chaque jour le cycle fabuleux
Des lances du soleil, ces ballets onduleux
Dont les angles collaient avec précision
Aux écoulements du quai, aux submersions
Des nuées en partance; ombrelles, mousselines,
Dentelles, canotiers et tendres capelines
Tapissaient mollement les dalles de granit
De mon fidèle écrin: essaims de clématites,
Mosaïques d'éclats, culbutes de valises,
D'étoffes, de couleurs frémissant sous la brise.
J'apercevais, parfois, dans ce tumulte ardent
La foudre d'un regard, le sourire envoûtant
De cette nymphe blonde -ô troublante pépite!-
Dont les déluges d'or ingéraient le zénith.
Mon décor se cabrait sous les houles humaines
Et quand le quai enflait, craquelant, l'abdomen
En avant, la grimace exsangue et vultueuse
La bête s'immisçait lourde et majestueuse.
Un parfait funambule ! Un iule d'acier
Qui semblait dérouler sur le fin balancier
De mes filins d'argent son immense carcasse ;
Son ventre impétueux, ses entrailles de crasse,
Ces souffles nébuleux qui battaient la mesure
Versant des tremblements sur la frêle encolure
Du tilleul. Au sol, mes esquilles de soleil
Papillonnaient. Moi, je contemplais la merveille :
Ma gare, mon émoi, ces fers de démesure
Qui se glissaient sous les drapés de la nature.
La bête ponctuait ses soupirs aux borées
De moutons de vapeur lâchés vers l'empyrée.
Ainsi fusait ma vie, mon antre, ma nacelle,
Mes jours s'amoncelaient dans un grand carrousel,
Mes rangées de rivets, panaches argentés,
Marées de voyageurs aux capes éventées
Lancées vers l'horizon des océans lointains,
Vers les sommets de glace ou les toits byzantins.
Ainsi se balisait mon bosquet familier
Dans l'exquise torpeur des cycles réguliers,
Quand les miroirs d'hier soufflaient ceux de demain,
Quand rames et soleils trottaient main dans la main,
Quand la bête humaine aux vertèbres argentées,
Dans toute sa lourdeur, son animalité
S'ébrouait en crachats de vapeur, de visages
Avant de conquérir quelques nouveaux rivages.
II.
C'est sans doute aveuglé par mon insouciance
Qu'ils m'échappèrent : ce voile sur les faïences,
Cette fine lézarde à la base d'un mur,
Un fade reflet dans sa blonde chevelure,
La lente invasion de ces vers électriques
Qui avalèrent les mouvements des portiques,
Qui ligotèrent les traverses, les éclisses
Mettant sournoisement mon sentier au supplice,
Momifiant mes rails, les remblais, les aubines,
Affublant de froideur le ventre des cabines
Et teintant ma nature – imperceptiblement-
Du poison rouille et or de son étouffement.
Mon écrin perdit son panache cotonneux,
Ses plaintes, ses crachats, son buste charbonneux :
De livides crochets crépitant d'étincelles
Avaient destitué ma sage demoiselle.
Mes rayons n'étaient plus que des coursiers véloces,
Des javelots glacés, sarcophages atroces
Déchirant les labours de vives cicatrices,
De sous-bois, de vallons offerts en sacrifice.
Le quai n'était plus qu'un talus de meurtrissures
Plus de cisaillement tremblant sur mes chaussures.
Les marées se heurtaient d'une épaule pressée
Sous les tourments osseux des ramures gercées.
Plus de grâce ! Plus de capeline, d'ombrelle,
De sourire fugueur de quelques jouvencelles !
Le siècle avait vaincu les regards ébréchés.
Les sublimes blés d'or avaient été fauchés.
Dans un épais brouillard comme ultime linceul
J'entendis s'effondrer mon fidèle tilleul.
Lyon, Septembre 2014
Vraiment pas mal, merci :)
· Il y a environ 9 ans ·Mario Pippo
très beau texte Grégory ... Les sublimes blés d'or avaient été fauchés
· Il y a environ 9 ans ·Marie Guzman