Spoune

Gaetan Serra

On l'aimait bien, mon frère et moi, notre nounou. C'était une jeune fille extraordinaire. Elle venait d'Angleterre et elle parlait couramment trois langues. Au départ, nous en étions fiers car nous étions les seuls à avoir une baby-sitter qui soit d'origine indienne dans le quartier. Dans la ville peut-être même, voire dans la région. C'était la classe et on fanfaronnait. Certaines remarques déplacées des gens ne faisaient qu'accentuer notre désir d'originalité.
Passé l'aspect exotique de la chose, nous avons découvert en elle la grande sœur que nous n'avions jamais eue. J'étais l'aîné et j'étais heureux d'avoir enfin quelqu'un au-dessus de moi. Elle avait les dix-sept printemps de Bombay. Je n'avais pas vraiment besoin d'être gardé - j'avais douze ans à l'époque - mais mon frère n'en ayant que six, mes parents avaient jugé bon de faire appel à elle. Elle ne me surveillait pas, mais elle m'écoutait religieusement. Je pouvais tout lui dire, elle m'apportait une épaule. Je pouvais faire toutes les bêtises du monde - et dieu sait toutes celles que mon frère a faites ! - mais un regard d'elle et on redevenait tout mous, comme des bonbons piquants qui d'un coup auraient perdu leur acidité. A chaque fois, je me disais que ça pouvait être le pouvoir de Vishnou ou je ne sais pas quoi qui devait être à l'origine de mon état.
Vu la proximité que nous avions avec elle, nous jouissions d'un pouvoir que mes parents n'avaient pas. Ils la nommaient Darika, comme c'était son prénom de naissance, et nous deux l'appelions Spoune, comme tous ses vrais amis le faisaient.
À l'approche de mes treize ans, je me suis rendu compte que je lui posais de plus en plus de questions, mais que je le faisais de façon très égoïste. Elle savait tout sur moi, mais je ne savais que très peu de choses sur elle. Où étaient les autres indiens de sa communauté ? Pourquoi était-elle toute seule ? Où étaient son père et sa mère ?
Elle m'a tout de suite vu arriver avec mes gros sabots et elle a esquivé les réponses. Mais j'avais appris depuis tout ce temps à comprendre ses réactions et à savoir comment contourner les difficultés. J'ai pris mon mal en patience et j'ai travaillé, travaillé … jusqu'à ce qu'enfin, j'aie les informations que j'attendais. Ou en tout cas, jusqu'à ce qu'enfin, elle décide que je sois assez grand pour pouvoir les entendre.
Le jour de mon anniversaire, j'avais clairement demandé à mes parents de pouvoir faire la fête avec mes amis sans que je sente ni leur présence ni celle de mon frère. Ils acceptèrent à la seule condition que Spoune soit là pour chaperonner l'ensemble. Je savais qu'elle resterait en retrait et qu'elle ne nous embêterait pas. Elle s'occupa même de nous aider à préparer et à ranger, alors que rien ne l'y obligeait.
Après la fête, ma famille n'étant toujours pas rentrée de son escapade, j'eus le privilège de rester seul avec elle. Elle était étonnamment silencieuse, comme perdue dans ses réflexions. Il fallait que je trouve quelque chose pour rompre le mutisme.
- Spoune, quand tu penses, tu penses en quelle langue ?
- Je ne sais pas, je ne me suis jamais posé la question. En anglais, je pense, c'est quand même ma langue maternelle, celle que j'utilisais tous les jours à l'école.
- Pourquoi tu restes ici ? Je veux dire … pourquoi tu ne retournes pas en Angleterre ?
- Disons que j'ai pris la décision de partir.
Elle continuait à ranger machinalement sans me prêter grande attention. Cela me chagrinait et m'intriguait en même temps. Mais je ne pouvais pas la forcer à me parler. Si elle ne le désirait pas, c'était ainsi. Je n'étais encore qu'un pauvre petit garçon à côté d'elle, un gamin, même si je venais de gagner une année supplémentaire, elle en garderait historiquement cinq de plus que moi.
- Alors comme ça, tu as treize ans ?
C'était une question avec réponse intégrée. Cela ne lui ressemblait pas de ne parler pour rien. Elle était toujours percutante.
- À ton âge, j'étais heureuse en Angleterre, tout me semblait bien simple à cette époque. On préparait même un voyage pour aller marier Mayur, un lointain cousin en Inde que je connaissais pas. Tu as déjà entendu parler des mariages forcés ?
Oui, j'en avais déjà entendu parler mais je croyais que ce n'étaient que des histoires. Selon moi, cela ne pouvait pas être la réalité du monde tel que je le connaissais.
Le climat de confiance était instauré et je vins m'assoir juste à côté d'elle, dans la pénombre de la salle encore en désordre.
- Quand nous sommes arrivés à l'aéroport, j'ai bippé en passant sous le portique. J'ai dû aller vider le contenu de mes poches devant mes parents, mais la machine continuait à sonner. Les autorités ont cru alors que je cachais quelque chose de suspect. Une femme policier m'a alors emmenée seule dans une pièce afin de me fouiller. C'était la règle, c'était comme ça.
- Pourquoi est-ce que ça sonnait alors ?
- Mes amies m'avaient parlé de ces mariages arrangés, et j'étais persuadée qu'en réalité, il ne concernait pas un de mes cousins. Je n'avais à ma connaissance aucun cousin de ce nom. Pire, je pensais que ce Mayur allait devenir mon époux. Je devais quitter mon père et ma mère, et le faire précipitamment si je ne voulais pas être mariée de force, à ton âge, loin de chez moi, sans qu'on me demande mon avis. Alors j'ai fait le nécessaire pour me retrouver seule avec un policier, sans la présence de mes parents. Avant de partir, j'avais glissé une cuillère dans ma culotte.
Pour le coup, c'était moi qui ne disais plus rien. La brèche était entrouverte, le petit frère que j'étais était à cent lieues d'imaginer les épreuves qu'avait traversées ma sœur.
- J'ai reçu l'aide de personnes qui m'ont fait passer en France, et après on m'a recueillie ici. Voilà tu sais tout.
Je venais de comprendre pourquoi Darika était Spoune. Ses intimes devaient probablement connaître l'histoire, mais je n'étais encore qu'un pré-adolescent et je ne pouvais imaginer que ce tas de tendresse ait vécu tout cela. Je finis de ranger la pièce dans un état second alors qu'elle avait l'air de reprendre du poil de la bête.
Malheureusement, ce fut une des dernières fois où Spoune vint me garder à la maison. Elle a pris congé auprès de mes parents, qui ne savait au final rien d'elle. Je crois qu'elle a obtenu une bourse pour aller à la faculté. Je n'ai plus jamais eu de ses nouvelles, ce qui m'a profondément blessé. Mais je ne lui en voulais pas, c'était comme ça. Ainsi, je ne comprenais que trop bien ce que c'était que d'être obligé de rompre avec les siens.

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